Le soupirail des anges [Colombe & Jezabel]

Les derniers temps ont été mouvementés. Il n'y a finalement eu que peu de repos. Quant à se détendre... Eh bien, il me semble avoir oublié ce que cela signifie. Je suis d'humeur maussade ; la mélancolie essaie de s'insinuer en moi, et je peine à lutter contre l'abattement. Mes hommes ne me semblent point être dans un état si critique. Cependant, quelques jours de fêtes et d'amusement ne me semble point être un luxe. Aussi, nous amarrons le Némésis au Crust aussitôt que nous le pouvons. Nous y resterons plusieurs jours, et j'offre personnellement l'accès à tous les soins et services pour mon équipage. Nous le méritons bien, n'est-ce pas.

Le Crust est un lieu agréable. J'ai ouï dire qu'il avait été atteint durant les évènements tragiques. Cependant, je suis agréablement surprise lorsque nous arrivons. Rien ne semble avoir changé, si ce n'est qu'une de mes salles favorites n'est point accessible. Je ne m'aventure point à bord avec l'ensemble de mon équipage. J'attends que la cohue soit passée pour quitter mon bureau, non sans un soupir las. Je n'ai envie de rien ; cependant, je me force afin de ne point me laisser sombrer. Pour mon équipage. Pour mes enfants. Pour feu ma fiancée.

Mes talons résonnent dans les couloirs vides du Némésis. Lorsqu'au détour de couloirs, j'arrive au sein de l'accueil du Crust, je marque un léger temps d'arrêt. Il me faut prendre une grande inspiration pour avancer jusqu'au comptoir, et y déposer ma main. Droite et fière, je me sais cependant moins rayonnante qu'à l'habitude. Rien qui ne puisse ternir mon image ni ma beauté ; rien qui ne puisse être évident non plus pour qui ne me connait guère. Qu'importe. J'effleure la sonnette censée prévenir le personnel de l'arrivée d'un client, et je patiente.

Comme à chaque fois qu’un équipage en permission débarque sur le Crust, c’est le branle-bas de combat dans les couloirs de service, où affluent serveurs, coursiers et agents d’entretien dans un chaos étonnamment efficace. C’est un peu à contresens que Colombe se faufile à travers ses collègues, envoyée à la réception où a retenti une sonnerie indiquant l’arrivée d’un nouveau client. Elle repère aisément ce dernier (ou plutôt cette dernière) dès sa sortie des corridors, sous la forme d’une grande femme aux cheveux presque blancs et dont la prestance à elle seule suffit à emplir l’accueil en entier.

Alors qu’elle s’approche, Colombe découvre avec un certain étonnement une ressemblance frappante entre cette femme et la capitaine Alvarez, de l’Albatros. Sachant que le Némésis a accosté plus tôt dans la journée, il n’en faut pas plus à la serveuse pour deviner qui elle a affaire. Impressionnée et légèrement intimidée, elle hésite une fraction de seconde avant de se glisser derrière le comptoir.

– Bonjour et bienvenue à bord du Crust! Je me nomme Colombe, que puis-je pour vous?

Sa présence est encore plus forte de près, mais Colombe peine à déterminer si cette aura lui inspire de la crainte ou de la fascination. Les deux, probablement. Elle dissimule habilement son inconfort sous un sourire accueillant.

On ne me fait guère attendre bien longtemps. Après tout, il s'agit du Crust. L'établissement est connu pour son élégance et son service de haute qualité. Je ne m'y risquerai probablement point s'il en était autrement. Une jeune serveuse que j'ai aperçu déjà plus d'une fois arrive et se montre tout à fait agréable.

- Bonjour, Colombe. Vous avez un prénom peu courant, mais, ma foi, fort charmant.

Un prénom que l'on n'oublie point, à n'en pas douter. Je fixe son regard sombre de mes yeux pâles.

