La belette qui tete

Ses yeux   virevoltent toisant chaque clients,  chaque serveurs et  ont déjà  pris la mesure de l'environnement du bar.  Quand elle prend place,  ce n'est pas  par hasard  mais bien de façon  à surveiller  la porte et les clients tout  en ayant la possibilité de filer  rapidement par une fenêtre ou par la porte en cas d'embrouille.  Et si d'aventure, elle avait à se battre, elle avait ses poings et les baguettes effilées qui tressait sa chevelure d'ivoire. Il n'est pas utile  qu'elle s'implique après tout, elle n'est pas la videuse de ce bar "La belette qui tete" mais il valait mieux être prête.  Gillian renifle  en se calant contre le dossier, déjà en train de lire   sans en avoir l'air les joyeuses affiches de belettes placardées  aux murs  qui indiquait les noms des boissons  servies par le bar.

Un serveur l'interroge  sur sa boisson, elle répond qu'elle souhaite un "La bête"  ambrée, curieuse de connaitre le breuvage spécial de ce bar et demande la permission de fumer. Le serveur  confirme qu'elle peut alors l'ex-douanière sort de ses poches un cigare et l'allume avec un briquet bon marché. C'est son vice désormais depuis trois ans avec l'alcool. Une manière de supporter ce qu'elle a vécu  il y a trois ans. De l'eau a coulé sous les ponts mais le souvenir reste  vivace bien qu'atténué grâce à la chaleur de Karma.

A nouveau, elle englobe  du regard  la salle, reprend une bouffée en attendant sa commande. La mort de son Kao Cyrille aux mains d'un truand. Les six cadavres qu'elle avait laissé à Valentia  malgré un coup de poignard dans le dos. Les fausses accusations lancées contre elles  monnayées par le cartel qu'elle surveillait depuis quelques temps. Intellectuellement, elle admettait que certaines étaient vraies  mais elle l'avait toujours fait dans l'optique de combattre les trafics de drogue. Cela ne l’empêchait pas de se sentir trahie.  

Quand le serveur revint,  elle lui demande quelle est la musique, il lui répond "A Dance with weasel" d'Edward  Titch écrite en 69 ADD. Un sourire fleurit sur son visage alors qu'elle avoue ne pas le connaitre. Il fut un temps ou elle avait soif de connaissance et obsédée par les histoires de ses oncles. Maintenant,  sa curiosité s'est  petit à petit amenuisée  depuis qu'elle avait appris qu'elle pouvait lui couter la vie. Les bonnes questions voilà ce qui était important, elles amenaient des bonnes réponses.  Le serveur repart  servir un autre client dans la salle et elle sirote  le liquide ambrée, le savoure  sur son palais désormais  habituée à ces liqueurs.

Un nouveau venu entra.

Il lit le nom du bar avant d’y entrer, ricane tout bas… La Belette qui Tête, l’allitération le fait immensément rire intérieurement même si ce n’est pas visible sur son visage.
Suu est un homme sérieux après tout. Il faut bien qu’il le montre autant de possible s’il veut espérer se faire embaucher comme chauffeur par un type du coin, si possible pas trop ivre histoire qu’il ne vomisse pas dans le speeder. C’est la raison pour laquelle il décide de zoner dans un bar en attendant le messie.

Il entre donc en poussant la porte puis en manoeuvrant à une main pour se laisser passer. Les types valides ne se rendent pas compte de la difficulté que représente un simple verre dans une taverne. Ils ont bien de la chance d’éviter les deux-cent obstacles entre lui et un verre.
Le serveur qui jette un regard vers lui semble soudain prendre en compte ses besoins, et se dirige vers lui pour indiquer une table accessible. Et puis occupée aussi. Le chauffeur taciturne serre donc les dents, passe commande d’un jus de fruits tout sauf alcoolisé, et roule de nouveau vers l’avant.

Petit freinage maîtrisé, hochement de tête. Il ne veut pas s’imposer mais c’est pas comme s’il pouvait aller boire au bar, hein.

- Je vais devoir vous ennuyer le temps de la soirée, madame. Tout le reste est pris ou trop grand pour moi.

Sa main gantée se tend entre eux, poliment.

- Suu. Enchanté.

