Qui bene cantat bis orat

Il devine à l'aisance des coups qui s'enchaînent qu'il a perdu, probablement depuis déjà quelques coups déjà. Il lui aura juste fallu un peu trop de temps pour s'en rendre compte. Qu'importe. Décidé à tirer parti de la défaite, le fugueur n'en continue pas moins pour voir ce qu'il tirera comme apprentissage.

La question l'arrache au plateau de jeu. Un instant, le gamin cille face aux pièces qu'il ne voit plus vraiment. Puis il relève le nez vers l'évêque. L'homme de foi a l'air sérieux, autant que peut l'être quelqu'un qui parle de masques et d'images construites avec pareil naturel. L'immensité des possibles et son peu de connaissances se disputent dans la réflexion de Selvh'ën.

L'annonce de son échec vaut à la tour coupable un regard un peu distrait. Ses options de contre-attaque diminuent comme peau de chagrin.

"J'avoue que je ne sais pas comment riposter."

Pas affolé par le constat, il rééxamine l'échiquier tout en poursuivant.

"Je ne sais pas non plus pour le sujet - mais je dirais un livre qui vous ait marqué."

Et s'il dit "un" livre et pas "le" livre qui ait marqué Théodore, ce n'est bien que parce qu'il subodore que les gens de son envergure se construisent avec une bibliothèque et non un seul ouvrage.

La partie s’acheve et même le gamin s’en rend compte progressivement. Il s’entete a jouer, ce que l’évêque apprécie cet entêtement, qui démontre que le jeune mo’at veut réellement apprendre à jouer. Mais, Sor’ayl semblait être préoccupé par sa question plus que d’autre chose.

-Il n’y a pas de mal, continue de réfléchir. Il est vrai que c’est une mauvaise position.

Le médecin était patient après tout, bien plus que l’on pouvait s’en douter. Il avait passé sa vie à cacher ses intérêts pour attendre d’avoir un travail qui lui permettrait 10 ans plus tard d’avoir les moyens d’agir sur ceux-ci. Il pouvait se permettre d’attendre quelques coups pour le gamin alors. Puis, le gamin lui posa à son tour. Il avait vraiment de l’audace.

- Un livre qui m’est marqué? Je crois avoir quelque chose pour toi.

Il se leva et se dirigea vers la bibliothèque. Il alla dans sa section à lui, les couvertures des livres portant sur l’unique comme à l’habitude. Il choisit un de ceux là. Le traité sur les vicissitudes de la foi. Mais à l’intérieur, il y avait un traité d’histoire naturelle. Il referma sa bibliothèque avec sa clé et donna le livre à Sor’ayl.

- Tu peux le prendre. Il est à toi. Il devrait se vendre bien si tu ne veux pas le garder

Il retourne la situation dans sa tête. Il faut qu'il bouge son roi pour ne pas perdre au prochain coup. Il pourrait fuir aveuglément, mais ça ne mène pas bien loin, de son expérience de fugueur. Quitte à battre en retraite, mieux vaut le faire avec stratégie. Quand il bouge son roi, c'est donc pour le rapprocher de la protection d'autres pièces.

Il relève le nez juste à temps pour récupérer le livre. Respectueusement, il saisit l'ouvrage, prend conscience de son poids et de l'odeur du papier. À lui. La perspective est réjouissante - et pour la connaissance qui dort entre les lignes et pour le savoir particulier de ce qui a pu marquer l'évêque.

"Merci."

D'un geste fluide, il pivote le volume pour examiner la tranche, dont le titre allume un éclat amusé. Vicissitude, ça fait beaucoup de I pour un seul mot et ça ne sonne pas très bien. Lorsqu'il ouvre le livre, cependant, son expression se nuance d'un éclat qui fleure le complice. L'index ne parle pas de foi, clairement. Pour faire suite à une conversation sur les masques et les doubles sens, c'est assez adapté.

"D'où l'expression de ne pas juger un livre à sa couverture..." souffle-t-il.

Il lui plait bien, ce livre dans un livre, rien que sur le principe.

Les bonnes réactions du gamin le font hocher la tête, l'air appréciatif. Le jeune mo'at avait le bon sens de penser à chaque coup, même s'il semblait avoir compris qu'il était encerclé. Les idées qu'il pense sont originales et l'évêque doit réviser son plan avec quelques petits ajustements. Le jeu serait bientôt terminé, mais Théodore se souciait moins de cela présentement. Il hocha la tête, encourageant le jeune homme à prendre le livre dans ses affaires.

- Ce n'est pas un problème.

Il fait un clin d'oeil à l'orphelin pour lui faire comprendre que l'expression est sans doute plus vrai que l'on y pense dans une société. Les gens sont ainsi et il vaut mieux ne pas toujours y croire, la source de la grande discussion de leur rencontre après tout. La partie est terminé dans deux coups, le roi coincé.

- Tu as très bien fait pour une première partie du jeu. Tu peux garder ça dans tes connaissances, ça pourrait toujours te servir. Tu devrais être maintenant distancé de tes poursuivants après tout, n'est-ce pas, Sor'ayl?

Il sourit. La raison de leur présence dans la salle était presque perdu derrière le moment plaisant intellectuellement que leur discussion avait amené.

Il hoche la tête sagement, certain d'emmener les règles du jeu avec lui désormais où qu'il aille - en prétexte pour parler et apprendre ou comme une pierre à aiguiser pour l'esprit, en raison pour aller au-devant d'inconnus ou en image et comparaisons futures.

"Tout sert toujours."

Il faut juste trouver l'occasion, l'opportunité - ou la créer. Une esquisse de sourire glisse sur les lèvres du gamin alors qu'il hausse les épaules, pas vraiment repentant de se servir des lieux comme d'un refuge.

"Je pense aussi."

Il pense surtout qu'ils ne rentrent jamais dans les lieux sacrés - comme s'ils n'envisageaient pas qu'il y rentre, comme si l'Unique était censé le repousser de sa maison immaculée. Souple, il se relève de son siège, le livre soigneusement au creux des bras, incline le buste avec l'expérience d'années de courbettes et de politesses.

"Merci Monseigneur Théodore, et bonne journée à vous~"