Qui bene cantat bis orat

Mo'at. Anonyme. Les deux mots aux yeux de certains trinitaires sont synonymes, à une différence près : ils n'en prononcent qu'un correctement. Mais les mots ont souvent chez eux le même sens... normalement.

Tournant au détour d'une ruelle du marché où il vient de chaparder une poignée de noix, le voleur en herbe pile net. Son expression habituellement composée se délite un rien en croisant le regard de quelqu'un qu'il connaît bien. Monsieur Boissière est négociant et il n'aime pas les pirates qui causent tant de troubles aux honnêtes gens de son espèce – ceux-là même qui gagnent leur vie en vendant celle d'autrui. Monsieur Boissière aime s'écouter parler, aussi, mais seulement devant un public bienveillant et émerveillé de ses talents. Et tout cela, Selvh'ën le sait parce que Monsieur Boissière a bien trop discouru dans les antichambres de la maisonnée dont lui-même s'est enfui.

Leurs regards se croisent. Un instant, le plus jeune croit que son teint mat le sauvera alors que l'attention du marchand le traverse sans le voir. Puis les iris reviennent sur lui, couronnés de sourcils froncés. Le commerçant tapote sur l'épaule de son accompagnant pour lui poser une question. Le gamin n'attend pas. La tête humblement baissée ainsi qu'il convient, parait-il, à son statut, il se glisse entre deux étals.

"Eyh, petit !" l'interpelle une voix familière dans son dos. "Gamin ! Machin !"

Il ne s'arrête pas pour lui répondre, bifurque vers une allée plus peuplée, plus encombrée. Derrière lui, le chapeau de Monsieur Boissière fend laborieusement la foule. Quel entêté, vraiment. Dépité, l'évadé se glisse derrière une pile de caisses juste à hauteur de couvert pour gosse des rues et progresse encore un peu entre les livreurs et les vendeurs, jusqu'à son salut.

Trois foulées souples lui permettent de passer les portes de la cathédrale. Derrière lui, le bruit des passants s'atténue comme instantanément. Ici, personne ne viendra le chercher ou crier en un esclandre que le clergé ne saurait toléré. Ici, il est en relative sécurité. Le pas léger, Selvh'ën serpente entre un petit groupe sur le chemin de la sortie. Il laisse les regards étonnés de son teint glisser sur lui comme de l'eau de pluie alors qu'il s'avance. Personne, après tout, n'interdit aux Mo'ats de prier. Portant une main au pendentif de pierre noire d'Ebenezer sous sa veste, le gamin s'immobilise dans un coin hors du passage, une pensée pour la Dame au coeur et quelques mots liturgiques de l'Unique aux lèvres.

Parmi les multiples devoirs qu'il avait en tant qu'évêque, officier à la cathédrale était l'un de ceux qui le laissaient le plus ambivalent. Il appréciait le silence qu'on y retrouvait et il avait une certaine admiration pour l'édifice d'un si gros mensonge. Ce qu'il n'appréciait, c'était d'avoir affaire avec autant de gens...stupides. Il méprisait les gens pauvres de sa faction car, non seulement ils ne comprenaient pas ce qu'on leur faisait, mais ils voulaient qu'on leur mente. Quel menteur aurait apprécié cela ? Peut-être qu'il était plus humain que sa mère n'aurait voulu le croire. Il y avait de la fierté en son coeur et un sens du défi.

Il venait de terminer son allocution il y avait environ dix minutes et les fidèles commençaient à quitter la chapelle pour retourner à leurs basses besognes, qui allaient simplement servir à manger un peu et à nourrir l'église. C'est à ce moment-là qu'un jeune garçon à la peau mate entra dans l'église. Un rat de ruelle, à son apparence. Le petit coup d'oeil derrière lui, son pas rapide d'origine qui se ralentit une fois dans l'église. Ce petit rat particulier évitait quelque chose. Il s'approcha discrètement, ses longues jambes lui faisant raccourcir la distance avec aisance. Le gamin était pile à l'entrée des quartiers des prêtres, dissimulé loin du passage. Dans l'angle mort du petit, il demanda à voix basse avec le ton rassurant de l'évêque mélangé avec l'argot de la rue

- Tu t'en es sorti, gamin ?