- Peut-être sauriez-vous m'aider ; il me faudrait un endroit paisible pour que je puisse me détendre en toute quiétude. J'imagine que la période n'est simple pour personne. Cependant, je vous serez reconnaissante si vous parveniez à me fournir un lieu avec un cadre tout à fait agréable et peu de fréquentation.

Le compliment de la capitaine du Nemesis prend Colombe de court. Ses joues se teintent de rose et son sourire se fait un brin plus timide alors qu’elle incline légèrement la tête.

– Je vous remercie pour le compliment, Madame Alvarez, souffle-t-elle, sincèrement touchée.

La demande de la dame la laisse songeuse et elle s’accorde un moment pour réfléchir. Il est vrai que les récents évènements – un frisson lui parcourt l’échine à cette pensée – ont causé de nombreux dommages et que les travaux ainsi que l’achalandage diminuent grandement les options pour qui désire un brin de tranquillité. Or, c'est précisément ce que cherche la capitaine à cet instant. En contrepartie, l'esprit de Colombe ne voit que du bruit et de la fête d'un bout à l'autre du vaisseau.

– De mémoire, je crois qu’il reste une salle privée qui n’a pas encore été réservée. Je peux aussi vérifier si une suite est disponible, si vous le désirez.

Sinon, elle se rabattra sur les loges des artistes, mais espère ne pas en arriver à cette option. Elle ne daigne même pas mentionner le prix des options qu’elle lui propose. Il s’agit très probablement d’un détail sans intérêt pour quiconque paye le séjour d’un équipage entier à bord du Crust.

Lorsque ses joues prennent de la couleur, mon sourire se fait amusé, quoi que toujours profondément empli de douceur. Je lui laisse disposer du temps nécessaire afin de trouver une solution convenable qui peut répondre à ma demande. Je ne suis point inquiète ; le Crust m'a habituée à l'excellence de son service, et je ne sais que trop bien à quel point tous les employés essaient de satisfaire la moindre requête. Lorsqu'elle me propose une salle privée ainsi qu'une suite, je demeure pensive à mon tour.

- Eh bien... Vos salles privées sont tout à fait intéressantes lors de réunions plus ou moins formelles ; cependant, le cadre me semble peut-être trop... Stricte.

La réalité tient guère tout à fait de l'aspect stricte, me semble-t-il ; j'aime utiliser les salons privatifs lors de rencontres discrètes avec ma jeune sœur. Cependant, pour l'heure, je ne puis même songer à elle. Ma main effleure le comptoir en une tendre caresse tandis que je chasse les images désagréables de mon esprit.

- Quant à la suite... Eh bien, j'imagine que si vous n'avez rien d'autre à me proposer, je saurais m'en contenter.

Ses deux propositions ne semblent pas satisfaire pleinement Madame Alvarez. Les sourcils légèrement froncés, Colombe pianote sur l’écran tactile de l’accueil, vérifie les chambres, salles et suites disponibles sans trouver la perle rare qui offrirait à sa cliente l’ambiance qu’elle recherche. Voilà qui est bien embêtant. Heureusement, la capitaine ne démontre aucun signe d’impatience, fait au contraire preuve d’une douceur qui contraste vivement avec la féroce réputation que lui donnent les rumeurs en cuisine. La serveuse ressent un léger soulagement à cette constatation.

– J’ai bel et bien une suite et quelques chambres disponibles, mais c’est malheureusement tout ce que je peux vous offrir, je suis désolée. Par contre, je peux vous assurer que vous y serez au calme.

La suite offre même une vue imprenable sur l’espace. Si ce genre de décor ne plaît pas spécialement à Colombe, elle suppose qu’il en sera autrement de la célèbre pirate.

– Je vous y conduis? demande-t-elle en refermant l’interface.

Elle semble se pencher autant que faire se peut sur ma demande, afin de me satisfaire entièrement. Je n'en suis que trop consciente, et pourtant, la solution apportée ne me convainc que moyennement. Quand suis-je devenue si difficile à contenter ? Aussi, je me résous finalement à hocher la tête.

- Eh bien, soit. Je prendrai donc cette suite que vous me proposez. A quels services ai-je accès avec ceci ?

