Mo'eylan

L'oiseau est mal en point. L'aile brisée à été remise en place, doucement pour ne pas déranger ses os creux et maintenu à l'aide d'une attelle. Avec douceur, Way'si lui parle mo'at, racontant des histoires d'arbres sur Renaissance, de baies à manger, de nids et de petits, de l'ivresse du ciel à portée de vue pour qu'il oublie qu'il est dans une boite en fer, le Ni'huan, jusqu'à ce qu'il soit assez remis. Pourra-t-il un jour retrouver la liberté ? L'a-t-il déjà connue ? Elle ne sait pas assez de choses sur les bêtes pour pouvoir le deviner. Lâcher un animal domestique c'est comme renvoyer un esclave sur Mo'tuani, il ne peut  y retrouver l'essence qu'il a perdu. Il sera rejetté des siens, exprès ou non, et mourra ou, pire, contaminera les autres des poisons que l'envahisseur aura mis dans leurs veines. C'est pour cela qu'elle refuse de retrouver sa tribu. C'est pour cela que le Ni'huan existe. C'est pour cela qu'elle va voir une soeur qui, elle aussi, a compris qu'il était impossible de redevenir comme 'avant", que celui-ci n'existe plus et que si Calypso avait voulu qu'ils restent sur Renaissance, elle les y aurait laissés.

Une soeur qui, incidemment, savait guérir les animaux.

Vêtue comme toujours d'une longue tunique greige qui montrait une de ses épaules, serrée à la taille par une ceinture de toile colorée, répondant à sa longue jupe en patchwork, la mo'at avait sacrifié au sol artificiel de très fines sandales en cuir qui faisaient comme un pied nu mais sans souffrir des sols de métal. A la main, elle portait (difficilement) une grande cage de bois tressé où se trouvait l'animal blessé. A sa ceinture, le Cube de communication que le Capitaine voulait qu'elle ait toujours sur elle. Des doublons. Et quelques crédits de l'envahisseur. Dans d'autres petites poches, des plantes, des poudres et une minuscule serpe de bois-solide bien aiguisée. Elle passa la porte.

"Bonjour ?" fit-elle en mojat; par habitude.

J'étais en train de terminer de m'occuper de ce pauvre sna'tanhìtsyip que l'imbécile de maître avait nourri avec du chocolat et du nutrisoja pendant plusieurs semaines. Et pendant que j'expliquais à ce monsieur que, non, ces aliments ne sont pas toxiques pour les sna'tanhìtsyip, mais que, non, ils ne constituent pas une alimentation équilibrée, la sonnette d'entrée tinte. Je n'y prête pas attention tout de suite, occupée que je suis à appliquer de la pommade sur les oreilles irritées de l'animal.
Hey, doc! Y'a quelqu'un pour toi!
C'est la voix de mon assistante. Est-ce une urgence? Bon, je termine avec le sna'tanhìtsyip, renvoie son propriétaire avec une ordonnance et des instructions strictes quant à la nourriture de son animal. Jess me glisse, en filant dans l'arrière boutique, qu'une personne parlant mojat est là.

La personne en question est une femme, accompagnée d'un oiseau dans un abri de bois tressé. Je n'avais jamais vu de cages comme celle-ci.
Bonjour!, lui dis-je en souriant.

Elle est de ces femmes qui sont si belles qu'elles vous font vous sentir laides en comparaison. Comme si une ele'wÿll te krüu se retrouvait à l'ombre d'une ean'heyu te liva. Est-il utile de préciser laquelle de ces plantes je serais?

Comment puis-je vous aider?

"Bonjour ma soeur, que la paix de Calypso soit avec toi." La déesse n'est pas l'entité la plus paisible du monde. Elle a la tranquillité de Mo'tuani, une indifférence profonde envers la cruauté individuelle au profit d'une harmonie à plus grande échelle. Mon voeux est cependant sincère, l'harmonie est ce que nous devrions tous chercher à atteindre.