Il pivote plus qu'il ne sursaute, en un de ces réflexes qui disent que broncher est déjà une forme de luxe. Sa crinière vole dans son sillage alors qu'il relève le nez pour trouver l'origine de la voix. Au bout des intonations rassurantes et du phrasé qui ne choquerait pas exagérément dans les rues, la figure d'un homme s'esquisse. Le genre auquel on fait confiance d'emblée, à la netteté qui semblerait presque arrachée à un tableau plus qu'à la réalité.

"Oui Monseigneur."

Sous le titre, le fugitif incline légèrement la tête, le regard en biais pour observer sans sembler défier. Un sourire à la timidité soigneusement mesurée ourle ses lèvres sans qu'il ne se départisse de son humilité de façade.

"C'est très aimable de vous en inquiéter."

Sous ses airs d'enfants sages, il note qu'il lui faudrait à l'avenir maîtriser mieux ses émois qui ont dû transparaître assez pour risquer de le trahir - eux qui, ô grand jamais, ne devraient laisser percer qu'il est peut-être plus que le petit mo'at effacé qu'il paraît.

La réponse habituelle lui vient immédiatement. Le petit est plus calme qu'il ne laisse entrevoir et Théodore a l'impression qu'il se cache plus sous la surface, sans trop savoir quoi pour l'instant. L'évêque était assez versé dans l'art du masque pour savoir quand un être masqué se tenait devant lui. Il suffisait maintenant de savoir ce qui se cachait derrière ce masque. Ce n'était peut-être après tout qu'un réflexe de protection pour un petit indigène qui devait vivre dans une société qui le considérait presque comme un animal. Sa peau le dévoilait, mais il avait un commun remarquablement bien construit pour un mo'at. C'en est fait de la propagande du clergé

-Tu peux m'appeler Théodore, gamin. Aussi je suggère que tu m'accompagnes, la messe est terminée et je connais de nombreux collègues qui n'apprécient pas du tout qu'on se serve de leurs églises comme une planque.

Il lui pointa la direction du couloir près de lui. Il pose une main sur l'épaule du garçon et lui dit, dans la même voix basse pour ne pas attirer l'attention.

-Je te laisse partir sans plus de mal une fois que ce qui t'attend dehors sera loin. En attendant, j'aimerais que tu fasses quelque chose pour moi. As-tu déjà joué aux échecs ?

Il découvrirait ce qui se cachait sous le masque du Mo'at, il se distrairait loin des sermons et il pourrait s'exercer à parler la langue mojat avec un sujet plus ou moins neutre. Win-win, comme dirait un Corporatiste

Pour un "Monseigneur", il lui parle remarquablement - comme à un être entier, en fait, plus que comme à une propriété dont on pourrait débattre de si elle a ou non une âme qui vaille la peine d'être sauvée. Les restes de tension du fugueur fondent lentement, s'intégrant au rôle qu'il s'est taillé alors qu'il se fend d'un demi-sourire un peu contrit - moins de se cacher dans les églises que d'être exposé.

"Désolé."

Il ne l'est pas vraiment, ou pas assez. Il récidivera, aussi, il le sait d'ores et déjà. Il aime les églises dans leur ironie - ces havres de paix érigés par ses geôliers contre eux-même. Pour le moment, cependant, il jette un coup d'oeil au couloir, pèse brièvement le pour et le contre. Pour : moins de témoins de sa présence, là-bas, et pas d'accès non-autorisés. Contre : moins de possibilités de retraite. Vivante image de politesse, il se laisse donc guider.

"Non, mais je peux apprendre, Monseigneur Théodore."

L'enthousiasme discret d'un nouveau savoir, aussi peu utile soit-il à la vie dans les rues, perce d'une sincérité réelle les mots bien pesés et étincelle discrètement dans les iris. Et s'il ne se résout pas à ôter le titre avant le prénom qu'on lui a donné, l'accent sur ce dernier suit exactement celui édicté par l'évêque pour se présenter.

Désolé. Ce mot magique dans toutes les langues. Il sourit, moins pour rassurer le gamin que pour ricaner discrètement devant l'imposture de cette excuse. L'aisance qu'il a mis à entrer dans le bâtiment et à ignorer les regards troublés des paroissiens démontrait que ce n'était pas sa première fois... et sans doute pas la dernière. Sans importance, ultimement. Théodore n'était pas le meilleur évêque, après tout. Il pouvait faire le cas de miséricorde si on l'interrogeait sur son nouvel invité. Le personnage du médecin des pauvres qu'il s'était tissé était une si belle parade à ce genre de questionnement après tout. Il guide donc le jeune garçon avec lui et ils arrivent rapidement dans une salle ouverte et luxueuse, du moins pour les yeux habitués à la pauvreté. Pour Théodore, c'était la base. Il prit place sur un des deux fauteuils près d'une table ornementé en or et en argent et lui montra le jeu, déjà installé.

