Mains dans les poches et main dans le sac

Il plisse le nez, un rien bravache.

"Un peu faim et pas peur."

La peur ne sert à rien. Il a bien tenté de s'en débarrasser mais parfois elle revient - pas cette fois, cependant. Le combattant ne semblant pas décider à rentrer, il pousse la porte et s'y avance d'un pas léger. Les réguliers à l'intérieur lui lancent un regard sans paraître s'inquiéter. Le gamin passe parfois, que ce soit pour récupérer de quoi manger ou pour jouer contre quelques piécettes les messagers. Il ne fait cependant que quelques pas avant de laisser son aîné choisir où il veut se placer. Il a après tout l'embarras du choix : table dans l'espace dégagé au centre de la pièce ou dans les box cloisonnés et comptoir permettent généralement à tous les tempérament de trouver où s'installer.

Enguerrand entre donc dans la taverne et regarde un peu l'ambiance. C'est tranquille. Parfait. Mais ça manque un peu de pirate. Il se dirige vers le coin tranquille. Il n'aime pas être au centre d'une foule d'inconnu. Ca lui hérisse le poil en permanence. Une foule de pirate sur Tortuga c'est moins dangereux.

- La peur t'aide à survivre. explique tranquillement le combattant en faisant un signe à la serveuse.

Il se pose dos au mur et un œil vigilant sur la salle.

- l'intelligence aussi. qu'il précise ensuite.

Il ne doute pas que le gamin dans ce domaine est doué. Mais il ne comprend pas pourquoi il ne quitte pas Paradis le plus rapidement possible.

Paradis, esclave en fuite, combinaison risquée.

D'une impulsion maîtrisée, Selvh'ën se perche de façon à gêner le moins possible la vue sur la salle du combattant,  gardant un oeil sur une vitre pour assurer ses propres arrières.

"La peur asservit, aussi."

On la brandit à coup de "sinon" comme certains menacent du fouet et du bâton. Il y a cependant certainement une leçon de prudence à trouver, un équilibre. Du coin de l'oeil, il surveille la progression de la serveuse et de toute oreille indiscrète alors que le sujet de sa fuite tombe sur la table.

"Je sais, mais..."

Il souffle, se secoue légèrement. L'envie furieuse de vivre plus que de survivre le dispute au peu d'idéalisme préservé de son cynisme naissant. Les mots peinent à outrepasser le besoin de secret.

"Partir juste pour fuir, ça ne semble pas assez."

Enguerrand écoute. Il est doué pour ça. Sans doute parce qu'il n'aime pas spécialement parler de son coté. Il n'a pas grand chose à raconter de toute façon. Enfin de son point de vue.

Vaisseau pirate. Partir et combattre les trinitaires. propose le pirate. Une solution deux en un utilisé par nombre mo'at à l'esprit rebelle.

La serveuse arrive et Enguerrand demande deux plats du jour. Et demande du vin. Et deux verres de rhum.

Le gamin des rues laisse le combattant commander, retournant l'idée d'un vaisseau dans son esprit. Courir les rues et saboter à l'occasion une chaîne qui passe à portée, c'est facile. Embarquer contre une guerre contre les trinitaires, moins, mais peut-être plus efficace. Peut-être. Frustré de son manque d'informations sur le sujet, il attend que la serveuse reparte pour se lancer :

"Comment tu sais si ça marche mieux pour aider, d'être pirate ?"

Comment on sait, qu'on ne venge pas seulement au lieu d'aider ?

Le petit est accroché par l'idée. Mais pas stupide au point de se bercer d'illusions il pose les bonnes questions et le pirate trouve ça intelligent. Lui même n'est pas le plus représentatif de la communauté. Trop solitaire. Trop centré sur sa quête intérieure d’excellence martiale.

Trouver le bon capitaine. explique laconiquement le pirate qui cherche le sien depuis des mois... des années maintenant sans doute.

La serveuse apporte les deux verres de rhum et les pose devant le pirate. Une fois qu'elle est repartie Enguerrand pousse son verre en direction du gamin.