Lorsqu'elle me propose de m'y conduire, je lisse soigneusement mes vêtements avant de lui offrir le plus charmant de mes sourires.

- Si je puis me permettre de prendre un peu de votre temps, volontiers, Madame.

Droite et fière, j'attends ainsi qu'elle m'ouvre la voie pour la suivre. Mon regard s'attarde une nouvelle fois sur elle.

- Nous sommes nous déjà croisées auparavant, Madame ? Je ne crois point avoir déjà eu affaire à vous, malgré ma présence régulière dans votre établissement.

– La suite comprend un salon privé, une salle de bain spacieuse et une superbe vue sur l’espace. Vous avez accès à l’entièreté du menu et à la carte des vins et des spiritueux, le tout livré directement à votre porte. Nous vous offrons également l'accès au spa et à toutes ses installations, en tout temps.

Madame Alvarez ne semble toujours pas satisfaite, mais accepte finalement sa proposition, et Colombe ne peut qu’en être soulagée. Elle hoche la tête, trouve la clé de la suite à travers ses semblables laissées en sûreté à l’accueil, puis invite la capitaine à la suivre. Le sourire que cette dernière affiche, ainsi que le soin avec lequel elle chasse les plis de ses vêtements, fascinent un instant la jeune serveuse, qui s'empresse de détourner le regard pour la précéder dans les couloirs richement décorés. Colombe ne peut nier que la capitaine du Némésis est une belle femme et qu'elle se montre tout à fait charmante, et ce malgré sa terrible réputation

– Je ne crois pas vous avoir déjà croisée, non. Elle s'en souviendrait certainement, si cela avait été le cas. C’est plutôt courant, vu le nombre de personnes qui travaillent ici. Je vous ai aperçue à de nombreuses reprises, par contre.

Elle parle beaucoup, contrairement à son habitude. Probablement tente-elle de dissimuler la nervosité qui l'habite à l'idée de cheminer aux côtés de la pirate. C'est à se demander comment quelqu’un peut paraître aussi sympathique et inquiétant à la fois.

Je la suis au travers des couloirs richement décorés du Crust. Usuellement, je me plais à observer le moindre détail que mon regard parvient à capter. Aujourd'hui, je n'en fais rien. Suis-je donc si lasse que plus rien ne parvient à attirer mon attention ?

- Certes, il est vrai que vous êtes tout à fait nombreux à bord. Je fréquente cet établissement depuis ses débuts ; il y a une époque où je connaissais le prénom de chacun des membres du personnel. Aujourd'hui, il est en autrement. Je suis, certes, une cliente régulière ; pour autant, l'occasion de nous rendre sur le Crust demeure fort aléatoire. Êtes-vous en poste ici depuis longtemps ?

Cette jeune femme ne possède aucune flamboyance ; elle est tout à fait charmante sans pour autant attirer réellement le regard. L'aurais-je remarquée si elle n'avait point été à mon service ? Probablement que non. Cependant, nous voilà en marche en direction de ma suite, et il est certain que je l'ai tout à fait remarquée.

– En effet, la popularité du Crust a bondi dans les dernières années, tout comme le nombre d’employés.

Pas assez, puisqu’ils demeurent en sous effectifs malgré les campagnes de recrutement de Readhun, mais suffisamment pour faire fonctionner l’hôtel correctement. Avec le roulement constant du personnel entre les différentes ailes de l'établissement, il n’est pas rare de croiser de nouvelles têtes, même pour les clients réguliers et les employés de longue date.

– Je suis ici depuis environ deux ans, répond-t-elle simplement.

Consciente de sa banalité, Colombe ne s'étonnerait pas vraiment que la capitaine n'ai que peu de souvenirs d'avoir déjà croisé sa route. Elle n’est pas le genre de fille dont on se souvient facilement, contrairement à Jezabel Alvarez, dont la seule présence attire irrémédiablement les regards alors qu'elles cheminent vers les suites.