-Assieds-toi, jeune homme

Il pouvait voir l'intérêt du garçon dans ses yeux. Théodore n'avait jamais eu cette étincelle dans le regard, étant jeune, mais il pouvait comprendre l'envie d'apprendre. C'était l'une de ses rares sentiments honnêtes. Il était temps de passer aux choses sérieuses.

-Je vais t'apprendre à jouer rapidement et après, tu pourras essayer. Jouer, c'est apprendre.

Il attendit que le gamin s'asseoit en face de lui. Il s'accouda de manière plus décontracté, donnant l'impression de contrôle et déclara :

Ton nom d'abord, jeune homme

En Mojat parfait, avec une once d'accent.

La salle s'offre aux yeux dans toute sa splendeur d'espace et de lumière. Le gamin ralentit le pas et relève la tête pour prendre le temps d'examiner les lieux – l'architecture dans sa beauté payée au prix fort par les esclaves qui l'ont construite, probablement, et, en-dessous, les escapatoires possibles. Juste des fois que.

Sage, il s'assoit quand on lui en donne la permission et hoche la tête à l'énoncé du programme. Apprendre en pratiquant, il connaît le concept. C'est pareil pour la lecture, pour le vol et...

Le mojat fluide de maîtrise arrondit discrètement l'amande de ses yeux. Ses accents à la tonicité chaleureuse sont inattendus dans l'antre de l'Unique, dans la bouche d'un de ses évêques. Le gamin cille, puis sourit. La curiosité quant à où Théodore aura appris sa langue surgit.

"Sor'ayl."

Le faux nom vient avec une aisance née de l'habitude, de la répétition. Assez proche de son nom de naissance pour qu'il y réagisse, assez utilisé pour qu'il n'hésite pas – mais pas son nom, pour qu'on ne le retrouve pas, ou pas trop facilement.

"Ce sont vos paroissiens qui vous ont appris le mojat ? Ou est-ce qu'on trouve des livres pour ça aussi ?"

Sor'ayl. Les noms des indigènes étaient si particuliers. Il avait l'expérience de deux façons de répondre son nom. Les brisés répondaient leurs noms complets, avec le clan exprimé juste après. Les défiants gardaient leurs clans pour eux, comme pour protéger la dernière chose de valeur qui était la leur. Les Mo'ats étaient une race très...communautaire. Le petit avait l'air de tout sauf être brisé. Il avait vu assez de mo'ats trembler dans le coin d'une pièce pour savoir de quoi cela avait l'air.

"J'essaie de le parler le plus souvent avec mes paroissiens mo'at, en effet"

Ce n'était pas vraiment un mensonge, après tout. Les gens sous sa supervision étaient techniquement ses paroissiens. Il rapporta son attention sur le jeu d'échecs et le présenta au jeune homme. Les pièces étaient faites en bois d'if, un côté noir et l'autre côté blanc.

"Le but du jeu est de prendre le... Roi...patriarche? Le reste des pièces, avec chacun leurs déplacements sur les cases ne sont que des manières de mettre en échec le patriarche adverse"

Le concept de Roi était étranger dans la langue mojat, alors il fallait faire comme on pouvait. Il indiqua les types de mouvement que chacune des pièces pouvaient faire à Sor'ayl, lui montrant bien les pièces pour s'assurer qu'il avait bien compris. S'il était concentré sur le jeu, il serait plus facile de lui faire échapper des vrais réponses. Il se demanda si le Mo'at prendrait goût au jeu comme lui l'avait fait, autrefois.

La tête brune s'incline sur le côté en indice de sa curiosité – en réflexe de façade de ne pas observer trop directement, aussi, des fois que cela passe pour un défi. Le ton aussi reste pesé et soupesé, méticuleusement mesuré.

"Qu'est-ce qui vous a poussé à le faire ? La plupart d'entre nous parlent standard..."