"J'ai trouvé ce mo'eylan blessé à un endroit où il n'avait pas à être." pas dans un arbre donc, ni dans l'atmosphère de notre belle planète. Je souris, doucement, avec tendresse, en direction de l'animal. "J'ai tenté de remettre son aile mais mes connaissances portent plus sur les soins sur nos frères et soeurs que sur la faune qui nous entoure. Pourrais-tu vérifier son état, me dire s'il y a d'autres difficultés, ce dont il aurait besoin pour voler à nouveau et, si tu le sais, s'il est relâchable ou non, s'il te plait ?"

Je lui tend la cage, faite à la main par un camarade du Ni'huan et dotée d'une très large porte faite pour que l'animal ne se cogne pas les ailes en entrant.

J'ai presque honte de l'entendre m'appeler "ma soeur" en l'entendant parler un mojat sans accent. Cette impression avec laquelle j'ai appris à vivre, celle de n'avoir aucune racine, me submerge...

Il ne s'agit donc pas d'un oiseau, mais d'un mo'eylan. J'acquiesce et l'entraîne dans la salle d'examen. Elle n'est pas très spacieuse, son peu d'espace grignoté par les étagères croulant sous les boîtes de produits et de matériel. Heureusement, il y a suffisamment de place pour y circuler à deux. Cependant, si l'animal avait été plus grand, l'examen aurait eu lieu directement dans la salle d'opération, voire dans la cour.
Avec un peu de difficulté, je hisse la cage sur la table.

J'enfile une paire de gants en latex et demande à ma visiteuse de m'aider à sortir le mo'eylan de sa cage. A première vue, l'attelle semble avoir été réalisée correctement. Certes, elle a été attachée un peu trop serré, ce qui risque d'abîmer le plumage de l'animal, mais ce n'est pas bien grave.

Avant toutes choses, quel était cet endroit où il n'avait pas à être?
Mon humeur s'assombrit, anticipant les pires réponses. Un tripot organisant des combats d'animaux? Un élevage illégal et insalubre? Un laboratoire de drogues clandestin? A peine ces possibilités traversent mon esprit que l'envie de me défouler sur mon sac de frappe me prend...

J'ouvre doucement la boite, parlant à voix basse en mo'at pour convaincre l'animal de nous faire confiance. Calypso a voulu mettre cet être perdu entre mes mains aussi je fais mon possible pour qu'il soit le moins malheureux possible et il semble me le rendre avec de la confiance. C'est donc de lui-même qu'il marche vers moi tandis que je bloque un peu ses ailes pour éviter qu'elles se cognent. Ce n'est qu'une fois qu'il est installé et la cage dégagée que je retourne mon attention sur la guérisseuse.

"Une boutique d'herbes qui n'est plus dans les bas fonds du système. Elle était tenue par un frère que le contact avec l'envahisseur avait totalement perverti. Il avait oublié tout ce qu'il aurait du savoir au fond de son coeur et s'il avait des produits intéressants, il s'était senti obligé de faire venir des Tì'tspang. Aussi, pour prévenir la contagion, j'ai du avoir recours à des mesures radicales." Je m'en voulais un peu, je n'aimais pas détruire par le feu mais Calypso nous enseignait que la destruction était aussi une forme de création. Tout se recycle sur Mo'tuani. "Lui étant innocent, nous avons décidé de l'aider à se soigner et à avoir la vie la plus heureuse possible."

Ti'tspang?
J'ai parlé un peu fort. Le mo'eylan a sursauté. J'essaie de le calmer, mais je pense que ma visiteuse s'en sortira mieux que moi. Les animaux ne comprennent pas que je ne leur veux aucun mal. Pour eux, je suis la vilaine femme qui leur plante des aiguilles et les manipule dans tous les sens.
Mais il...qu'est-ce qu'il fabriquait avec ces horreurs?
Elle me décrit un homme perverti. Pour l'instant, je ne vois comment une perversion peut pousser à avoir du Ti'tspang chez soi. Juste de la stupidité, ou une extrême ignorance. Même par malveillance, ces champignons sont bien trop dangereux. Même les Trinitaires le savent. Et leur ignorance n'a de limite que leur saleté d'Unique.