Un homme en fauteuil roulant. La trentaine. Cheveux noirs négligés. Idem pour la pilosité faciale. Yeux bruns-blancs. Nez court. Menton très prononcé. La taille ? Plus difficile à estimer engoncé comme il est dans son fauteuil. Gillian en déduisit que c'était peut-être un accident qui lui avait fait perdre le contrôle de ses membres inférieurs pour un tel laisse-aller.

Je m'apitoie sur mon sort sans jamais penser que ça aurait pu être pire , songea-t-elle presque dégouté de son verre de "La Bête" par la culpabilité et la honte qu'elle ressentait. Elle en a bavé, c'était sur, mais moins ce type-là qui devait en baver tout les jours dans son quotidien. L'ex-douanière concevait mal comment il s'y prenait pour affronter chaque matin ni ou il trouvait cette force-là.

Le serveur en revanche paraissait désemparé, sans doute peu habitué à voir des clients aussi lourdement handicapé. Il finit cependant par se débrouiller et indiquer SA table. Un petit soupir discret lui échappa, peu sincère car sa curiosité attendait impatiemment de découvrir ce qui donnait à l'inconnu une telle force d'avancer. La sienne était différente.

Appelle-moi Gillian. Madame... Elle fit une grimace qui fit légèrement saillir les fines cicatrices qui lui avait été infligées par son maitre d'armes et de corps à corps. Inconsciemment, elle tendit sa main gauche à laquelle il manquait partiellement son petit doigt. Elle serra la main gantée. ne me parait pas appropriée. ça devait être un sacré accident ce qui vous est arrivé Suu.

D'accord, pas madame, il note quelque part dans sa tête de faire attention tout en serrant la main de Gillian -il y a un bout manquant, il note aussi mais ne s'attarde pas. Ça va être un peu difficile de ne pas coller sa marque de respect toute faite à la fin de chaque phrase.

- Gillian ce sera alors.

Et des détails sur son accident… ? D'habitude les gens attendent une heure ou deux à loucher sur son fauteuil avant de demander ce qui s'est passé. Pas que ça le dérange de s'épargner les regards pas discrets, c'est juste que ça l'étonne assez pour le faire sourire en biais, mi figue mi raisin. Mi amusement mi résignation.

- Pas si grave que ça puisque je suis en vie, non ? C'était plus bête que dramatique en plus.

Non. C'était grave, ça aurait fait un épisode très triste de roman, encore plus s'il avait eu une jolie poupée prête à courir à ses côtés en pleurant à l'hôpital. Mais ça, c'est pas une histoire drôle à entendre. Il ne va pas la raconter.

- ‘perdu le contrôle de mon véhicule, j'ai foncé dans une maison. Pas de chance, ça a écrasé des trucs dans mon dos. Mais je suis vivant, je peux encore discuter et boire, alors faut pas être triste pour moi, mad… Gillian.

Pas si grave ? Gillian hoche la tete par simple connivence, impressionnée par la philosophie dont faisait preuve Suu. Elle lâche une bouffée de son cigare qu'elle délaisse quelque instant pour siroter un peu son verre de la "Bete". Et avant de parler à nouveau, ses magnifiques yeux bleus océans plongent dans ceux de Suu.

Je ne suis pas triste pour vous, Suu, je vous plains. Je vous envie d'avoir cette force d'avancer malgré l'accident. Cette force vous lever chaque matin et d'accomplir des gestes du quotidien qui sont devenus infiniment plus dur pour vous.  

Elle fait tourner le liquide dans le récipient transparent d'un tour de main en s'adossant à sa chaise. Nostalgie. Amertume. Son regard continue de fixer les yeux de Suu mais ses yeux sont déjà en quête du moindre changement dans la salle pendant qu'elle s'adressait au nouveau venu. C'est une serveuse qui vint prendre la commande de Suu, visiblement l'autre serveur a préféré ne pas s'en occuper. Allait-elle réagir différemment ou allait-t-elle montrer un signe du même malaise qui avait saisi le serveur qui avait accueilli Suu ? Gillian l'ignorait ; elle déchiffrait mieux les intentions menaçantes des gens que leurs émotions.

Bonjour, Bienvenue à la Belette qui tète, vous désirez prendre une boisson ? Un petit en-cas ? La serveuse désigne en évidence d'un coup de stylo l'affiche murale.