Leurs pas les mènent jusqu’à un escalier de la quatrième aile, en haut duquel s’étend un couloir à l’ambiance feutrée. Colombe y précède sa cliente, s’arrête devant l’une des portes menant aux suites et en actionne le verrou électronique. Elle jette un rapide coup d’œil à l’intérieur pour s’assurer que tout semble en place, avant de s’effacer poliment pour laisser passer la capitaine.

– Après-vous, madame Alvarez.

Il est vrai que le Crust a connu de bien beaux moments, ces dernières années. J'ai pu le voir croître, et je songe que le lieu mérite tout à fait cette popularité durement gagnée.

- Eh bien, il est vrai que durant ces deux dernières années, j'ai été amenée sur le Crust uniquement par des affaires privées. Aussi, n'ai-je souvent été confrontée qu'à peu de membres du personnel.

Je me tais un instant, observant la jeune femme timide qui chemine juste devant moi.

- Cependant, si je demeure persuadée que je n'aurais su oublier un moment passé en votre compagnie, votre visage m'est familier. Certainement ai-je dû avoir l'occasion de vous apercevoir.

Lorsqu'elle m'ouvre la voie, m'invitant à entrer avant elle, je marque un temps d'arrêt sur le pas de la porte, aussi prêt d'elle qu'il m'est possible de l'être sans paraître rustre. Mon regard se plonge dans le sien avec intensité.

- Un si joli visage ne s'oublie ni ne s'invente, soufflé-je avec douceur.

Mes lèvres s'étirent en un sourire charmeur, et après être demeurée deux ou trois secondes ainsi, je pénètre dans les lieux, observant le mobilier. J'attends évidemment qu'elle m'y guide, comme toute bonne hôtesse qui se respecte.

L’intérêt que lui porte soudain Jezabel Alvarez crée un certain malaise chez Colombe, peu habituée à recevoir autant d’attention. La proximité, le sourire, le ton de voix et l’intensité du regard de la pirate lui font rapidement rompre le contact visuel, par respect autant que par gêne. Elle demeure perplexe sur le pas de la porte, cherchant à comprendre les raisons de ce soudain rapprochement, et ne se ressaisit que quelques secondes plus tard, pour s’apercevoir que sa cliente est entrée dans la suite et qu’elle l’y attend. La serveuse se racle la gorge et s’empresse de la suivre.

– Hum. Bienvenue dans votre suite, Madame Alvarez. Si vous voulez bien me suivre.

Elle la conduit dans le salon privé, dont la baie vitrée est stratégiquement voilée d'un rideau opaque pour conserver l'effet de surprise.

– Voici d'abord le salon, l’endroit où nos invités passe la majorité de leur temps. L’ordinateur vous permet de commander directement aux cuisines ou au bar, ou encore d’appeler une femme de chambre, un coursier ou un serveur au besoin. Mais le plus important reste la vue… et je crois deviner qu’elle va vous plaire.

Elle tire doucement le rideau, dévoilant une immensité de bleu et de noir parsemée d’étoiles et de vaisseaux. Dans un coin de la fenêtre apparaît une partie d’Esperanza, illuminée par la ville sous cloche qu’elle abrite. Un magnifique spectacle duquel Colombe s'écarte prestement, autant pour ne pas cacher la vue que pour éviter d’être prise de vertige.

Je la suis sans ajouter quoi que ce soit ; elle ne répond nullement à mon compliment. Je suis, pour l'heure, incapable de savoir si elle n'est point intéressée, ou si elle est trop timide pour y voir une réelle ouverture de ma part. Cela n'importe point. Ces jeux-ci ne sont en rien amusants lorsqu'ils sont trop aisés. La jeune femme me guide au travers de la suite spacieuse, constituée de plusieurs pièces richement décorées. Je demeure silencieuse lorsqu'elle ouvre les rideaux, dévoilant une vue magnifique sur l'espace ainsi que sur la planète autour de laquelle le Crust demeure en orbite. Je m'approche lentement de l'immense baie vitrée, admirant l'incroyable spectacle qui se déroule sous nos yeux.