Si tu veux je peux aider. Tu répondras en buvant ou non le rhum. explique le Enguerrand.

Le bon capitaine. La réponse parle assez peu au fugueur. Il sait ce que c'est, un capitaine, très théoriquement. Un poste à prestige, le seul maître à bord après l'Unique - qui ne voit rien et n'entend rien, alors autant dire le seul chef qui compte.

À défaut, il baisse le nez sur le verre d'alcool, l'examine aussi attentivement que s'il tentait de faire la différence entre une couleuvre et une vipère. Il évite de boire, d'habitude, pour préserver ses réflexes. Pour sceller un pacte, en revanche, il peut comprendre. C'est un rituel, et les rituels ont une part de sacré.

"Pourquoi vous m'aideriez ?"

On n'a rien sans rien, dit la maxime, dans les rues, et Selvh' ne compte pas l'oublier trop tôt.

Enguerrand hausse les épaules. Pourquoi il ne l'aiderait pas. Les pirates cherchent toujours de nouvelles recrues. Alors s'il en rencontre une potentielle pourquoi ne pas l'aider.

- Pourquoi pas ? lui renvoie le combattant de sa voix froide et sans émotion.

Il attend son repas avec impatience. Parce qu'il a faim. Alors il tapote doucement la table en bois avec ses doigts cybernétiques noirs et couturés de petites coupures faites au fil des combats. Il regarde aussi en direction des cuisines.

Le tapotement de métal contre le bois de la table suit le rythme de ses pensées. Pourquoi pas, ça peut vouloir dire tout et rien, du désintérêt à l'hameçon caché. D'un autre côté, le combattant n'a pas l'air adepte des roueries et fourberies. Jusque là, il a toujours été direct.

"Parce que les gens font rarement les choses gratuitement."

Et il ne veut pas de dettes, pas de liens - ou aucun dont il ne soit au moins conscient. Ce n'est cependant pas une accusation contre l'inconnu, juste un constat général sur sa courte existence à lui, alors qu'il fait pensivement tourner le verre de rhum entre ses doigts. Dans le liquide ambré, les reflets ressemblent à des étoiles dissoutes d'alcool.

Les gamins fuyards et vivant dans les rues sont souvent très méfiants. Ils ont raison c'est la seule chance qu'ils ont de survivre. Donc pour le moment les réactions du gosse sont logiques. Rien qu'Enguerrand n'ait pas déjà rencontré.

- En effet. confirme le pirate.

Sauf qu'il n'attend pas grand chose des gens qu'il aide. Soit c'est un contrat prévu à l'avance, soit il aide parce qu'il en a envie. Et les gens sont reconnaissants ou pas. Par fois ils n'ont même pas l'occasion de l'être car il ne les recroise jamais.

- tu es prêt à payer ? qu'il demande pour tester le gamin.

Les quelques mots rallument instantanément toute la vigilance ourlée de méfiance du fuyard. Malgré la tension dans sa nuque, cependant, il prend le temps de peser sa réponse. Il a promis à la Dame de vivre. Il a promis à la Dame d'aider les siens. Et une occasion comme cette porte sur les étoiles ne se présente pas tous les jours. Plus que jamais, la frustration de ne pas en savoir assez affleure sans qu'il la laisse percer sur son expression. Le geste d'effleurer le pendentif de pierre noire d'Ebenezer, cachée sous ses vêtements, lui échappe cependant - une forme de prière muette, destinée à une Unique au féminin.

"Seulement si je connais les conditions et qu'elles me vont."

Ce n'est pas encore une acceptation, ou une pleine de "si" - mais on n'a rien sans rien, en ce monde, et Selvh'ën n'a jamais rechigné à travailler pour ce qu'il voulait.

Le gamin est malin, c'est bien. Enguerrand apprécie le sens pratique et la méfiance qu'il déploie. Il a des chances de survivre. La serveuse arrive avec les plats du jour. Un ragout dont il est difficile de savoir ce qu'il contient. Mais l'odeur qui s'en dégage est alléchante. Elle pose aussi la bouteille de vin. C'est un cépage de renaissance. Autant dire de la piquette. Mais bon Enguerrand fera avec. Il remercie d'un signe de tête, mais ne parle pas. Les mots sont pour les choses vraiment importantes.