L'attelle a été bien faite. Mais je voudrais m'assurer qu'il n'y a pas eu de...
Zut, comment on dit "infection" en mojat?
...de blessure supplémentaire à cause des éclats d'os, ni de ...maladie. Il faudrait que je lui fasse une...
Je ne sais pas non plus dire "anesthésie locale" dans ma langue natale. Certes, je ne sais pas non plus dire "iwatanï" en standard. Alors quand je dois jurer en standard, je contourne le problème. Je vais devoir faire de même ici.
...je vais devoir effacer ses sensations dans son aile, pour pouvoir vérifier sans lui faire mal. Il se peut que je doive...
Et maintenant c'est le mot "opérer" qui m'échappe...
...ouvrir au couteau? Réparer et refermer?
Je mime l'incision puis la suture avec mes mains gantées.

"Pas de dégâts collatéraux, une anesthésie, pour opérer." Il est blessant de voir une soeur qui a été tellement malmenée qu'elle ne connait plus la vraie langue mais ce n'est pas elle que je blâme pour cet état de fait aussi je me contente de lui donner notre vocabulaire technique. Evidemment, ce n'est pas exactement comme les mots en langue des envahisseurs. Nous en avons plusieurs pour anesthésie en fonction de la façon et de l'effet tandis qu'opérer est très cru chez nous. Dans tous les cas, j'ai réglé ma voix pour qu'elle soit douce, tranquillisante car les animaux ne s'attachent pas au sens mais à l’intonation. Tout comme je le caresse doucement, entre les deux yeux. Les mammifères sont très sensibles à ce genre de geste. Je le vois se tranquilliser, petit à petit et m'en étonne. J'oublie souvent que ce qui marche pour nous est aussi valable pour les enfants de la Dame. Moi aussi, l'envahisseur m'a perverti, c'est indéniable.

"Il voulait les vendre hors système comme des plantes décoratives je crois. C'était "joli". Il nous a tellement oublié qu'il avait oublié la dangerosité de la beauté."

En y réfléchissant, j'aurais peut-être du le laisser faire. Une telle plante sur la planète même de l'envahisseur pouvait le détruire. Mais alors que j'ai cette pensée, mon coeur se serre. Je ne dois pas me laisser envahir par la haine. "As-tu besoin de temps pour préparer le nécessaire à ton travail sur l'animal ?"

C'est donc ainsi que l'on dit les mots de la médecine dans ma langue natale. J'espère ne pas passer pour une incompétente, surtout auprès de quelqu'un qui pratique la médecine. Je réalise alors que je ne connais presque rien de la médecine pratiquée par les miens. Ont-ils des spécialités, eux aussi? Des professions différentes, comme les infirmiers, les chirurgiens ou les pharmaciens? Ma mère semblait connaître l'herboristerie. Elle m'en a appris un peu, et j'ai découvert le reste par moi-même. Lorsqu'on ne peut pas devenir mo'at par la voie traditionnelle, on se fait mo'at soi-même.

Mes excuses pour le vocabulaire. Ma mère est décédée quand j'avais huit ans, elle n'a pas eu le temps de m'apprendre les mots compliqués..
Pourquoi lui ai-je raconté ça? C'est sorti tout seul, comme des microbes après une quinte de toux...

Je grimace quand j'entends parler des tit'spang comme plantes décoratives. J'ai déjà vu des gens atteints de la maladie du tit'spang. Je ne la souhaite à personne. Heureusement, le mo'eylan ne l'a pas contractée. Reste à s'occuper de son aile...

