109 - La Bataille de la Manzana

« ... De Tierès es un JODIDO idiota ! » De l'autre côté de l'écran de communication, le Colonel Ángela de Botello fulminait et, bon gré mal gré, je lui offrais un sourire qui n'était qu'à moitié compatissant. Après tout, ce n'était pas elle qui allait devoir affronter le gros de la flotte trinitaire.

« Ce qui est fait est fait, Ángela », débutais-je, prudente. « Désormais, nous n'avons pas vraiment d'autre choix que d'assumer ceux du Général, et de défendre la station. » A mes côtés, plusieurs têtes hochèrent, approbatrices. Nous étions quatre dans la salle, plus deux participants à distance pour cette réunion officieuse de préparation.

A ma gauche, le Commandant Talya De Salvez n'avait de cesse de remuer sur sa chaise, signe plus de sa frustration que d'un stress quelconque. Mon commandant de pavillon n'était pas plus ravi que le Vizcondes De Botello à l'idée d'affronter la masse trinitaire en approche, ni même que son second, présent à son côté. A l'autre bout de la table se trouvait le Lieutenant Giuseppe Echevarría, un émérite navigateur qui, à plus d'une occasion, fit la joie de son Colonel.

« Comme je vous l'ai déjà exposé, nous n'avons pas vraiment l'opportunité de réaliser un assaut de front ; encore moins ici qu'à l'accoutumée. Aussi ai-je pris la décision de travailler à un plan plus qu'audacieux : un barrage de T en étoile. »

« En étoile, madame ? », s'enquit prudemment De Salvez, un sourcil perplexe haussé bien haut.

« En étoile », confirmais-je. « Giuseppe, affichez le plan du système, je vous prie. » S'exécutant, le Lieutenant activa à l'aide d'une simple commande la table holographique qu'une caméra retransmettait à l'attention d'Ángela. « D'après les calculs du Lieutenant Echevarría », reprenais-je en lui jetant un regard approbateur et un bref sourire, « la force trinitaire devrait arriver d'ici trois heures et vingt minutes, s'ils choisissent un vecteur zéro-zéro constant ce qui est peu techniquement peu probable. Par pessimisme, nous conviendrons néanmoins que ces chiffres sont les bons. »

J'offrais un hochement de tête implicite au Lieutenant, et il poursuivit. « S'ils continuent sur leur course actuelle et si nos données sont correctes, ils devraient apparaître depuis un vecteur 180-90. » Le vecteur, comme nous en avions pris l'habitude, était calculé selon la trajectoire entre l'étoile la plus proche et la station de la Manzana. « ... et compter une quarantaine de bâtiments de tailles diverses, mais nos éclaireurs n'ont détecté qu'un seul cuirassé. Le reste est composé d'un mélange de frégates, corvettes à soixante pourcents, et de sloops pour les quarante restants. »

Soupirant, le Colonel de Botello prit la parole. « Madame, qu'avez-vous en tête, exactement ? »

« Eh bien, disons simplement que j'espère que vous n'avez pas peur du noir », répondais-je, les traits malicieux.

Je me détends sur mon couchage,bien tranquille  après mon entrainement  avec des hommes de la section d'abordage. Et j'écoute une fable de La Fontaine,  Le lion s'en allant en guerre.Encore un  cabrons de trinitaire    dans ma  play-list de chanson me direz v's ?Pourtant, elle provient  d'un lointain passé, j'suis pas historien mais m'a semblé qu'y étaient pas aussi fou de Dieu à cette époque-là.

Le lion dans sa tête avait une entreprise :
Il tint conseil de guerre, envoya ses prévôts,
Fit avertir les animaux.
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise :


Je me fige de stupeur et enlevai  prestement mes écouteurs quand la  lumière  vira au rouge.  Le capitaine  avait une annonce à faire. C'est important.

Avis à tout l'équipage.   Une flotte  trinitaire  vient de pénétrer dans le système et  devrait arriver à portée d'ici trois heures et vingt minutes. La décision a été enfin  prise d'engager le combat.Madgalena de la Torreda.Terminé.    

Je tique sur le choix  de mot. "Enfin", une subtilité qui en disait long sur la frustration du pacha.  Ce qui signifiait que l'administration à plusieurs voix  avait encore  frappé. Je regarde  mon lecteur  et me demandais   si c'était une coïncidence que cette chanson passe au même moment.  Puis me renfrognais. Encore une confrontation  en soit-disant "temps de paix".  Le nombre de vaisseau n'était pas précisé,  je ne le saurais qu'à  la fin de la bataille si j'y survivais.J'attrapais  alors mes armes et mon bouclier personnel  pour vérifier leur état.