Les lèvres de Suu se serrent un peu, ne forment plus qu’une fine ligne qui l'empêche de dire violemment ce qu’il pense de la formulation de la femme en face. Elle ne pense pas à mal, mais je vous plains ça fait mal. Il ne veut pas qu’on le plaigne. Il veut qu’on le voie comme une personne normale.

- C’est pas si dur que ça avec l’habitude. Pas besoin de me plaindre, 'vous assure.

Et puis c’est comme ça, de toute façon, alors même s’il trouvait ça dur il n’a pas d’autre choix que de ramper hors de son lit les matins et de se battre pour juste aller se vider la vessie.
Il reporte son attention sur la serveuse qui a juste l’air pressée de prendre sa commande, et lui grimace un sourire.

- Du jus de peu-importe-sans-alcool, s’il vous plait, madame. Et…

Un coup d’oeil à la carte pour trouver de quoi manger, un autre au verre de Gillian.

- Une assiette de frites pour moi et ma camarade ? Pour éponger votre boisson, Gillian. Et me faire pardonner de voler une moitié de table. J’insiste.

Gentiment. Il insiste gentiment, mais il ne va pas lâcher.

Il insiste dessus. Très bien.  Il ne veut pas qu'on soit triste pour lui ni  qu'on le plaigne. Voilà, ce qui ne fait que confirmer sa volonté de dépasser son handicap. D’être plus qu'un homme dans un fauteuil roulant.  La serveuse semble peu satisfaite  de la réponse de son client.

Du jus d'orange vous irait ?

Elle semble nerveuse comme si elle craignait qu'on lui réponde non.  Prendre l'initiative de décider pour un client  n'est pas  dans ses habitudes.  L'inverse aurait été pire. Gillian  est surprise  qu'il aille jusqu'à  lui offrir une assiette de frites mais ne protesta pas. Ses finances  ne lui permettait guère de faire la fine bouche (et pourtant elle se permettait de s'enfiler des verres d'alcool). Elle boit à nouveau dans son verre en estimant économiser 5 crédits  d'après toutes les cartes murales  bien que l'une d'entre elle semble conserver les traces d'un autocollant.

Je ne dis pas non aux frites. Est-ce que vous aimez la sauce mayonnaise Suu ?  

Mais vous n'aviez pas à vous faire pardonner Suu. songea-t-elle.  Une idée commença à germer dans sa tete. Je ne vous contrôle pas. Je ne vous dirige pas. Vous décidez de ce que vous faites.  

Mais si vous  tenez vraiment à vous faire pardonner,  vous pourriez  peut-être me dire pourquoi j'ai choisi cette place précise ? Prenez votre temps pour répondre en partant du principe que je sais me battre.  

- Jus d’orange c'est parfait, merci madame.

Le nervosité de la serveuse descend d’un cran, et Suu fait même l’effort de lui faire un sourire gentil, presque doux, avant qu’elle ne reparte vers le bar passer la commande et qu’il ne puisse se retourner vers Gillian.

- Pas de mayonnaise, pas de sauce à la tomate. Que du piment.

Ou de la compote. Plutôt du piment, histoire de réveiller ses papilles mortes d’ennuis sur des rations de survie.
Mais là ce qui se réveille, c’est son attention. Et son regard qu’il balade sur la salle, sur les fenêtre, même au plafond pour inspecter les lumières, puis revient à sa camarade de table.

- Il n’y a pas beaucoup de gens qui ne savent pas se battre et qui ont ça.

Il lève sa main gantée, la passe sur sa propre joue là où Gillian est balafrée.

- Donc j’en déduis que c’est pour la porte en face, la sortie à côté. Pas la table accessible par roulettes. Peut-être parce que la lumière arrache moins la rétine ici. J’ai bon ?

Sourire en coin, en biais : il s’amuse.

- Peut-être parce que trois tables à droite il y a un joli garçon.

Il s’amuse même beaucoup, s’il est un peu provocateur.

La réponse de Suu l'amuse en particulier celle sur le beau gosse à  trois tables sur la droite. Gillian reprit une bouffée de cigare avant d'imiter le regard qu'elle pensait qu'une donzelle énamourée prendrait pour regarder son premier amant (un sourire mutin). Elle espérait que c'était plutôt réussi de loucher  exagérément sur l'homme au cheveux verts (probablement une teinture) avec des yeux rouges.

Puis elle regarda Suu  avec un clin d'oeil entendu comme si elle allait lâcher une anecdote sur les qualités d'amants du beau gosse.  (Elle espère toujours que sa piètre interprétation fera illusion  mais on voit bien que c'est pas son truc.)