- En effet, soufflé-je, la vue est éblouissante.

Au loin, il nous est possible de voir les divers mouvements qui agitent le vide intersidéral. Je possède ce genre d'ouvertures vers l'extérieur dans mes quartiers, bien entendu. Cependant, rares sont les moments où je puis profiter de ce luxe en admirant simplement la vue, sans avoir à m'occuper de quoi que ce soit.

- J'ai toujours prêté à l'espace une sensualité et un érotisme tout à fait singuliers.

Ma voix est douce et chaleureuse ; je me tourne en direction de la jeune serveuse, plongeant mon regard dans le sien. J'esquisse un pas en sa direction.

- Qu'en dites-vous, Colombe ?

Colombe se surprend à admirer la prestance avec laquelle madame Alvarez se tient, droite et digne, devant le spectacle de la baie vitrée. Comme si elle en faisait partie. Cette vision inspire une image à la serveuse, qui la grave discrètement dans un coin de son esprit pour un dessin futur... avant de l’oublier complètement. Car la capitaine a repris la parole et ses mots laissent une nouvelle fois Colombe dans l’incapacité de dire quoi que ce soit. La conversation prend une tournure pour le moins inattendue, dans une direction où la jeune serveuse n'est pratiquement jamais allée.

Un long frisson la transit des pieds à la tête quand elle entend la pirate prononcer son nom. Personne ne l’a jamais dit de cette façon, pas même Josiah dans leurs moments les plus intimes. Elle qui était parvenue à garder son sang-froid jusqu’ici perd soudain tous ses moyens quand elle comprend enfin le manège de sa cliente. Les nombreux compliments, les allusions à l'espace, la façon dont madame Alvarez réduit la distance qui les sépare tout en la fixant doit dans les yeux…

Elle lui a posé une question et Colombe n’a aucune idée de ce qu’elle doit y répondre. Une nouvelle fois, elle baisse la tête, incapable de soutenir l’intensité de son regard.

– Ce que j’en… Je, euh, j’en sais rien je…

Son esprit s’affole, mais son corps refuse de reculer, tétanisé par un fouillis de sentiments contradictoires. Le visage en feu, elle devine qu'elle a rougit.

Elle semble fort sensible à mon charme et mes paroles ; je ris avec douceur. Je ne me moque nullement, bien entendu. Cependant, je trouve sa réaction tout à fait adorable. sans la moindre once de brusquerie, je m'approche davantage d'elle. Ses joues sont d'un rouge qui la rend encore plus charmante, à n'en point douter. Avec une intense douceur, je glisse mes doigts sous son menton, l'invitant ainsi à relever la tête en ma direction. Mon sourire est toujours en place sur mon visage.

- Allons, respirez, Ma Dame. Tout va bien, je vous l'assure.

Ma voix n'est toujours qu'un murmure qui s'élève à grande peine dans l'intimité de l'immense suite. Lentement, j'approche mon visage du sien. Ma main est toujours sous son menton, mon regard plongé dans le sien. Il me semble sentir son cœur qui bat la chamade, mais peut-être n'est-ce rien d'autre qu'une rêverie impie. Mes lèvres effleurent finalement les siennes sans s'y poser réellement.

- Vous êtes tout à fait ravissante. Vous l'a-t-on déjà dit, Colombe ?

Les doigts de la capitaine exercent une douce pression sous son menton, encourageant Colombe à relever les yeux vers cette femme qui s’avère être… terriblement près d’elle. La jeune serveuse ne se sent pas bien dans cette proximité, mais le ton de madame Alvarez se fait rassurant, suffisamment pour que Colombe se force à inspirer lorsqu’elle le lui demande. Elle prend ainsi conscience qu’elle retenait son souffle et voit de légères chandelles pendant une fraction de seconde.