« ... et vous êtes certaine que ça va marcher ? » Si mon froncement de sourcils rendit soucieux le Second du Commandant De Salvez, mon absence de réponse durant de trop longues secondes, appuyées d'un silence de mort, le fit déglutir.

« En toute honnêteté, non », répondais-je enfin, sur un ton bien plus calme que ne s'y attendaient les invités de cette réunion de planification tactique. « Je n'estime nos chances de succès qu'à trente pourcents, tout au plus. Mais de toutes les autres éventualités que nous avons envisagé, c'est celle que j'estime être la plus fiable. »

De Botello, depuis le centre de commandement de la Manzana, la station spatiale du système, se tenait le menton. « Dans ce cas, je pense qu'il serait profitable que mes hommes participent aux abordages, et intègrent donc provisoirement l'équipage de vos navires, Mia. »

C'était une bonne idée. Si notre plan fonctionnait, les trinitaires n'auraient de toute façon pas l'opportunité d'aborder la station. Je sondais les personnes présentes, qui hochèrent la tête, en raison à la question implicite, avant de suivre leur mouvement.

« Bien. Dans ce cas, faites placer les vaisseaux en vecteur 180 sur plusieurs cercles concentriques parfaits. Je veux que chacun d'entre eux soit caché derrière les émissions de la Manzana. Giuseppe, faites passer l'ordre aux capitaines. Et je veux que les équipages soient au fait de l'embuscade en préparation, que tout système non nécessaire soit coupé, à l'exception des générateurs d'environnement et de gravité. »

J’achevais le nettoyage de la lame en mono-filament et  commençais à en affuter le tranchant, en meme temps  j'me demande ce que font mes  subordonnées et mes collègues sous-officiers de leur temps.  Une fois terminé, je  soupèse l'arme  et en teste les mouvements   dans la mesure du possible dans l'espace exiguë de ma cabine. Satisfait, je la rengainait  dans son fourreau et  m'attaquait au pistolet  que je savais peu utile en cas d'abordage et par conséquent que je maniais sommairement.  Néanmoins, je conservais l'habitude de le vérifier.

Nouvelle alerte rouge.  Encore une annonce. Je  continue mon nettoyage mais j'écoute attentivement assis sur mon lit.

Je viens d'accuser la réception de nouveaux  ordres.  Nous allons nous placer derrière  les émissions de la Manzana  et nous couperons tout à l'exception des générateur d'environnement et de gravité.  Nous allons faire  un petit cadeau de bienvenue aux trinitaires. J'espère qu'ils l'apprécieront à sa juste valeur.

Une bouffée d'hilarité me prit, me faisant sourire.  J'sais ce que veut dire le capitaine.  Une embuscade.  Je me mis à fredonner un vieil air impérial en me levant pour passer la ceinture avec mes armes autour de mes hanches. Plus que le bouclier à vérifier et je descends faire une ronde.


Gloire, gloire, couronne de la Patrie,
souveraine lumière
que l’or soit sur ta bannière.
La vie, la vie, futur de la Patrie
qu'à tes yeux est
un cœur ouvert.
Pourpre et or : drapeau immortel
en tes couleurs, ensemble, sont la chair et l'âme.

Tout était prêt, ou presque. Les rares vaisseaux encore en mouvement achevaient leurs manœuvres complexes pour se mettre en position. La majorité, prête depuis moins d'une vingtaine de minutes, commençait à lentement diminuer ses émissions énergétiques. Tout commença par les senseurs, qui devinrent muets, rendant aveugles les vaisseaux. Suivirent les systèmes d'armement et de ciblage, les générateurs auxiliaires qui firent rendre l'âme aux lumières principales, vite remplacées par les quelques loupiotes aux couleurs rougeoyantes mais sommaires.

Vint ensuite la climatisation, et certaines zones ressemblèrent à de vagues fours, à tel point que même les rivalités entre hommes d'abordages et mécaniciens n'avaient plus court, les premiers plaignant sans hésiter les seconds. Puis, finalement, les systèmes principaux furent tous coupés, et toute communication hors du pont de commandement était désormais impossible. Sur celui-ci, De Salvez faisait les cents pas autour du seul poste de communication encore ouvert : celui qui utilisait les ondes courtes, à destination de la station. Car celle-ci était notre aubaine : bouclier, elle était aussi nos yeux, notre bouche.