Par hasard, j'ai choisi la place qui me permet de surveiller tout le bar et me met à l'abri de potentiels tireurs extérieurs.   Par hasard,  il y a une issue de secours à deux pas derrière moi et une fenêtre à trois pas à ma gauche.  Et comme par hasard  j'ai la vision d'un homme aux cheveux verts, les yeux rouges  et un boucle d'oreille sur le lobe gauche...  

- Par hasard, hm-hm.

Suu s'éclate, ce sont les petites rides au coin de ses yeux qui le disent, la manière qu'il a de pencher la tête sur le côté aussi. Gillian n'a pas l'air d'aimer à la folie le type avec un schéma de couleur de fraise des bois mais la manière qu'elle a de sourire essaie de donner l'impression d'un amour adolescent… Ha, sauf si c'est vraiment son premier amour. Si c'est le cas il est désolé pour elle.

- La boucle d'oreille est en trop à mon avis. Et les fenêtres sont pas pratiques pour sortir…

Fait le mec en fauteuil. Dos à la porte. Clairement, s'échapper vite n'est pas dans ses priorités.

- Tu as aussi vérifié les rues autour ou c'est que dans le bar que tu t'amuses ? Mmh… Je dirais que tu vérifies toujours tout. Ce genre d'habitudes c'est tout ou rien.

Encore les rides au coin des yeux, creusées par son sourire en tranche de courge.

- Mais si ça se trouve je me trompe, tu vérifies rien et cheveux verts est l'amour de ta vie. Je t'avoue, fait-il dans un murmure, que je suis pas fort pour le déchiffrement des regards romantiques.

Les risettes au coin des yeux qui s'éclairaient et la tete qui penchait sur le coté dénotait une émotion sans doute positive chez Suu mais Gillian n'était pas sure de mettre le doigt dessus. Elle supposa qu'il riait de sa piètre interprétation, enfin pas à grand renfort onomatopées. Elle ne s'en offusqua pas car c'était le but recherché par sa comédie.

Si j'étais aussi paranoïaque, je serais déjà en train de vous délester de vos vêtements.

Elle ne se précisa pas que cette extrême n'est pas nécessaire, il suffisait de palper les poches et le corps afin de s'assurer qu'il ne portait pas d'arme. Laissant planer le sous-entendu salace.

Et ceux de ton chéri aux cheveux verts.

Après tout, n'était-ce pas lui qui avait déclaré le premier que cheveux verts était beau gosse ? Elle termina son verre et fit un signe au serveur pour qu'il en ramène un nouveau. Les frites commençaient à se faire attendre ce qui l'exaspérait un peu.

Jouer les fausses amoureuses n'est pas mon fort non plus. On est quittes sur ce coup-là.

As-tu eu le temps de d'observer la physionomie du barman ? Et non, ne regarde pas, c'est de la triche !

Le délester de ses vêtements ? Et de ceux de la fraise des bois à la plastique avantageuse ? Le sourire de Suu s’écrase encore plus haut, plisse les ailes de son nez. On ne voit presque plus le brun étrange de ses yeux tant son expression les noie dans sa bonne humeur.

- Alors c’est ça ton idée d’une bonne soirée. Des types nus et non armés.

S’il cachait quelque chose, il le cacherait dans son fauteuil alors le mettre à poil est inutile, mais ça ce sont ses oignons, son petit secret. Même chose pour le spectacle totalement inintéressant qu’offrirait son corps nu. Charlotte aux Fraises sera plus passionnant à regarder pour tout le monde, s’il faut mettre un type les fesses à l’air.

- Pourquoi je devrais regarder le barman ?

Il ne le fait pas, il lève juste les yeux sur la nerveuse serveuse qui lui apporte son jus de fruits.

- C’est juste un barman. Ou pas ? Il a un énorme tarin ? Les yeux vairons ? Une arme pointée sur moi ? Ca je le sentirai. Dis-moi, fait-il en portant le verre à ses lèvres, il a quoi de passionnant s’il veut pas me tuer ?

Clairement,Galwaïn le chauffeur de speeder n’a pas de raisons de s’en faire pour sa survie. Surtout pas dans un bar.