Il attend que la serveuse soit repartie et reprend avec le petit.

- Les capitaines sont des créatures à part. Chacun à ces conditions et lubies que je ne maitrise pas vraiment. Par contre je connais ceux qui chassent les trinitaires esclavagistes plus que les autres. explique Enguerrand.

Il sort son HCom et le pose sur la table. Il affiche une image holo du système Dorado.

Toujours assoiffé de connaissance mais patient, le gamin laisse la serveuse repartir et la réponse du combattant arriver. Pour tentants qu'ils soient, les parfums ne le détournent pas de la conversation en cours. Attentif, il examine l'hologramme du système comme pour le graver dans sa mémoire, s'étonne de la petitesse de son monde, mis à cette échelle. Comment font ceux qui vivent dans l'espace pour ne pas étouffer entre les rues étroites des villes ?

"Ils n'ont aucune condition commune ? Aucun axe général de conduite ?"

Enguerrand commence à manger. Il a faim. Homme pragmatique et très patient il sait que la conversation reprendra tôt ou tard. En attendant il mange. Le ragout n'est vraiment pas mauvais même s'il est définitivement pas capable de savoir ce qu'il y a dedans. C'est toujours mieux que du nutrisoja. Le vin par contre lui tire une grimace. Peut-être que de l'eau serait une meilleure idée finalement.

Le code. dit-il entre deux bouchées.

Les pirates ne sont pas tous sans foi ni loi. Loin de là en fait. Même s'il est monté à bord de navire peu recommandable. Besoin d'argent et scrupules ne font pas toujours bon ménage.

Habitué de l'imitation dont il a découvert qu'elle permet tant d'apprendre que d'adoucir les gens, le gamin pioche à son tour dans son plat. Le plat mijoté l'emplit de la satisfaction rarement égalée des aliments frais, tant bien même ils seraient non-identifiables. La simplicité du repas n'en a pas moins des airs de petit luxe. Il finit avec soin sa bouchée avant d'interroger :

"Le code ?"

De codes, lui ne connaît que les signes discrets entre alliés de mauvaise vie, ces signaux d'avertissements pour prévenir de l'arrivée d'une patrouille ou signaler que tout va bien. Rien d'écrit et, surtout, rien qui n'aide à interpréter un comportement.

Enguerrand nettoie son assiette et semble satisfait de son repas. Mais pas du vin qu'il n'a pas retouché. Il regarde le gamin avec ses yeux froids comme la glace.

- un Code de conduite pour éviter que ce soit l'anarchie à bord. dit simplement le pirate. Tous ne le suivent pas. Je préfère ceux qui le suivent. C'est plus sûr.

Il peut presque entendre la majuscule rouler sur le mot, assez pour l'intriguer. Mais l'idée d'un Code comme un contrat ne le dérange pas : on évite les malentendus, certainement, et les mauvaises surprises. Un bout de pain imbibé de sauce entre les dents, il détourne enfin le nez de l'image du système.

"Noté. Et ça consiste en quoi ?"

La prudence de se cantonner aux capitaines qui suivent le code lui parle, mais s'il veut comprendre ce monde nouveau, il lui faudra passer par les détails dudit code, n'est-ce pas ?

Enguerrand hausse les épaules.

- c'est un truc de pirate. Tu es un pirate ? demande le combattant.

Il ne va pas raconter plus à un gamin des rues qui pourrait parfaitement être téléguidé par la Trinité. Le reste sera dans les mains d'un vieux quartier-maître ou d'un capitaine à part. Il ne sait pas lire les gens et encore moins leur flamme... si ce truc existe réellement.

Le gamin plisse le nez, pas amusé par la question. Non, il n'est pas pirate, ou pas encore, et ils le savent certainement tous les deux.

"T'es sûr que c'est un truc de pirate et pas un impératif pour devenir pirate ?"