Les officiers présents, de l'Etat-Major comme du cuirassé, se terraient tous dans un silence pesant. Suants à grosses gouttes, plus d'un avait demandé l'autorisation de retirer sa veste, mais nombre d'entre eux transpiraient non pas à cause de la chaleur des lieux, mais de la tension qui régnait avant un combat.

Encore une heure à tenir.

Je continue de chanter  en examinant soigneusement mon bouclier  personnel et constatait qu'il mettait plus de temps à  s'activer. Il faudra que je passe à l'armurerie pour le faire réparer après la bataille.Si je suis toujours en vie. On ressent toujours ce sentiment  indicible que la mort nous attend peut-être  dans ses filets quand les trinitaires ouvriront le feu sur nous. Stressante comme idée non ?

J'accroche mon bouclier à ma ceinture et regarde ma montre pour connaitre le temps qu'il reste avant que la fête commence.  Il est temps de quitter la chaleur étouffante de ma cabine pour aller rassurer les gars.  En me déplaçant dans les coursives illuminés par une inquiétante rougeur, je croise plusieurs hommes et femmes qui  semblent tendus. J'm’arrête, discute avec eux  pour éloigner de leur esprit le spectre des combats à venir.   J'leur dit  de ne pas s'inquièter, que ces cabrons de trinitaires   auront un aller simple  pour leur  "Dieu d'amour".

Mais j'ai beau  afficher le contraire, j'redoute comme eux la phase  d’échange de coup de canon. On pouvait toujours avoir de la malchance et se subir des frappes là ou ça fait mal. Et la sueur merdia.

« Toujours rien, Colonel de Botello ? », s'enquit le Commandant De Salvez.

« Rien, Capitaine. Nos radars n'affichent que le vide de l'espace. » La voix d'Ángela résonnait sur le pont de commandement via l'unique et seule radio à ondes courtes dont disposait le navire ; après tout, c'était devenu inutile, avec les nouvelles technologies de communication dont s'étaient étoffé l'Empire ces derniers siècles.

De Salvez grommelait, continuant une danse de milliers inquiets de pas que, bientôt, tous les officiers présents connaîtraient par coeur. « Je n'aime pas ça, Colonel », me dit-il soudain. « Ils ont bientôt une heure de retard ; même avec une flotte volumineuse, ils n'auraient pas besoin d'autant de temps pour nous rejoindre, sauf s'ils préparaient un sale coup. Pensez-vous qu'ils auraient pu rebrousser chemin ? »

« S'ils avaient voulu rebrousser chemin », répondit Giuseppe à ma place, « ils n'auraient sans doute pas détruit ou capturés nos éclaireurs. »

« Et si j'avais voulu votre avis Lieutenant je vous l'aurais demandé. » Le ton du commandant était sec, mais bien vite il secoua la tête et prit un air contrit. « Désolé Giuseppe, je suis un peu à cran. »

« Nous le sommes tous, Commandant, nous le sommes tous », fis-je en réponse à sa remarque. « Mais nous ne pouvons pas simplement laisser tomber parce qu'ils sont moins dégourdis que ce à quoi nous nous attendions. Au contraire, j'y vois même un bon signe. »

Bordel, je regarde ma montre  et ça  fait deux heures  qu'on attend tout système coupé.  Au moins on est tous dans l'meme bateau à suer sans la climatisation. J'me demande quand le feu d'artifice va commencer.  

Quand ça va commencer ? M'tarde de me battre contre ces salauds !

Aucune idée, j'suis pas dans les p'tits papiers du capitaine et pis, p's de com avec les autres sections.  On v'pas agiter un chiffon rouge aux fondus de la cervelle.

Je tapote consciencieusement ma tempe  droite  avec un doigt tout en ayant à l'esprit  les images  d'abordage de vaisseau trinitaire auquel j'avais participé.  Un  vrai cauchemar.  

Aye Adjudant. On n'a qu'à prendre leurs bibles et ils seront matés !

C'est une bonne stratégie Arno. On l'r inspirera la crainte de l'Empereur en déchirant des bibles.

Je le tapote gentiment sous les rires redoublés des autres marins en sueur.