Devant lui, les pièces forment de belles lignes aux formes vernies et polies. Incarnation de concentration, le gamin des rues suit les explications, mémorise mouvements et noms. Il aime bien le cavalier, décrète-t-il, qui s'affranchit des autres pièces et des lois qui rivent les autres au sol de l'échiquier. Mais il garde pour lui cette pensée et, à la fin de l'énoncé, pointe les pièces une à une pour répéter leurs rôles et spécificités en élève assidu.

"Je n'ai rien oublié ?"

Il sourit, amusé. Il n'avait pas besoin de mentir pour cela, la question directe l'amusait réellement. Les masques peuvent des fois tomber assez vite. Toujours très mesuré dans sa voix, le gamin avait quand même répondu du tac au tac, sans la nervosité qui semblait caractériser son début de personnage. Il pouvait apprécier les subtilités de son mensonge et il comprenait que ce genre d'acte devait le sortir souvent de problèmes. Mais, c'était quoi l'expression ? On apprend pas à un vieux renard à ruser ? Qui sait. Il garda son sourire rassurant et déclara:

-Tu prends ton aise rapidement, Sor'ayl.

Il le laissa un instant cuire dans son jus, mais ne le laissa pas se sentir mal longtemps.

-J'ai appris cette langue parce que je connais la denrée la plus importante de la galaxie. Sais-tu de quelle marchandise je parle ?

La question n'était pas rhétorique. Il attendait une réponse avant de pouvoir commencer leur petite partie d'échecs, qui s'avérait déjà très intéressante. Le gamin semblait assez brillant pour comprendre ce dont il parlait. Il avait même l'impression que celui-ci avait même fait usage de ce qu'il parlait. Pour survivre sur la rue, seul et indigène, il fallait faire preuve de chance, de ressources et de bien d'autres choses.

La remarque enfonce vaguement la tête du gamin dans ses épaules - juste un peu, en esquisse contrite doublée d'un sourire désolé. Pas trop, non plus, parce que sous les mots, le sourire de l'évêque est rassurant. Il n'en a pas moins raison : il prend ses aises rapidement, chat de gouttière chez qui la confiance progresse petit à petit... et le laisse peut-être un peu trop voir.

Quand la question tombe, donc, il prend le temps de réfléchir alors que la réponse lui brûle les lèvres. Le savoir. Le savoir se parle en langues de tous les horizons, se marchande et ouvre la voie au pouvoir. Il a trop écouté aux portes pour ne pas en être certain. Une germe de cynisme lui souffle qu'il pourrait répondre les humains - marchandés sous toutes leurs formes, d'une façon ou d'une autre. Il relève finalement le regard de l'échiquier où il avait dérivé, toujours sans le diriger trop directement vers l'homme de foi.

"La connaissance" souffle-t-il, une once d'hésitation lovée dans ses intonations alors qu'il guette la réaction de Théodore.

Derrière ses iris, il observe et jauge, pèse les mots qu'il n'aurait pas attendus de la part d'un fidèle de l'Unique - ni dans leur forme ni dans leur sens, comme un présage de plus sous la surface.

Impressionnant, très impressionnant. C'était une des conversations les plus intéressantes qu'il avait eu dans cette église et il l'avait avec un orphelin, pauvre comme pas un autre, et mo'at de surcroit. Il était presque désolé que sa race soit considérée comme des sous-humains. Presque. Théodore ne savait pas ce que c'était de se sentir réellement désolé. Néanmoins, le riche trinitaire était réellement impressionné. Il avait eu le temps d'y penser quand il était jeune, mais il avait été élevé dans un monde d'abondance avec une position privilégié. Le gamin y avait pensé sur la rue, considéré comme une sous-race. Il devait normalement se soucier davantage de la fin du mois que la fin du monde. Mais, il était quand même arrivé à la bonne réponse.

-Très bien. Vraiment très bien. L'information, la connaissance, c'est ce qui dirige le monde. Savoir, c'est pouvoir.

Il laissa transparaître la satisfaction dans sa voix, ce qui n'était pas vraiment un mensonge après tout. Il savait que ce qu'il disait était contraire aux dogmes trinitaires, d'un certain point de vue.

-C'est très bien, Sor'ayl. Cependant, première leçon. Derrière chaque bonne réponse, il y en a une. Savoir, c'est pouvoir. Mais, c'est celui qui contrôle l'information que les gens perçoivent qui a le vrai pouvoir.