Il peut comprendre la prudence et la méfiance, même si ne pas savoir lui laisse toujours la sensation tenace que cette connaissance-là qui lui manque pourrait, un jour ou l'autre, sauver quelqu'un. Son assiette finie, il l'écarte sagement, cependant, la tête pleine de perspectives à penser et peser.

Enguerrand écoute le gamin.

Certains le suivent d'autres non. il aime pas se répéter.

Donc forcement il y a des pirates qui ne suivent pas le Code donc ce n'est pas un impératif. Après l'expérience montre que les pirates coupables d'infamies envers le Code ne survivent pas longtemps. Sans doute parce que personne ne veut les aider. Et aussi parce que parfois les seigneurs se déplacent.

Exact, l'inconnu l'a dit. Selvh'ën cille, un peu embarrassé d'avoir noyé l'information dans la masse de ses réflexions. Il reste silencieux un moment, son immobilité de statue rompue uniquement par le jeu de doigts autour du cordon de cuir à son cou qui retient le pendentif comme un alibi.

C'est sans un mot qu'il abandonne la lanière de cuir pour enrouler les doigts autour du verre de rhum. Il a, après tout, dit tout ce qu'il avait à dire, lui semble-t-il - et il n'a jamais été adepte des grands discours, jamais été locace que pour un seul être. Silencieux et sérieux, il lève le verre dans un toast muet, esquisse d'engagement.

Enguerrant le regarde faire. Le gamin est plus rapide que prévu.

- Liberté, sang et larmes qu'il prévient avant que le petit boive son verre.

Il n'est pas du genre à vendre du rêve. La vie de pirate n'est pas aussi romantique que l'idée que certains s'en font. Mais certains parviennent à y mettre une dose de romantisme. C'est ce genre de capitaine qu'il recherche. Sans doute pour contrebalancer son pragmatisme à outrance.

Il prend le verre de rhum et le lève aussi attendant que le petit boive.

"Liberté, sang et larmes."

Les accents du toast ont quelque chose de familier, un prolongement de son existence dont il espère qu'il sera naturel - un nouveau plongeon vers un inconnu juste un peu plus infini que les rues confinées de Paradis. Portant le verre à ses lèvres, il boit. La fraîcheur du verre contraste avec la traînée brûlante qui retrace les contours de sa gorge. La sensation inhabituelle efface presque les nuances plus subtiles de la boisson. Malgré ses efforts, une vague grimace trahit son peu d'habitude pour l'alcool alors qu'il repose le récipient.

Enguerrand boit son verre comme si c'était de l'eau. Il n'est pas spécialement fan de rhum, mais c'est toujours mieux que l'infâme piquette qu'on lui a servit avec son repas. Et puis c'est un rituel.

Il regarde le gamin avec attention. C'est un débrouillard, il peut être utile à un capitaine même s'il ne connait rien aux vaisseaux. On a souvent besoin d'un voleur pour certaines affaires. Typiquement le genre d'affaire dans lesquels il ne préfère pas être impliqué. Il aime les choses simples.

- Abordage, faussaire, artilleur, mécano, intendance, navigateur ? demande le combattant.

Rien de cela n'est exactement son domaine, parfois d'un rien qui lui manque pour faire la différence entre les savoirs glanés à force d'écouter y compris là où il n'est pas censé se trouver et un vrai savoir-faire.

"Faussaire, plutôt. Et je peux apprendre pour le reste, au besoin."

Mémoriser et tirer le meilleur du mimétisme, il sait plus ou moins faire, de ce qu'il en a constaté. Il peut s'adapter - apprendre tout ce qu'il pourra intégrer, tout ce qui pourrait lui servir pour s'en sortir.

Enguerrand réfléchit de plus bel. Sur que le petit a une âme de faussaire comme tous les gamins de la rue. Mais ce n'est en fait qu'une nécessité temporaire. Et c'est un Mo'at.

Les mystiques sont très recherchés aussi. Si Calypso te parle et écoute tes prières alors les capitaines feront la queue pour t'embaucher. explique ensuite le pirate.

Il n'a jamais compris tout ça. Mais visiblement c'est une réalité alors son coté pragmatique est prêt à l'accepter.