Et, trente minutes plus tard, ils arrivaient enfin.

« Ils approchent sur un vecteur zéro-zéro, Mia. Leurs armes ... Leurs armes ne sont pas sorties ! », s'exclama soudain le Colonel de Botello sur un ton qui frôlait la joie. Et, pendant un instant, j'avais failli succomber au même espoir ; pourtant, leur nombre confirmé de quarante cinq vaisseaux me laissait perplexe quant à nos chances de réussite.

Même avec les meilleurs canonniers de la galaxie, nous ne pourrions faire que quelques premières bordées destructrices, mais songer à égaler ou même à vaincre me semblait hors de propos. Non. Si nous voulions en sortir victorieux, il faudrait trancher dans le vif, puis couper la tête.

« Suivez le protocole standard, Ángela : annoncez-leur qu'ils sont en territoire impérial, et qu'en cas de poursuite de leur vecteur actuel nous serons obligés d'ouvrir le feu. Bien évidemment, n'annoncez pas la présence de nos vaisseaux. »

« Doit-on informer les équipages, madame ? », s'enquit le second du Commandant De Salvez. Un doigt sous le menton, je réfléchissais à la meilleure manière d'opérer.

« Pas encore. Ne les prévenez qu'à la toute dernière minute, lorsque nous sommes certains que les trinitaires ne pourront échapper à l'embuscade. ETA, Giuseppe ? »

« Vingt minutes et trente trois secondes. »

Me tournant vers le second, je repris : « Prévenez les dans dix neuf minutes, et lancez l'ordre de réactiver tous les systèmes au même instant. »

Les gars continuent à plaisanter dans la même  veine, je souris poliment à la blague du capitaine  trinitaire qui insiste pour une minute de prière en plein combat, depuis le temps que je suis dans le métier,  j'l'ai entendu  pas mal de de fois. Pour tout dire, elle est éculée à mes yeux en dix sept ans  de service. ça fait réfléchir de les voir  comme ça et de penser que peut-être qu'ils  seront morts ou blessés dans quelques instants.
Je repensais au léger défaut que j'avais repéré en activant  mon bouclier personnel. Et s'il tombait en panne  en plein combat ? Déplaisante idée. Machinalement, je porte mon regard à ma montre deux heures et demi écoulée.

ça devrait plus tarder m'est avis. Cannoniers, allez préparer v's gâteries pour ces cabrons du camp d'en face,  les autres rejoignez v's postes. J'vais faire remplacer mon bouclier à l'armurerie.  

Peut-être que mes inquiétudes au sujet du bouclier sont infondés mais j'préfère ne pas faire de pari dessus. Tant pis si j'suis en retard au briefing du maitre d'abordage.

« C'est l'heure, Madame. » Les têtes se tournèrent vers le Lieutenant Echevarría qui annonçait l'évidence, alors que tous nos regards restaient figés sur l'horloge de l'écran tactique. « Merci, Giuseppe », fis-je avec un bref sourire qui soulignait que tout le monde en était conscient, qu'il me rendit, amusé. « Ouvrez une communication générale sur tous les hauts-parleurs de la flotte. »

« La communication est ouverte, Colonel. Paré à transmettre », annonçait une minute plus tard l'officier en charge des communications.

J'inspirais et expirais longuement, tant pour remettre de l'ordre dans mes idées que de sélectionner mes mots, prête à parler sur le ton calme mais ferme auquel mes subalternes s'étaient habitués de longue date. « Transmettez. A tous les équipages, la flotte trinitaire est en approche et sera à portée de tir de la station dans moins d'une minute trente. Début de la phase Alpha 1. Réactivez les générateurs, branle-bas de combat général. » Et, sans attendre la fin de la transmission, je devinais les capitaines transmettre les ordres aux points verts qui s'affichaient un à un sur la cuve holo du pont de commandement. « Attendez mon signal avant de passer en phase Alpha 2A. Pour l'Empire. »

La phase Alpha 1 consistait, dans le scénario où la flotte adverse se présenterait en file indienne, à présenter un flanc dans un angle à 90°, et de barrer le T tout en faisant feu à volonté sur l'ennemi pour détruire ses vaisseaux de tête.

Je discute rapidement avec le responsable de l'armurerie lui expliquant platement mon problème et échangeait rapidement contre un autre qu'il m'assurait parfaitement opérationnel. C'est en la quittant que j'entendis résonner à nouveau des ordres dans le haut parleur.