Deux points pour lui. Un tarin plutôt imposant, des yeux vairons. Tu as oublié sa moustache noire bien entretenue, ses cheveux noirs avec des veines d'argent. Et deux grains de beauté sur la joue gauche.

Elle ponctua sa déclaration en pointant sur sa propre joue les emplacements des grains mentionnés. Joue qui par ailleurs était marquée de multiples petites cicatrices. Reprit une bouffée de cigare.

Tu serais étonné. Il pourrait avoir des affaires... louches en sous-main par exemple ou bien être recherché avec une belle prime a la clé. Mais il ne fait pas forcément bon pour la santé de pratiquer la délation auprès des autorités.

Le serveuse repartit pour presque aussitôt revenir avec l'assiette de frites demandé qu'elle déposa devant Suu. Gillian se pencha pour en attraper quelques unes.

Mmmmh... Un régal.

D’un haussement d’épaules fataliste, il chasse l’idée de la délation. Il comprend assez bien la notion de ne pas aller dénoncer les trafics bizarres de son voisin. A contrario et d’expérience, il sait que les autorités aiment bien savoir ce qui se passe… Bref, c’est une situation qui ne l’inspire pas. Et il est pas spécialement du genre à balancer les autres.

- S’il a une prime, tu vas lui tordre le cou ?

Hop, les gants noirs que Suu porte finissent sur la table histoire de lui faciliter l’accès aux frites.

- Mmmh, attends, je joue aux devinettes.

Avec de la patate dans la main et un jus de fruits devant lui. Bravo, on fait difficilement moins crédible. Enfin, il a au moins le regard concentré du type qui essaie de lire des choses sur ses copines de discussion.

- Tu fais pas la chasse à la prime, sinon tu aurais préféré une table seule. Mais tu fais un travail dangereux. T’as les cicatrices pour. Et la mâchoire tendue. Mhhh… Tu fais partie des autorités ? Et il est dans un des fichiers, avec sa moustache grandiose.

Non, à côté de la plaque, mais bien tenté Galwaïn !

Gillian avait cru entendre son cœur rater un battement au mot "devinette". Il y avait toujours une chance qu'il tombe juste ou qu'il soit très bien renseigné à son sujet en dépit de sa fausse identité. Mais la suite la rassura.

Elle applaudit quatre fois avec un semi-ironique et l'expression d'une personne à la fois mortifiée devant tant d'imagination et le soulagement qu'il se soit royalement trompé sur son compte. Puis se morigéna en songeant que manquer de se faire assassiner et officier en tant que garde du corps ne faisait qu'aiguiser sa paranoïa et son imagination. La poussant parfois à imaginer des scénarios rocambolesque qui donnerait des sueurs froides à n'importe qui.

Tu as une belle imagination Inspecteur Suu. En supposant que je le sois, tu crois que je vais le confirmer à la portée des oreilles de n'importe qui ? Une taverne bondée est plus sure pour ce genre d'information qu'un endroit comme la Belette qui tete.

Primo, elle faisait effectivement un travail dangereux,celui de garde du corps, n'hésitant pas à bosser pour des personnes peu recommandables tant qu'elles ne pratiquaient pas le commerce de la drogue. En même temps, elle arrondissait ses fins du mois en expulsant les bagarreurs avinés et les tricheurs des tavernes.

Deuxio, il supposait qu'elle fait partie des autorités alors qu'en réalité "faisait partie" serait un terme plus exact. Et même alors, Gillian n'obéissait pas exactement à la lettre de la loi optant pour des compromis avec les contrebandiers.

Suu rit un peu dès que sa bouche est vide de toute trace de jus de fruits. C’est pas contre la Belette, hein, mais c’est vrai qu’on a fait plus sécurisant comme débit de boissons.

- Cet endroit est sûr pour rien.

Ca au moins, il l’a juste. Mais ça ne l'empêche pas de se goinfrer de frites et de boisson non-alcoolisée en ayant très conscience de son incapacité à fuir très vite ledit endroit pas sûr.

- Donc pour l’instant, je vais continuer à croire que tu es Officier Gillian. Et j’ai jamais été Inspecteur, mais ça sonne bien. Mmmmh, Inspecteur Suu… C’est mieux que Caporal Suu. Je savais que j’aurais dû faire la police. J’aurais eu un super uniforme et j’aurais pu arrêter les trois idiots là-bas.