Donc, le mensonge qu'il créait donnait l'impression de pouvoir à d'autres moins éclairés et lui donnait un avantage. Il lui avait donné quelques bonnes idées au menteur en herbe sûrement. Il sourit et pointa l'échiquier.

-Les blancs jouent les premiers.

La satisfaction coule comme un baume sur sa réponse. Cette fois, l'esquisse de sourire sagement travaillé réchauffe les iris du gamin avant qu'ils ne se reconcentrent. La leçon qui tombe est inattendue entre ces murs. Quelque part, elle lui semble d'autant plus précieuse - une vraie gemme dans les dorures sans valeur de la cathédrale. Il plisse les lèvres sous la réflexion de ces façades d'information.

"C'est comme les appâts pour la chasse, alors, mais avec les gens ? Le chasseur fait un son qui leur fera penser qu'ils savent et on gagne parce qu'il sait qu'ils ne savent pas."

Avec le même soin qu'il a mis à aligner mots et pensées, il reporte le regard sur l'échiquier, le reconsidère pour peser son premier mouvement. Ses doigts mats contrastent sur le pion blanc lorsqu'il l'avance, presque plus curieux de voir jouer l'évêque que de jouer.

Théodore commençait à juste s'attendre à avoir de bonnes réponses avec ce gamin. Il lui sourit et hocha la tête, gratifiant de nouveau le jeune mo'at avec de l'appréciation. Il était certain que malgré toute son intelligence et sa vivacité d'esprit, le jeune homme avait eu peu d'appréciation dans sa vie et il était affamé dans recevoir. Peut-être avait-il bien pris à coeur la leçon déjà et il démontrait une compréhension impressionnante du masque. Mais l'Évêque sentait que la validation qu'il donnait à Sor'ayl était honnêtement appréciée. L'attention positive et la validation de ses connaissances était quelque chose, un biais de confirmation, qui était dur à contrôler chez un être humain normal. Il avança un pion noir, libérant tranquillement les armes réelles qui se cachaient derrière les pions. Cependant, il appréciait ses pions pour leur obligeance de se faire tuer pour le bénéfice des vrais pièces. Il posa la question suivante sans trop appuyer dessus.

-Et où aurait-tu appris la chasse à appât, dans les rues ?

La question n'est pas formulée pour effrayer et faire penser qu'on va le livrer. Ce n'est seulement qu'une question, destiné à "savoir".

Il lui faut la question pour réaliser, au-delà de la satisfaction d'enfant de l'appréciation, qu'il a manqué de prudence - trop parlé, à quelqu'un qui voit au-delà du superficiel, à quelqu'un qui lui a tout juste fait l'éloge du savoir en tant que pouvoir. Pour dissimuler son trouble, le fugueur rive un regard attentif sur les pièces aux mouvements trop jeunes pour révéler grand chose.

"En parlant aux gens, en écoutant ce qu'ils veulent bien raconter."

Ce n'est pas faux, pas tout à fait. Il n'en esquive pas moins d'un flou bienheureux le "où" qui le reverrait au domaine de son maître et de ses invités, ces chasseurs par ennui plus que par nécessité. Un nouveau mouvement de pion suit, soigneusement pesé.

"Alors ça fait beaucoup d'anecdotes sur la taille et la rareté du gibier et moins sur comment vraiment chasser" avoue-t-il, une dose de retenue bien dosée dans les propos un rien badins.

Il parierait volontiers que l'évêque ne s'acharne pas sur du gibier - ne serait-ce que parce qu'il semble préférer les méandres de l'humanité et des échecs, qui font probablement paraître la chasse à courre lassante.

Le voilà qui avait fait une erreur dangereuse. Il était mieux de faire cette erreur avec Théodore qui ne se souciait que peu de son statut. Une hypothèse sur le statut du gamin commençait à se faire dans la tête de l'évêque. On n'entendait pas des discussions de chasse dans les rues de Paradis. La notion du "Où" était notamment absente de son explication évasive. Il le regarda bouger un nouveau pion, son regard concentré sur le jeu. Le jeune homme avait beaucoup de connaissances superficielles, mais pas assez pour vendre certaines de ses histoires à un public averti. C'était certainement quelque chose à corriger.

- Une intéressante histoire que tu as là, Sor'ayl ! Qui aurait cru que les gens parlaient d'autant de choses sur la rue ?