Fin du silence radio. Branle-bas général. Nous allons ouvrir le feu dans une minute très exactement. Je veux que tout le monde soit à leur poste

Je ne m'étais pas trompé quant à la proximité de cette annonce, elle n'avait tardé que de vingt minutes supplémentaires. Je me mets à courir dans les coursives qui résonnent déjà du pas des hommes disciplinés et prêt à accomplir leur devoir. Je ralentis en remarquant une silhouette recroquevillée et tremblante

T'as pas entendu l'annonce du capitaine ? Lève-toi et va à ton poste !

Je ne peux pas... J'ai trop peur de mourir...

Je prends une grande inspiration pour maitriser un brusque accès de rage, cet imbécile m'énervait un poil même si c'est un jeunot. Rapidement, je jette un regard à son grade, sa spécialité

Tu crois que ce n'est pas le cas de tout le monde à bord Tulio ? Bordel ! Secoue-toi les puces. Tu comptes laisser tomber tes amis ? Tu comptes les regarder dans les yeux et leur expliquer pourquoi t'as pas eu le courage d'aller à ton poste ?

Je l'empoigne par le bras incapable d'attendre qu'il se bouge et le relevais prestement.

Alors que décide-tu Tulio ? Pleurer dans ton coin ? Ou agir ?

Et, une minute plus tard, les premières bordées furent lancées. Un véritable carnage de coques explosées et saignant d'air et de corps perdus dans le noir de l'espace, de surprise éhontée alors que les trinitaires commençaient à tenter de quitter leur file indienne ... Trop tard, et trop mal. Cinq vaisseaux explosèrent à la première salve conjuguée de quinze vaisseaux dont un cuirassé, trois furent incapacités.

Certes, leur formation n'était pas assez serrée pour qu'ils ne se percutent, mais cela n'empêchait pas les manoeuvres d'êtres suffisamment délicates pour que seuls les navires de côté puissent commencer à se dégager à la seconde bordée - et seulement sur un plan en deux dimensions. Le Colonel de la Trinité avait fait l'erreur de réfléchir en bidimensionnel ; c'était souvent le cas, quand on favorisait le statut social aux compétences, mais l'espace, contrairement aux opérations terrestres, offrait un terrain de jeu bien plus propices aux stratégies tarabiscotées.

« A toute la flotte, lancez le protocole Alpha 2A. Feu à volonté. »

Un ordre simple, mais à l'exécution minutieuse : Alpha 2A, la première hypothèse de la seconde étape du plan « Alpha », prévoyait de tourner d'un angle à 90° autour de la flotte trinitaire, dans le but de former un anneau autour de celle-ci qui frapperait de lourdes bordées simultanées et par tous les côtés des coques adverses.

Et les trinitaires, pendant ce temps, continuaient de courir pour sortir et préparer les canons, et ils y parviendraient avant la fin du déploiement.

Je parvins à   ramener  le gamin  désormais calmé à son poste de servant d'armes  pile  au moment de la seconde  bordée. Des murmures autour de moi m’apprennent que les trinitaires sont en surnombre  et que le maitre artilleur est trop occupé  à donner les ordres de visée et à diriger le feu.

A ton poste petit.

Il obéit précipitamment en me faisant  un "à vos ordres Quartier-Maitre".  Finalement  c'est un brave. Il a juste besoin qu'on lui tire l'oreille.

Je regrette de ne pas être servant d'arme sinon j'aurais eu cette vision plus souvent. C'est une véritable épiphanie que ces vaisseaux trinitaires  qui se  cabossent au gré  des frappes qu'ils subissent. J'en oublie  le nombre.   Pour l'instant, elle me semble à sens unique mais la riposte  n'allait pas tarder.

Regardez-les, ces hijo de puta !  C'est d'un régal ! On va gagner les gars ! Continuez comme ça !  

Sur le pont de commandement, les sourires s'étaient élargis. De l'avantage de trois contre un ne restait plus qu'un nombre quasiment égal de vaisseaux dans les deux camps. « Madame, ils ont commencé à riposter, mais ce qu'il reste de la tête de leurs forces continue d'avancer. »

Appuyant sur un bouton de l'un des accoudoirs de mon fauteuil, je vis apparaître le visage familier du Maître d'abordage principal de la flotte. « Martinez, déployez les navettes d'abordages. Offrez la reddition avant l'accroche à tout bâtiment abordé, mais s'ils refusent, faites ce que vous savez faire. »

Ce dernier hocha la tête, avant de faire passer l'ordre à tous les navires.