Il pointe le bout de sa pomme de terre vers une table dans un coin. Fait même un clin d’oeil à Gillian pour le sport.

- T’as vu ce qu’ils font ?

Il est très sûr que oui, qu’elle a vu, qu’elle a répertorié tout ce qui se passe dans ce bouge depuis qu’elle y est. Ca a l’air d’être son genre.

Ah, il avait fait l'armée, en déduisit  Gillian. L'infirme l'amusait avec son badinage sur les forces de l'ordre bien qu'il arrivait aussi  à réveiller des souvenirs qu'elle préférait ne pas ressasser.  Son regard suivit la pomme de terre du regard sans manquer de continuer à prêter attention à la salle de la Belette qui tete. Il voulait attirer son attention sur ce que faisaient les trois hommes ? Connaissait-il l'adage "loin des yeux, loin du cœur ?"

Elle savait très bien ce qu'ils faisaient, ils  inhalaient de la poudre qu'elle devinait aisément comme entrant dans la catégorie de la drogue illicite, buvaient de l'alcool et  s'amusaient à taper sur les fesses des serveuses complètement shootés par ce qu'ils prenaient. Mais ce n'était pas le moment de commencer en faisant une esclandre inutile puisqu'elle avait passé un tuyau anonyme à la police.  Ce qu'elle en ferait de l'information, Gillian l'ignorait mais si elle ne faisait rien... Elle s'en occuperait à sa façon...

Quand on pense au loup... Voilà deux policiers qui entraient vêtus de l'uniforme réglementaire. Qu'allaient-ils faire ? Coffrer les trois types ? Racketter le barman pour leur protection ? Ou tout simplement se détendre ? Rencontraient-ils un informateur ?  Mille suppositions fourmillait dans l'esprit de l'ex-douanière.

Est-tu magicien en plus d’être inspecteur ?  

Tiens, tiens, si quelqu'un les écoutait, il aurait bien mal à comprendre  que ce n'était qu'un jeu de  chat et de la souris et que ni elle ni  Suu était inspecteur.

- Tout à fait. Je fais disparaître les frites et apparaître les poulets.

Ce n’est pas très poli comme manière de parler des forces de l’ordre qui n’ont rien fait de mal… Mais pour la blague, ça vaut le coup. C’est juste pour ça que Suu se permet le jeu de mots.
En fait il s’amuse bien là. Il veut bien faire des efforts de sociabilité, ça fait passer le temps plus agréablement et ça lui permet de regarder vraiment ce qui se passe dans un bar pour une fois. Pas juste de guetter les clients fortunés et trop alcoolisés histoire de les ramener chez eux pour beaucoup d’argent en fin de soirée.

- Et je prédis leurs mouvements. Ils vont ignorer les trois crétins.

Ce qu’ils font, pour aller directement vers le bar.

- Et prendre des bières. Parce qu’ils n’ont pas leurs armes. Ou alors ils fricotent avec le patron, finit-il platement, j’en sais rien.

Sa main se lève pour attirer la serveuse à leur table, refaire le plein de jus de fruits du conducteur responsable, et de…

- Un nouveau verre, m’dame ?

… D’alcool pour Gillian, si elle le laisse faire. A défaut de guetter le bourré, il peut le créer lui-même.

Gillian ne résista pas à la blague, et laissa échapper  un rire sincère bien  qu'elle songea avec amertume qu'elle aurait rentré dans cette catégorie autrefois. Pas mal comme réplique. Et voici le tour du prophète,  mesdames, messieurs, pensa Gillian avec sarcasme en regardant les flics se diriger  vers le comptoir.
Suu ne se trompait pas sur le deuxième point également ; ils prenaient effectivement des bières. En revanche, il venait de gaffer en pensant qu'ils étaient sans armes.  Elle écrasa son cigare dans le cendrier, étouffant les dernières braises et l'y laissa avant de continuer.

Tu viens d'oublier qu'un policier en service a toujours  au moins une matraque ou un taser et une arme de service. Sans doute  à modèle avec des balles plutôt qu'à accumulation d'énergie. Tout ce qu'il faut pour mater les citoyens ordinaires comme toi et moi !