Juste quelques secondes, le temps de préparer l'anesthésie

J'ai appris un mot de ma langue natale, à mon âge! C'est comme découvrir un souvenir de famille. Du moins, je l'imagine...
Les tit'spang, ils ont été détruits? Et le revendeur neutralisé?, dis-je en faisant jaillir quelques gouttes de l'aiguille de la seringue, maintenant prête à l'emploi

"Tu n'as pas à t'excuser pour ce que tu es, ma soeur." Sa voix est douce, sans aucun jugement. Combien de frères et soeurs ont perdu la Voix de Calypso par faute de parents tués par l'envahisseurs ? Combien de sagesse perdue ? Si Way'si s'en attriste, elle n'en blâme pas pour autant les survivants. Ils ont fait leur possible pour se construire dans un monde hostile. Comme elle. Même si elle a eu la chance de ne rencontrer les ennemis qu'une fois adulte avec une personnalité bien affirmée.

Tendrement, elle caresse l'animal pour l'aider à se détendre. L'aiguille fait peur. C'est bien une méthode d'étranger que de commencer par imposer le produit. Elle l'aurait fait par inhalation, cela laisse moins de trace mais elle n'est pas soigneuse d'animaux, tout juste s'occupe-t-elle au mieux de ses camarades du Ni'huan.

"L’entrepôt entier a été la proie des flammes. C'était la seule façon d'éviter que les spores ne se dispersent ou ne se glissent dans d'autres objets. Quant au propriétaire, j'ignore son destin." De ce qu'elle en sait, il est mort ou en prison. Cela ne l'attriste pas plus que cela. Il avait déjà perdu son âme en se laissant transformer en monstre par l'argent de l'envahisseur. Il était déjà mort en tant que mo'at. Son corps et sa conscience n'avaient donc plus d'importance.

"Ce sont les..." elle recherche un mot poli. "autres qui t'ont enseigné le soin aux bêtes ?" Là encore, aucun jugement, rien qu'une curiosité polie, entre soeurs.

Ils ont brûlé. C'est bien.

Je fais la piqûre, rapidement, autant par habitude que pour n'effrayer le mo'eylan pendant une durée aussi courte que possible.

Revendre des tit'spang...J'aurai décidément tout entendu

L'aile cassée tremble de moins en moins, s'engourdit puis s'immobilise complètement, comme s'il s'agissait d'une prothèse en chiffons. J'appuie doucement sur la fracture, geste qui provoquerait chez un animal non anesthésié une réaction de vive douleur. Mais le mo'eylan ne montre aucune réaction. L'anesthésie fait suffisamment effet pour que je puisse commencer à travailler.

Les autres?

Concentrée comme je suis sur la plaie, je ne comprends pas tout de suite de qui ma cliente parle.

Oh! Oui, j'ai étudié chez les Corporatistes. Je suis la seule mo'at diplomée de leur université!

Et de ça, je ne suis pas peu fière! Je suis arrivée à Hope à l'âge de huit ans, illettrée et ne sachant pas compter. Je suis partie de plus loin que le corpo moyen, et j'ai été plus loin aussi.

Mais j'ai aussi appris des nôtres. Des frères et soeurs sont parfois venus travailler ici, avant que ma mère adoptive ne prenne sa retraite. Et je me suis beaucoup débrouillée seule. Les espèces animales ont toutes beaucoup plus en commun qu'on ne l'imagine! Beaucoup de soins aux animaux de l'extérieur s'appliquent aux animaux de chez nous

Pas de parasite visible sur l'aile du mo'eylan. Pas de trace d'infection. C'est enflammé, mais propre. Maintenant, comment dire "examen par scanner pour détecter les fractures" en mojat?

Elle se souvint de la beauté des lanternes du diable sur le plafond de l’entrepôt et de la peur qui l'avait saisie alors. Le frisson qui revint fut rapide mais profond, la prenant jusqu'aux os. Calypso savait ce que cette plante pouvait faire aux malheureux qui succombaient à son charme. Les envahisseurs eux-même n'avaient pas mérité un tel sort.

Heureusement, l'oiseau entre ses mains est rapidement endormi et la légère distraction de la guérisseuse ne semble pas avoir eu de répercussion.

"Tu as le papier, tu es...médecin ?" c'est un mot que je ne connais pas dans la langue de mes ancêtres. Nous n'avons jamais eu besoin de preuve de nos arts. Jamais besoin de séparer l'homme de l'animal. Dans ma tribu, on était un tout, avec la nature autour de nous et les tribus du groupement non loin.