Il ne rajouta rien sur l'histoire, voulant voir si le jeune homme était capable de continuer à voir l'importance de l'information. Il pouvait prendre l'acceptation de son histoire par l'évêque pour de l'argent comptant ou il pouvait voir la réelle information que le trinitaire n'avait aucun problème avec où il avait appris cela. Le troisième point, probablement impossible pour le gamin à discerner avec l'information qu'il avait, c'est que Théodore se fichait éperdument de ce qui rendait nerveux le jeune mo'at. Pour lui, que Sor'ayl soit capturé ou non, ça n'avait pas la moindre importance dans l'absolu. Il fit avancer son fou sur l'échiquier, préparant discrètement son coup. Il attendit que le jeune homme fasse son mouvement. Dans les deux jeux.

Il réalise d'abord l'erreur qu'un autre, moins attentif que Théodore, aurait laissé filer. Avec un effort de concentration, cependant, il conserve sa façade de dévouement au jeu et d'attention plus sincère. Pour quelqu'un qui considère l'information comme denrée-reine, l'évêque ne creuse pas plus que cela - peut-être parce que cette information-là l'intéresse somme toute assez peu. Il n'est probablement pas le premier fugitif à penser franchir les murs d'un lieu saint pour être sauvé. Il fait peut-être partie des plus rares qui entrent dans la cathédrale pour être sauvé non par l'Unique qui y règne mais pas les convenances des mortels qui, par elles, se mettent tout seuls des bâtons dans les roues. Alors il hausse une épaule en suivant du regard la trajectoire du fou. Comme en reflet de la pièce, il oblique la conversation.

"Je crois que les gens qui parlent dans la rue le font pour être entendus et vus."

Il ne croit pas au mythe des gens qui se confient à leur miroir. Pour quoi faire ? Ici, il suffit de trouver un cercle social adapté, voire un domestique suffisamment malin ou apeuré pour être d'accord avec tout ce que vous direz.

"Et je me demande s'ils le font pour donner à croire au public ou à eux-même."

Plus de pièces sont sorties sur l'échiquier, plus de paramètres. Il hésite face aux multiples possibilités, sort finalement un cavalier comme un électron libre.

-C'est une théorie intéressante que tu as là. J'imagine cependant que les gens ne croient généralement pas qu'ils ont un auditeur supplémentaire, n'est-ce pas ?

L'évêque prenait son temps pour jouer, le jeu d'échecs n'étant ultimement qu'une façon comme un autre de divertir l'attention de son interlocuteur entre deux réflexions très différente. Théodore n'avait pas besoin de trop réfléchir, les échecs ayant été inscrits dans son crâne depuis des décennies, les tuteurs que sa mère engageait autrefois étant persuadés de leurs effets positifs sur la pensée tactique. Même jeune, Théodore pouvait voir qu'ultimement, le jeu ne se résumait qu'à de la mémoire par rapport aux grandes parties. Avec huit cases par huit cases, il était difficile d'avoir une variation de coups assez importante. Le jeu revenait donc à l'erreur humaine de calculer les mouvements. C'était tout de même demander beaucoup à un orphelin non-éduqué de connaître tout le contexte de développement d'un jeu qu'il n'avait jamais vu cependant.

- Tu mets le doigt sur un point important, jeune homme. Pour comprendre, il faut savoir faire preuve de jugement et dissocier les images que les gens créent autour d'eux et les visages réels de ceux-ci. Il faut prendre garde de ne pas se tromper entre les deux. Le mouvement des hommes n'est pas toujours aussi agiles que celui du cavalier.

Il distrait le jeune mo'at avec ses conseils judicieux, son coup déjà préparé, ayant juste besoin que le côté blanc commette suffisamment de ressources sur le mauvais côté de l'échiquier.

Un infime tressaillement du coin des lèvres trahit l'amusement du fugueur, ridule dans le sérieux de son expression qui cherche la façon exacte de dire son constat sur le monde. Le concept est un peu théorique pour son absence d'éducation.

"Je ne suis pas sûr. Ils voient mais..." Un claquement de langue frustré lui échappe, il reformule. "Parfois, ils font comme dans les comédies musicales, où quelqu'un peut chanter en plein jour des révélations que personne n'entend. Parce que le public n'est pas acteur."