Sur ce, elle fit semblant de l'attaquer avec une poignée de frites comme pour illustrer son propos avant de les avaler.  Pas si ordinaire en fait. Dans une autre vie elle avait été douanière, avec des contacts de l'autre coté de la barrière dans le but de faire tomber des gros réseaux de trafics de drogue.  Devenue gênante, on avait essayé de l'éliminer, tentative qui avait échoué.  Elle fixa d'un regard méfiant sur l'handicapé suite à sa proposition mais son penchant pour les boissons gratuites la fit céder.

Mais quel rustre tu fais  de me proposer un de mes péchés mignons !  

Les sourcils de Suu se lèvent lorsqu’il se fait insulter -ça n’a rien d’une insulte en vérité- de citoyen ordinaire. Quoi ? Comment ? Où est-il si banal ?! Il est louche, il ne fait pas attention à l’être mais c’est le cas, il ne mérité pas de se faire rabaisser au rang des crétins basiques !
Outrage !
Révolution !
Ou alors juste… Boisson. Parce qu’en fait il s’en fiche, Gillian a l’air aussi banale que lui, voilà. Deux idiots bizarres sur la seule table facilement accessible de ce bouge, c’est tout ce qu’ils sont.

- Rustre, à ce point...

Peut-être pas, mais un peu fourbe, ça il l’est. Une main se lève pour attirer le serveur qui n’avait jamais vu de client handicapé avec lui. Lui fait un sourire en tranche de courge quand par les gestes, l’autre idiot a l’air de lui dire de venir commander parce que le fauteuil, duh !

- Ce sera quoi comme pêché mignon alors, Gillian ? Rhum ? Bière ? Cocktail bizarre avec une ombrelle et beaucoup trop de sucre ?

Gillian nota les sourcils relevés de Suu, on aurait dit qu'il prenait mal sa tirade. Ses yeux se plissèrent comme si elle essayait de décrypter la réaction de l'infirme. Elle n'était pas à l'aise pour analyser les émotions mais en revanche, il était évident que le serveur que Suu venait de héler, n'avait aucune formation pour traiter avec les personnes handicapés. L'ex-douanière se fendit d'un commentaire sarcastique.

Il a oublié ses deux jambes quelque part... Résoudre ce mystère de l'univers consisterait à savoir ou. Des idées Suu ? Je pense que je vais reprendre de cette boisson maison, le truc qu'ils appellent "la bete". On en était aux flics non ? S'ils étaient décidés à faire leur devoir, ils auraient coffrés ces types et quoi d'autres auraient-ils faits selon toi ?

Gillian attendait que Suu regarde les caméras, certes en piteux état, elle avait du mal à se convaincre qu'elles filmaient encore mais dans le cas contraire, en plus des témoignages des clients, du dépistage de drogue, cela suffisait largement pour une sanction judiciaire. Le serveur se faisait décidément prier. Elle leva une main à son tour avec des signes d'énervements ostensibles qui le poussa enfin à réagir.

Madame voudrait...

Nom d'une pipe, il ignorait du regard Suu comme s'il se refusait à le voir.

De la bête. , lança-t-elle d'un ton qui ne souffrait pas de discussion.

Pas de s'il vous plait. Ni de Merci.

Bon. Le serveur est officiellement un sale type, décide Suu. Il mérite un coup dans les rotules au moins parce qu’il y a une différence entre bien vivre dans un fauteuil et accepter tout et n’importe quoi de la part d’idiots. Là c’est la seconde situation, et ça ne l’amuse pas du tout, l’ancien militaire.
Genre, pas du tout du tout.

- Je sais pas où mais y’a sa politesse avec.

Son regard pâle foudroie l’autre pauvre crétin. S’il pouvait lui faire des trous dedans…
Mais il ne peut pas. Par contre quand il s’approche, il peut claquer assez fort le dos de sa main sur le poignet du barman qui l’ignore. Le glapissement outré vaut presque réparation pour la vexation que ressent le chauffeur de speeder.

- Et un jus de pomme pour le monsieur qui paie.

Ca gronde, dans la voix de Suu, ça sort bien du fond de la gorge en un roulement absolument menaçant. Il trouve étrange de retrouver si facilement son ton de hyène, mais si c’est utile il n’a qu’à mettre de côté les considérations idiotes qui viennent avec la démonstration de méchanceté partielle.
De toute façon le serveur repart. Il n’a qu’à recommencer à jouer avec Gillian pour s’occuper le cerveau.

- Okay, alors les flics. Ils aurait vérifié les violations des règles d’hygiène j’espère… Le sol est dégoûtant. Et que personne d’autre ne traîne de drogue dans ses poches j’imagine ? Mais je préfère l’option hygiène.