"J'ai essayé d'aller dans un groupement de guérisseurs de chez eux mais je n'avais pas le droit parce que pas le papier alors on m'a jetée dehors." Elle n'avait pas apprécié l'expérience malgré la rencontre du roux trop fragile qui lui avait montré un peu d'humanité. "J'ai appris dans la jungle avec la Sage qui me formait. On n'a jamais fait de différence entre les gens et les bêtes. Les autres, eux, trouvent des différences entre les gens. Nos corps sont les mêmes pourtant. Seules nos âmes diffèrent." Elle ne comprendrait jamais.

Vétérinaire.
Encore un mot que je ne sais comment traduire.
C'est un guérisseur, mais uniquement pour les animaux.

Bon, en théorie, les humains étant des primates comme les autres, je sais comment leur prodiguer les premiers secours. Je sais comment faire quelques actes simples comme consolider une fracture, suturer une plaie...Mais je n'en ai pas le droit. La médecine sur les gens est règlementée, et c'est compréhensible.

Ce que ma cliente me dit de ce qui ressemble à un congrès de médecins m'attriste. Certes, elle n'a pas fait d'études de médecine. Mais elle n'est pas sans connaissances! Elle aurait pu leur apprendre bien des choses sur les maladies de son - notre! -monde natal. Elle aurait fait économiser de l'argent aux chercheurs, en parlant des remèdes connus de notre peuple. Tant pis, ces iwatanïs dépenseront leurs précieux crédits pour rien. C'est ce que Mam' a tendance à appeler un "impôt sur la connerie". Et j'avoue aimer cette expression.

Les corpos sont parfois de sacrés iwatanïs, je lui concède, en un soupir.

J'emmène le mo'eylan dans le scanner, et j'explique son fonctionnement à ma cliente.

Avec ça, on va voir s'il a d'autres fractures, ou n'importe quoi d'anormal à l'intérieur sans avoir besoin de l'ouvrir pour cela. Je ne pense pas que nous trouvions grand chose. Mais il s'agit d'un animal trouvé dans un lieu...enfin, disons que je préfère être prudente.

Vétérinaire. Les étrangers et leur manie de tout nommer, comme si l'homme n'était pas un animal, comme s'il était au dessus. Elle aurait préféré se dire que vétérinaire signifiait guérisseur du vivant et médecin guérisseur des monstres. Une ombre passa sur son visage clair et disparu en un instant alors qu'elle hochait la tête.

"Comment marche la machine ? On peut aussi voir l'intérieur des gens ? Est-ce qu'on peut voir l'âme et le coeur ? Et la flamme ?" Elle n'aimait pas les machines mais l'idée de voir le dedans sans ouvrir la fascinait. Elle avait toujours voulu savoir si l'impalpable, la vie même était quelque chose qui était ou non. Si le monstre qui était en elle pouvait se voir de l'extérieur...

L'âme et le coeur dans un scanner. L'idée me fait sourire. Un petit rire s'échappe de mon corps. Si les grands industriels pouvaient voir les âmes avec les machines qu'ils construisent, ils verraient l'état de celle qu'ils ont vendue contre tous les credits dans lesquels ils se noient. Et aucune de ces machines ne serait jamais commercialisée. A moins qu'ils ne trouvent un plan marketing pour vendre une réserve de drogues psychiatriques pour chaque vente de machine à sonder les âmes? Cela serait très corporatiste, en effet...

On ne peut pas voir l'âme avec ces scanners. Aucune machine ne peut montrer les âmes. Ni la...flamme?

Je ne suis même pas certaine de savoir vraiment ce qu'est une flamme. Au sens métaphorique, bien entendu. Je connais la réaction physique qui produit du feu. Mais je doute qu'elle parle de ça.

Par contre, nous pourrons voir son coeur. Venez, je vais vous montrer.