Madame Alvarez la trouve ravissante. Colombe, elle, a le sang qui bat lourdement aux tempes depuis que les lèvres de la pirate ont effleuré les siennes. …qu’est-ce qu’elle fait? C’est pourtant évident, mais son esprit confus refuse d’assimiler l’information. Les choses lui échappent, elle se demande comme la situation a pu dégénérer aussi vite. Lui a-t-on déjà dit qu’elle était ravissante? Elle n’en est plus certaine. Ses souvenirs se brouillent.

– Je… crois.

Son souffle et sa peau frôlent ceux de la capitaine dans un rapprochement d’une douceur infinie qui la trouble tout particulièrement.

La jeune femme semble tout à fait troublée, presque hypnotisée ; il me semble que la sensualité de cet instant nous unit en un moment aussi unique que fragile, que la moindre perturbation pourrait venir briser. Ma main libre s'élève contre sa joue, sans réellement se poser sur sa peau rosée. Je ne voudrais pour rien au monde risquer de la briser. Elle semble si délicate... Je sens la douceur de ses lèvres contre les miennes ; je les caresse sans m'y poser, et je souffle tout contre elle, de la manière la plus sensuelle qui soit :

- Ainsi, vous avez déjà envoûté d'autres êtres de la sorte... Comment pourrais-je résister ?

Sans me départir de l'extrême douceur dont je fais preuve depuis le commencement, je pose finalement mes lèvres contre les siennes. Je ne la retiens nullement, cela va de soit. Mes doigts glissent, effleurent son cou, cheminent le long de son corps sans s'y poser, jusqu'à se coller à sa taille sans une once de brusquerie.

Envoûter… Colombe n’est pas certaine que le terme soit exact. Elle n'a rien d'envoûtant face à Jezabel Alvarez, si belle et si… proche. Elle perçoit sa main qui frôle son visage, fronce légèrement les sourcils aux paroles qu’elle n’entend qu’à moitié derrière le sang qui pulse toujours dans ses tempes.

– C.. comment… ?

Qu’est-ce qui se passe?

Elle l’embrasse. Voilà ce qui se passe. Une fraction de seconde et leurs lèvres se touchent. Le ventre de Colombe prend feu et sa main s’y pose instinctivement, s’accroche au tissu de sa chemise pour taire cette désagréable sensation. Les flammes se propagent et ses pensées d’échauffent.

Ce n’est pas normal.

Des années d’éducation trinitaire lui martèlent le crâne, violentes face au toucher si doux de la pirate. Et sa main qui lui effleure le cou, et sa paume qui se posent sur sa hanche, et ses doigts qui lui frôlent toujours le menton.

Et ce frisson qui lui remonte le dos.

C’est mal.

Elle a mal. À la tête, au cœur, au ventre, déchirés de sentiments contradictoires. L’air lui manque et la panique lui fait rompre le doux contact avec les lèvres de la capitaine. La voilà qui fixe de nouveau le sol, mâchoire serrée, sa main toujours fermement accrochée à son ventre.

– J’ai… j’ai jamais…

Embrassé une femme? Même l’expression ne parvient pas à passer le cap de ses lèvres. Entre ses oreilles résonnent des sermons maintes fois entendus et répétés.

C’est mal.

Le baiser est doux, agréable. Sa peau est chaude contre la mienne, son corps tout entier me semble irradier d'une chaleur bienfaisante. Elle semble peu assurée, et je n'insiste nullement lorsqu'elle se détache de mes lèvres, quoi que les siennes m'aient laissé un goût légèrement sucré. Pour autant, mes mains ne la quittent nullement, attrapant simplement ses doigts pour les mêler aux miens. La jeune femme semble confuse, et je lui offre le plus rassurant de mes sourires. Je comprends que l'on puisse être impressionné par ma prestance et ma présence - elle ne serait pas la première qui manque de défaillir face à moi.

- Vous n'avez jamais...? répété-je, l'encourageant à terminer sa phrase.