Gillian médita la réponse, tout en tenant compte du fait qu'elle avait mal formulé sa question. Une erreur qu'elle n'aurait pas du commettre. Elle avait pensé aux suites des arrestations des trois types négligeant les autres pistes de réponses que pouvait proposer Suu tel l'éventualité de la violation des règles d'hygiène en vigueur pour les tavernes d'Esperanza. Il était plus que probable que les flics soient des habitués et qu'ils couvraient les manquements à la loi du patron de l'établissement et des clients.

En revanche, les fouilles des clients, la saisie de la vidéosurveillance et la fermeture de l'établissement auraient été de mise si les policiers avaient arrêtés les trois drogués. On pouvait ajouter d'autres chefs d'accusation cette fois-ci à l'encontre des policiers puisqu'ils n'avaient pas réagi à l'odeur de la drogue. Peut-être considérait-il que leur pause passait avant leur devoir mais Gillian en doutait fortement.

Effectivement, ils devraient vérifier ce premier point et le deuxième mais ils ne le font pas. Pourquoi à ton avis ? A leur place, j'aurais aussi fermé le bar, saisi la vidéo-surveillance si j'étais un policier soucieux de la loi. , acheva-t-elle tout en suivant les faits et gestes des flics.

Puis la petite idée se fit jour dans la tete de Gillian qu'elle s'y serait peut-etre prise autrement. Pour savoir d’où venait la came qu'ils fumaient par exemple. Et parfois faire des histoires ne servaient qu'à vous peindre une cible rouge sur le dos et d’être visé par une organisation du crime.

- Officier Gillian, tu serais un policier beaucoup trop respectueux de la loi. C’est mauvais pour la santé.

Il pointe de la pomme de terre un des deux agents de l’ordre, désignant sans aucune pitié le plus âgé.

- Regarde, il doit avoir des enfants. C’est fragile, ces petites bêtes, il ne doit pas vouloir qu’on vienne les ennuyer à l’école pour avoir cherché de la drogue sur des gens qui n’aiment pas être dérangés.

En voilà une explication sensée, monsieur Galwaïn. Il faut croire que faire la grosse voix a aussi remis son cerveau en état de marche.

- A leur place…

Il se désintéresse des policiers pour retourner à Gillian, essayer de deviner sa situation familiale. Ce n’est pas très sympathique. Et puis sa réflexion comme quoi clairement elle n’a pas une tête à avoir une famille n’est pas beaucoup plus gentille.

- … Tu n’aurais pas eu ce soucis. Moi j’aurais juste pas pu courir derrière les fuyards, j’aurais fait exactement comme nos camarades poulets-frites. Pris une boisson et ignoré. Déçue ?

Qu’il demande avec un clin d’oeil faussement joueur.

Touché. C'est effectivement mauvais pour la santé, pour la santé de sa famille et de ses proches de s'aventurer sans précaution particulière à ce genre de chose, on ne savait pas sur quel genre de prédateur, on tomberait ensuite. Voilà pourquoi il faut lâcher du lest au crime. Gillian se resservit un peu dans le plat et grignota du bout des lèvres en réfléchissant

Il faut prendre en compte le système en Dorado. Sur d'autres mondes, ils l'auraient faits sans aucun souci de représailles. Ici, tu as intérêt à savoir ce que tu fais et de couvrir tes arrières avant de mettre le pied sur la mine. Sinon boum. Bye bye. , dit-elle avec une grimace. Il avait touché juste bien qu'elle aurait aimé avoir des enfants et peut-etre un compagnon, c'est ce qui trahissait une expression de regret sur son vision et une main passée sur son ventre.

Sa carrière avait été exigeante et la nécessité d'éviter que ses proches soient victimes de représailles l'avaient forcée à négliger les conquêtes amoureuses et à s'en tenir à de strictes amitiés. La majorité de ses relations lui avaient fournie informations en échange d'une certaine cécité de sa part sur leurs petites affaires. Monnaie dont elle ne disposait plus aujourd'hui.

J'aurais été déçue que tu décides de jouer au héros et que tu te fasse tuer Inspecteur Suu. Perdre un coéquipier est toujours une tragédie. Heureusement, que tu es raisonnable et que tu me laisses faire le boulot de servir de cible.