Je l'emmène dans la salle du scanner, le mo'eylan dans les bras. Je le pose dans la machine, et pendant qu'elle fait son travail j'explique à ma cliente que des scanners semblables existent pour les humains aussi, qu'ils sont simplement plus grands et réglés différemment.

J'affiche le résultat sur les écrans de la salle. Une image en trois dimensions de l'animal, sans la peau pour empêcher de voir à l'intérieur. Je montre l'aile cassée à la cliente, ainsi que le reste de son squelette qui semble intact...

Elle rit. Pour autant je ne sens aucune moquerie dans cette réaction de ma soeur aussi je souris de concert, sans savoir à quoi elle pense mais heureuse de la camaraderie. Concentrée sur ce qu'elle m'enseigne, je hoche la tête, cachant ma déception de ne pas voir les âmes. Calypso ne l'aurait peut-être pas permis, maintenant que j'y pense. C'est son enseignement qui nous permet de faire la différence entre les humains et les monstres. Vouloir s'appuyer sur une machine pour faire le tri montre à quel point la pensée des étrangers a corrompu la mienne. Je note de m'en excuser auprès de ma déesse par la suite et suit ma camarade dans la Pièce . C'est tout simplement merveilleux. Chaque os est blanc. Les fractures sont en noir. Il y a des nuances en fonction de l'avancée de la réparation. On a l'impression qu'il est là, devant nous, comme il le sera quand ses os se seront fondus dans la Pierre et qu'il deviendra partie de Mo'tuani.

"On dirait de longs doigts." Je n'aurais jamais pensé que les êtres volants avaient des doigts peut-être plus grands que les notres. Je regarde ma main. Même recouverte de plume, elle ne pourrait pas me faire voler, elle est trop petite.

"Tu disais qu'on pouvait voir le coeur, mais le coeur n'est pas os. Comment fais-tu ?"

En réalité, les ailes sont des bras

Sur l'image holographique, je lui montre les longs os, et lui explique à quelle partie de notre bras correspondrait les os de l'aile. Je lui montre également à quel os des autres pattes correspondent les os de l'aile. Je bute beaucoup sur les noms des os, en mojat. Le seul os dont je connais le nom dans la langue de mon peuple, c'est l'humérus. Ma mère avait dû changer les pansements de l'ordure qui s'imaginait m'avoir engendrée lorsqu'il avait cassé le sien, et elle m'en avait parlé. Moi, j'avais retenu le nom de cet os, et j'avais voulu apprendre le nom de tous les autres pour pouvoir réparer les miens et ceux de ma mère. Et pour briser les siens si cela s'avérait nécessaire.

La machine montre aussi les organes.

Je les affiche, par dessus le squelette. Les poumons, le cœur, l'estomac, les intestins et tout le reste s'affichent.

Voilà le cœur.

Aucune lésion par ici. Je ne me faisais pas de souci, étant donné ses blessures. En revanche, les muscles de son aile ne sont certainement pas dans un aussi bon état.

Il bat beaucoup plus vite qu'un cœur humain. En fait, plus un animal est petit, plus il bat vite! Le cœur d'un awak bat tellement vite qu'on croirait entendre un bourdonnement!

Comme c'est agréable de pouvoir parler biologie avec une des miens! D'habitude, les gens font une drôle de tête quand je parle des animaux...

Ses ailes sont des bras. Je trouve l'image extrêmement philosophique, à méditer. J'aurais eu temps à apprendre si les monstres m'avaient laissé continuer tranquillement le cours de mon existence. Mais non, la déesse avait d'autres projets pour moi et je dois apprendre à ne pas regretter ce qui aurait pu être. Levant les yeux, je vois alors les organes, apparus magiquement, presque. Je ne tends pas la main. Je connais les hologrammes. Je hoche la tête.

"Comme le coeur d'un enfant bat plus vite dans le ventre de sa mère." et quand il grandit, il apprend, comme tous, la pondération. "Je vois la vessie, l'intestin, l'estomac. C'est impressionnant. Comment des gens capable de tels miracles peuvent occasionner tant de destruction alors qu'ils pourraient faire tellement de bien ?" Je ne le comprendrais jamais...je crois.