Surtout si le public est jeune, mo'at et docile. Surtout s'il sourit et dit oui à tout ce qu'ils déclarent ou exigent. Les yeux sur l'échiquier, il observe la disposition des pièces et écoute les mots qui parlent de masques. S'il a retenu les règles du jeu, il découvre les stratégies qui y règnent à tâtons, en réagissant à celles de l'évêque.

"Mais est-ce qu'on ne trouve pas un peu de leur visage réel dans leurs images ?"

Le vrai masque des vivants, il le soupçonne, est un puzzle de tous les masques qu'ils portent, de tous ceux que les mots d'autrui leur placardent en travers du visage. C'est peut-être leur ultime traîtrise : révéler ce que voudrait être leur porteur au lieu de le dissimuler, exposer ses craintes en codes secrets que l'on pourrait décrypter.

Le manque d'éducation nuisait au gamin pour s'expliquer, mais Théodore voyait que c'était probablement un handicap qui serait aisément vaincu, s'il avait accès à des livres ou à un professeur. Le petit savait qu'il pouvait apprendre et ce simple fait était essentiel pour apprendre rapidement. Il tirait ses explications de son expérience et cela fonctionnait très bien. Il était plus éloquent que bien des gens que l'évêque avait rencontré et qui avait un domicile. Les paroissiens de l'endroit auraient de la difficulté à tenir une discussion aussi élaborée. Il hocha la tête avec approbation pendant qu'il expliquait son idée avec un exemple de théâtre. Dans son cas à lui, le public était un acteur en plus, mais qui faisait une pièce à ceux qui lui faisait une pièce. Tout cela devenait métaphysique. Qui aurait cru qu'il aurait une discussion aussi profonde dans cette église ? Il plaça sa dernière pièce en position sur l'échiquier. Si le jeune homme se saisit de son cavalier qui semble lui être offert, il ouvrira l'arrière de ses lignes pour le fou de l'évêque, un fou qui n'a pas bougé depuis son premier mouvement au début de la partie.

- Pour la majorité. Une image construite n'est crédible que si on l'infuse de réalité.

Une image construite ou un mensonge...Mais on devait avouer que c'était plus...sacerdotal...de parler d'image construite. Brisant un peu la discussion métaphysique, l'évêque posa une question nouvelle, qui lui trottait en tête depuis quelques minutes.

-Dis-moi, Sor'ayl, sais-tu lire ?

Le cavalier est juste à sa portée, tentant. Presque trop, soupçonne-t-il alors qu'il examine le plateau, reconsidérant sa défense. Mais d'un autre côté, sans le cavalier sur le chemin... Il incline la tête sur le côté sans que le nouvel angle sur l'échiquier ne jette une nouvelle lumière sur le risque de prendre la pièce à sa portée. Après tout, comme les masques, les stratégies peuvent cacher d'autres stratégies, suppose-t-il sans réussir à vraiment voir celle de son adversaire. En même temps, s'il tergiverse sans bases sur lesquelles s'appuyer, il ne saura jamais. Plus que le reste, c'est cette pensée qui le pousse à emporter le cavalier noir, histoire de voir ce que cela déclenchera ou pas.

Déjà, la question suivante allume un éclat de fierté faussement timide au fond de ses noisette et creuse son sourire, vivant portrait de candeur joyeuse que gâche peut-être la conversation sur les doubles visages de l'humanité.

"Oui ! J'ai appris sur l'Eleutherius."

Et du don de son libre-arbitre à l'Unique, de son incitation à la liberté par le sacrifice de l'individu, clairement, le gamin a tiré ses leçons... et sa liberté actuelle, d'une certaine façon. Du coup, au travers de ses mèches, le fugueur suit avec attention les réactions que pourraient amener la petite révélation.

Le petit hésita quelques temps à prendre son cavalier. Peser le pour et le contre d'un mouvement était très bien. La limite dans son raisonnement vient davantage de son inexpérience que d'une faute de raisonnement. Il attend la réponse à sa question et sourit quand le jeune homme lui dit qu'il avait appris à lire dans l'Eleutherius. Le manuel du parfait petit pauvre, avec les petites chansons entraînantes. Ce n'était pas surprenant qu'il est pu apprendre avec cela, c'était gratuit après tout, un investissement qui rendait immédiatement au clergé qui imprimait dàs le jeune âge les qualités attendues chez le peuple. Les sociétés comme celle des trinitaires étaient beaucoup plus faciles à contrôler de cette manière.