J'aurais bien aimé m'attarder sur ce spectacle miraculeux hélas, il faut que je fasse mon devoir de quartier-maitre. Je parcours la section en disant quelques phrases d'encouragements, les assurait qu'on s'en sortirait puis j'allais sortir ma réplique habituelle dans ce genre situation quand les trinitaires ripostèrent. Je me trouvais à proximité d'une issue que j'allais emprunter au moment ou les frappes allaient toucher le Sol Bianca


Gloire et H...

L'enfer s'abattit sur le Sol Bianca. Tous la coque tressaillit traversés par les chocs Plusieurs pièces d’artillerie furent emportées avec leurs servants dans le vide. Et je crus même voir mon heure venue. Mais je ne péris pas. Je fus seulement projeté contre la coque et me cognait salement au point que je sentis un liquide poisseux couler. Je dus perdre conscience un bref instant car quand je revins à moi la section d'artillerie était coupée, des amas de métal coupait la route.

Mierdia. La conscience que je serais sans doute mort si je ne m'étais pas apprêté à quitter la section m'envahit. Cette idée m'aida à éclaircir un peu mon esprit et je me relevais les membres douloureux.

Je veux un rapport d'avarie et une estimation des pertes préliminaires ! Et Adjudant Luiz, faites préparer les équipes d'abordage ! Quoi ? Il est en train d’être conduit l'infirmerie ?

Je me secoue la tete. J'ai du mal à bien comprendre. Je cligne des yeux pour me reprendre et je m'approche de l'interphone le plus proche. Pour dire quoi ?

« Leurs navires de tête se mettent en position, Madame. Je crois que ... », hésitait le Second du Commandant du cuirassé impérial.

« Ils vont tirer sur la station. » La confirmation des pensées du Second le flit déglutir. Mes cellules grises s'activaient, tissaient les fils de logiques, retraçait l'information manquante, ce qui avait généré la volonté initiale. « Ils veulent nous attirer vers la station, et savent que nous n'avons pas vraiment d'autre choix. »

« Madame, nous subissons des pertes conséquentes sur l'anneau trois. Nous perdons des vaisseaux, et d'autres s'apprêtent à être abordés. »

Bien sûr. Ils se concentraient sur les vaisseaux les plus proches de la station, ce qui avait du sens : plus ils retardaient le retournement qu'ils souhaitaient nous imposer, et plus ils auraient de temps pour se préparer à nous accueillir. « Faites virer les vaisseaux des anneaux deux et trois sur un vecteur 180-180. L'anneau un continue tout droit et pilonne la queue de leur flotte. Quant au reste, visez en priorité le Cuirassé ennemi. »

S'ils veulent jouer la carte du vice, nous leur apprendrons que les impériaux s'y connaissent en coups de poker.

Je pose ma main contre la cloison pour me stabiliser entre les soubresauts du vaisseau qui se déchire sous les impacts et mon vertige. Lentement mais surement, je me rapproche de l'interphone que je décrochais. Mes mots me paraissent lents, se buter les uns contre les autres. Bordel. je m'accroche au téléphone.

Ici l'Adjudant Del Ruiz. Je... rassemble immédiatement les hommes pour l'abordage. Des... instructions particulières ?

Très bien Adjudant. Assurez-vous coute que coute qu'ils ne prennent pas le Sol Bianca. Coute que coute. Vous m'avez comprise ? Aussi sachez que la frégate qui s’apprête à nous aborder est de classe Chevalier Radieux. La mauvaise nouvelle c'est que la frégate est intacte. La bonne, c'est que nous avons les plans du vaisseau : vous devriez pouvoir atteindre le pont de commandement. Bonne chance. Montrez-leur de quel bois se chauffe un impérial Del Ruiz. Pour l'Empereur !

La dernière réplique du commandant de la Torreda achève de me réveiller de mon état semi-apathique. Je dois le faire. Pour l'équipage. Pour l'Empire.

Clair comme du cristal. Je fonce. Gloire et Honneur !

J'abandonne aussitôt l'interphone avec deux idée en tete : s'emparer du vaisseau ennemi tout en préservant le Sol Bianca de la capture et trouver un pansement pour ma plaie à la tete. Je cours, alertant les hommes que je croise de l'abordage imminent. Faut que je trouve des idées pour réussir. Vite.