Je m'apprête à lui répondre que la Trinité n'a pas inventé ces machines, que leur compréhension de la science se limite à "c'est l'Unique qui fait tout", que l'Union Corporatiste combat l'esclavage. Mais mes mots s'étranglent dans mon larynx alors que je pense à ce que les Corporatistes détruisent pour construire leurs villes, même s'ils ne sont pas les pires. Je pense au fait que ce n'est pas un Corporatiste qui m'a libérée, et qu'avant que Mam' ne m'adopte les Corpos de Hope étaient satisfaits de me laisser vivre dans la rue.

Je me contente donc de hausser les épaules, et dis:

Souvent, ceux qui peuvent le mieux peuvent le pire

Puis j'éteins l'affichage et le scanner. Ils ne sont plus nécessaires

En tout cas, le mo'eylan n'a pas de ...blessure interne. Il faudra juste s'occuper de son aile. Je vais avoir besoin d'une petite heure pour nettoyer, suturer et il aura une attelle pendant un moment.

Poser des broches sur une aile est une très mauvaise idée: les os sont trop fins pour tolérer le poids du métal, et une broche suffisamment fine serait trop fragile pour être utile. Et personne ne commercialise encore de broches en plastacier pour les animaux.

Et j'ai encore failli dire le mot "lésion" en standard au milieu de mon mojat. C'est mon élocution qui est toute fracturée. Est-ce qu'Anthemon produit des broches linguistiques pour mo'ats déracinés?

Je hoche la tête doucement. Le problème n'étant pas foncièrement qu'ils le puissent mais qu'ils le fassent.

"Cela veut dire qu'il pourra revoler ? Je n'ai pas vu trop de morceaux sur le bras en os de l'aile. Si c'est comme avec un humain, il va falloir guider la guérison pour qu'elle se fasse avec le moins d'angle possible puis rééduquer les muscles à porter le corps en douceur..."

Je n'ai pas les termes techniques pour les processus. J'avais appris chez les étrangers ce qu'il fallait pour plaire à un homme. Les massages sur tout le corps. Comment soulager la peine. Soigner les petits maux du quotidien. La vraie guérison, je la savais de la Sage de notre tribu. Les Tompa étaient les spécialistes des soins. Depuis, j'apprenais où et comment retrouver les principes actifs de ma jungle natale. Avec nos deux savoirs, nos deux mondes, est ce que nous ne pourrions pas reconstuire le pont entre nos deux guérisons ?

"Penses-tu qu'il sera capable de retrouver le monde sauvage ou vaut-il mieux, comme pour nous deux, le garder loin de la pureté de Motuani ?"

Je souris et acquiesce à sa manière d'expliquer, avec ses -nos -mots le processus de rééducation.

C'est effectivement la même chose qui s'applique chez nous. Il faudra qu'il garde son aile immobile le temps de la guérison, puis il devra réapprendre à voler à son rythme. Et je pense qu'il y arrivera. Les animaux sont bien plus débrouillards que nous

Et de cela, les exemples ne manquent pas. Les humains qui perdent un bras ou une jambe paniquent et vont se faire greffer du métal par des chirurgiens, tandis que le refuge a vu passer de nombreux quadrupèdes ayant perdu une patte et qui gambadaient aussi vite que leurs congénères intacts.

Puis vient la question du retour à l'état sauvage du mo'eylan. La question en renferme une autre, que je peine à comprendre. Pourquoi vaudrait-il mieux que nous restiions loin de Mo'tanui? Et de quelle pureté parle-t-elle? La pureté, c'est un concept qui, à mes yeux, ne s'applique qu'en chimie, par pour parler d'une planète.

Cela dépend de beaucoup de choses, dis-je en éludant la question cachée. S'il avait été capturé par l'iwa... l'homme aux tit'spang peu de temps avant son sauvetage, alors il pourra y retourner. Mais s'il a vécu avec les humains depuis son enfance, il ne pourra pas vivre sans nous.