-C'est très bien. Tu serais capable de lire plus compliqué, tu crois ?

Le parler de la rue reste présent dans leur conversation, l'évêque restant près des bases de son interlocuteur. Il avance son fou et pénètre profondément dans le territoire des blancs, mettant le roi en échec en même temps qu'il menaçait la tour.

-Échec.

"Je pense, oui."

La déclaration est presque un mensonge. Il sait qu'il sera capable de lire plus compliqué - maintenant, ou plus tard à force d'acharnement. Mais il y viendra. La prudence cependant le pousse à rester juste un peu humble, juste un peu circonspect, sous l'envie d'apprendre plus.

Le mot unique qui suit la percée de la pièce noire ramène son regard sur l'échiquier. Bien, donc le cavalier probablement était un appât. Mais le fou ne peut se promener que sur les cases d'une couleur, il s'en souvient - un drôle de personnage avec des oeillères, qui court dans les diagonales. Sa proximité seule n'est pas forcément synonyme de danger. Admettant que sa tour soit perdue, Selvh'ën considère les position à proximité de son roi pour en trouver une qui par sa couleur soit inaccessible au fou... et de préférence hors de portée des autres pièces ennemies déployées. Silencieux et concentré, il déplace donc le souverain un peu plus loin - ironiquement, plus près du fou et inaccessible pour lui. Le geste tient probablement plus du baroud d'honneur destiné à être de courte durée, mais qu'importe : avec chaque mouvement, il peut apprendre de ses quelques succès comme de ses erreurs.

Le jeune mo'at continue à garder un regard pointé et sérieux sur le jeu d'échecs, dépensant beaucoup d'énergie. Il prend la tour d'un revers de la main et regarde le jeune homme tenté de sauver son roi. Le piège était refermé maintenant, les coups s'alignant pour conserver le roi dans sa petite pochette protectrice. Il cessa de porter une attention aussi soutenue sur le jeu d'échecs. Il n'avait après tout que peu d'intérêt à ce jeu. Il n'était pas essentiel qu'il gagne après tout. Théodore n'avait pas cette manie négative que plusieurs menteurs et manipulateurs ont. Il n'avait pas besoin de gagner à tout et de prouver qu'il était plus intelligent. Il préférait que les gens aillent la difficulté à saisir son caractère quand il n'essayait pas activement de leur faire croire autre chose.

-Si je te donnais un livre de ton choix, quel sujet préférerais-tu ?

L'offre, tendue de nulle part, a de quoi surprendre. Les livres sont rares et dispendieux sur la rue dans Paradis et même dans plusieurs spatioports de l'impérium. L'offre est donc extrêmement cher, et Théodore l'a fait sans la moindre gêne ou réflexion. L'indice de sa fortune peut paraître évident à un homme versé en économie, mais pas forcément pour le jeune homme. Mais même pour l'orphelin des rues, l'opportunité ne serait que monétaire est très clair. Il bouge sa tour.

-Échec.

Il devine à l'aisance des coups qui s'enchaînent qu'il a perdu, probablement depuis déjà quelques coups déjà. Il lui aura juste fallu un peu trop de temps pour s'en rendre compte. Qu'importe. Décidé à tirer parti de la défaite, le fugueur n'en continue pas moins pour voir ce qu'il tirera comme apprentissage.

La question l'arrache au plateau de jeu. Un instant, le gamin cille face aux pièces qu'il ne voit plus vraiment. Puis il relève le nez vers l'évêque. L'homme de foi a l'air sérieux, autant que peut l'être quelqu'un qui parle de masques et d'images construites avec pareil naturel. L'immensité des possibles et son peu de connaissances se disputent dans la réflexion de Selvh'ën.

L'annonce de son échec vaut à la tour coupable un regard un peu distrait. Ses options de contre-attaque diminuent comme peau de chagrin.

"J'avoue que je ne sais pas comment riposter."

Pas affolé par le constat, il rééxamine l'échiquier tout en poursuivant.

"Je ne sais pas non plus pour le sujet - mais je dirais un livre qui vous ait marqué."

Et s'il dit "un" livre et pas "le" livre qui ait marqué Théodore, ce n'est bien que parce qu'il subodore que les gens de son envergure se construisent avec une bibliothèque et non un seul ouvrage.