Le cuirassé impérial était secoué par quelques tirs, mais son lourd blindage tenait bon. Bon nombre de nos vaisseaux étaient en bien pire état, et d'autres se faisaient aborder ça et là. Quelques vaisseaux trinitaires lourdement endommagés avaient même tenté le pari fou de s'offrir à leur supposé Dieu en fonçant dans les nôtres. Tenté, soulignais-je mentalement avec un plaisir malsain.

Mais le commandant ennemi semblait plus intelligent que je ne l'aurais souhaité. On aurait dit qu'un autre cerveau avait soudain pris le contrôle de la flotte, et que celui-ci s'avérerait bien plus doué que son prédécesseur. Malheureusement, avec notre vélocité actuelle, il nous faudrait encore plus de dix minutes pour rejoindre la tête de leur flotte, ainsi que leur cuirassé qui se préparait à nous recevoir, corvettes et frégates comme escortes.

J'ai fait de mon mieux en rassemblant les hommes et femmes de la section d'abordage et d'autres membres d'équipage moins spécialisé. Conscient de mes limites en matière de stratégie j'avais exposé aux gars les ordres du capitaine en demandant des suggestions et dans la même intervalle, on me rapportais un bandage de fortune que j'utilisais aussitôt pour ma plaie au crane.

Au cours du briefing, le caporal Hernani s'est avéré particulièrement friand de suggestion dont certaines que j'avais déjà vus faire par d'autres maitres d'abordage en dix-sept ans de service. Du coup on a rapidement garni de pics en mono filament et tendu des fils coupant toujours dans la même matière que les pics les coursives à proximité du SAS d'abordage. J'ai laissé une douzaine d'hommes en arrière pour qu'ils surveillent les éventuels trinitaires qui pourraient tenter de passer et aborder le Sol Bianca une fois que nous nous serons enfoncé dans les entrailles de la frégate ennemie. La dernière suggestion de notre caporal, qui je parie, fera un excellent maitre d'abordage s'il survit, c'est d'utiliser les armes à accumulation d’énergie pour stopper brutalement la charge trinitaire. J'ai donc disposé en rang les hommes de manière à cibler l'étroit couloir par lequel les trinitaires débouleraient s'ils recouraient à leur tactique habituelle de déborder par le nombre.

Les alarmes retentissent, signe qu'on est en train d’être tracté par la frégate ennemie. Bientôt. La crainte me tenaillait à l'idée que j'aurais peut-être pu faire mieux mais je repoussais l'idée. Pas le temps.

Je masquais une grimace, alors que le nombre de vaisseaux impériaux abordés explosait doucement. Le dernier en date était le Sol Bianca. Je ne connaissais que peu son capitaine, tout juste de nom, mais ne doutait pas que la tâche s'avérerait ardue. Les trinitaires n'étaient pas de ceux qui avaient peur de l'affrontement ; après tout, ils étaient bien assez nombreux pour affluer en masse dans les couloirs sans trop se soucier des vies perdues, à l'inverse de mes hommes au nombre plus limité.

Pour la millième fois, j'observais le compteur de la cuve holo : ETA cinq minutes avant que les anneaux deux et trois ne soient à portée du cuirassé ennemi, et en attendant, il nous fallait laisser en arrière les quelques vaisseaux tractés par la Trinité.

Les gars sont tous aussi nerveux et  noués que moi.  Il ne restait que peu de temps avant l'activation des portes blindés  qui déclencherait un massacre généralisé.  Pour chasser l'angoisse et  prononcer un petit discours à l'intention des hommes et des femmes du Sol Bianca,je me suis donc mis à entonner une chanson comme un ours. Je n'avais jamais eu une belle voix mais  je crois qu'à cet instant elle rayonnait d'autorité et fierté.

Ils sont là,
Innombrables,
Chantant les louanges,
De leur Dieu de paix,
D’amour et de miséricorde,
Nous promettant,
Le baiser du fer,
La vie au prix d’un baptême,

Je dégainai alors ma lame prêt à donner l'ordre de la première salve.

Que choisirons-nous ?

Servir l’Empereur jusqu’au bout,
Ou bien,
Vivre dans le déshonneur,
Moi, j’dis,
Que si leur Dieu existe,
Qu’il les sauve de nos poings,
De nos lames et de nos canons,

Pour l’Empereur !



Je les ai entendu reprendre ces derniers couplets et j'ai su qu'ils me suivraient jusqu'au bout. Peu importe l'issue de la bataille, de l'abordage désespéré que nous allions mener. Ces cabrons de fanatiques allaient souffrir. J'ai alors levé mon arme en même temps que la porte s'ouvrait. Du suicide. Ce sont des fanatiques, ils nous tueront tous.

Vous ne passerez pas sale hijo de puta ! Vous ne passerez PAS au nom de l'Empereur !  Gloire et Honneur ! Tirez, abattez-les ces cabrons !

« Madame, leurs vaisseaux se mettent entre nous et la station. Nous ne pourrons pas tirer librement avec cette position. »

« Je sais, Giuseppe. » Calmement, j'observais les positions de chaque vaisseau. C'était osé, mais efficace ; il retardait notre avancée, et pourrait même se permettre de nous tirer dessus avant que nous n'arrivions. « A mon signal, préparez-vous à effectuer un déploiement en étoile, comme lors de l'embuscade. Transition Alpha 1 et Alpha 2A. Nous allons procéder à la même tactique que précédemment, puis tirer de côté. Notre fenêtre de tir sera limitée, mais la leur également. » Sans compter qu'ils ne pourront tirer dans tous les sens, ce qui n'était pas notre cas.

Première salve d'arme à accumulation qui brise les boucliers et tuant sur le coup les premiers trinitaires qui se déversaient dans les couloirs. Je vis avec satisfaction que cela en gêna certains et en fit tomber d'autres et émit une pensée mentale pour le caporal Hernani que j'embrasserais volontiers pour son tact et son coup de génie.

Deuxième salve FEU !

D'autres cadavres s'entassèrent dans l'étroit couloir répétant la même scène mais j'étais conscient qu'il faudrait en venir au corps à corps et combattre dans un couloir déjà jonché de cadavre ne sera pas de la tarte. Je le savais avec l'expérience du vétéran. Quelqu'un lança une grenade à fragmentation dans les rangs ennemis qui explosa en charcutant d'éclat de monofilament les trinitaires fou furieux. Je me fichais de leurs souffrances, ils devaient périr pour leur faux dieu d'amour et non, mes gars pour l'Empereur. Le deuxième lancer ne fut pas aussi miraculeux car un trinitaire pensa à renvoyer la grenade qu'Hernani attrapa au vol et renvoya trop tard pour que la première rangée de tireur et moi-meme fussent épargné par les éclats.

Je me retournais brièvement à l'explosion pour empêcher mes yeux d'etre atteint mais je sentis s'en ficher quelques uns dans mon dos tandis qu'un autre mordit mon bras. Quelqu'un hurla et je vis un fusilier s'agiter, au sol avec les mains sur un œil. Mierda.

Tirez-le à l'arrière vite ! Troisième salve et on y va ! Feu !

Les tirs résonnent à nouveau....

L'assaut avait été un franc succès : certes, nombre de nos vaisseaux étaient fortement endommagés, mais leur cuirassé pouvait à peine être qualifié d'épave, et la majeure partie de leurs forces de tête avaient été detruites.

« Madame », amorçai le Maître artilleur Fuegos, « ils ont abordé dix de nos navires, contre six de notre côté. Mais leur cuirassé est salement touché, je doute qu'il ... » Les yeux des officiers plaqués sur le holo central ou leurs propres postes s'écarquillèrent, alors que le navire ennemi sombrait, et son équipage conséquent avec lui. Mais, outre son explosion, ce fut la trajectoire forcée par l'onde de choc qui causa sueurs froides et exclamations désabusées sur le pont.

Lentement mais sûrement, le Cuirassé sombrait vers la Manzana. Bouche bée, j'étudiais la carte tactique, à la recherche d'un quelconque plan ; pourtant, rien. Rien ne me venait à l'esprit. Le cuirassé se trouvait derrière une épaisse couche de débris divers, et aucun vaisseau impérial ne pourrait l'atteindre à temps pour tenter de le forcer à changer de cap. Rien. Rien ne pourrait empêcher l'inéluctable, et nous ne pouvions qu'observer la lente descente trinitaire.

« ETA trente secondes, madame », déclara calmement Giuseppe, tandis que toutes les paires d'yeux restaient collées sur la cuve holo.