Je serre ses doigts avec légèreté, attentive à la réponse qu'elle pourrait m'offrir. Au cours de ma vie, j'ai été confrontée à toutes sortes de personnes différentes ; la diversité est une richesse qui me plaît plus que je ne saurais le dire. Des hommes, des femmes, des mo'ats ; des amants expérimentés, d'autres qui ont découvert le plaisir en ma compagnie. L'expérience n'est point ce qui m'importe. J'essaie d'accrocher à nouveau son regard. Nous sommes proches l'une de l'autre, et il me semble toujours sentir son cœur battre la chamade dans sa poitrine.

- Est-ce votre premier baiser, Colombe ?

Sonnée, Colombe cligne plusieurs fois des paupières, cherche à se rattacher à la réalité, mais c’est peine perdue. Madame Alvarez se tient toujours près d’elle et le souvenir de ce qu'elle vient de faire s'accroche à ses pensées. La jeune femme devine que l’autre cherche son regard, qui demeure obstinément rivé sur le mince pan de sol qui les sépare. Du coin de l’œil, elle peut apercevoir le vide derrière la baie vitrée. Elle en était venue à l’oublier, mais maintenant qu'elle revient à elle, il lui paraît encore plus dangereux. Presque autant que cette femme qui lui fait face. Elle n'est pas à l'aise. Pas du tout, même.

Et pourtant elle ne bronche pas. Elle n'a pas envie de broncher, aime le contact des doigts de la pirate, emmêlés aux siens. Madame Alvarez se montre curieuse, cherche ce qui se cache derrière sa phrase inachevée. La serveuse repense un instant au premier baiser de Josiah. Brusque, amoureusement sauvage, à l’image de l’homme qu’elle a épousé. Rien qui se compare avec l’infinie douceur dont sa compagne faisait preuve, quelques secondes plus tôt.

– Non, souffle-t-elle, honteuse, en secouant la tête. Enfin, oui mais non. Avec une femme…

Les mots ne lui sont pas encore tout à fait revenus. Son esprit ne veut pas se déconnecter des papillons dans son ventre, qui s’affolent une nouvelle fois lorsque Jezabel prononce son nom. Elle le fait exprès et sa technique fonctionne. Colombe aurait rougi davantage si elle n’avait pas déjà été aussi colorée.

Elle m'avoue n'avoir jamais embrassé de femmes. Elle semble gênée, et pourtant ne rompt nullement le contact avec moi. Qu'importe ce qui la retient encore de simplement apprécier le moment entre nous ; le défi me semble tout à fait intéressant, et il est bien évident que je n'abandonnerai point - à moins qu'elle ne me manifeste son refus. Je ne suis guère du genre à forcer mes conquêtes. Je n'ai nul besoin de cela pour combler le vide qui se fait sentir parfois dans mon lit.

- Il n'y a aucune honte à avoir, Colombe ; rien n'a moins d'importance que le manque de vécu en ce domaine. Je devais avoir plus ou moins votre âge lorsque j'ai eu ma première expérience avec une femme. J'en conserve un souvenir fort plaisant.

Lentement, sans jamais cesser de regarder son visage, je soulève l'une de ses mains, jusqu'à la porter à mes lèvres. J'y dépose un tendre baiser que je prolonge plusieurs secondes durant, puis entreprends d'embrasser chacun de ses doigts à une allure très légèrement supérieure. Mon autre main caresse les doigts qu'elle tient sans force.

- Notre baiser vous a-t-il déplu ?

Il n’y a rien de mal à se tenir les mains, non? Colombe tente de s’en convaincre pour se déculpabiliser de laisser durer ce contact, même si de toute évidence la façon dont Jezabel lui caresse les doigts, puis les porte à ses lèvres, n’a absolument rien d’anodin. Tout comme le mot « expérience » qui s’est glissé entre ses paroles qui se veulent rassurantes. Colombe n’est pas dupe, devine aisément où s’en va cette situation, et elle n’est pas certaine de vouloir prendre ce genre de direction.

Mais les baisers de la capitaine sont aussi doux sur ses mains qu’ils l’étaient sur ses lèvres, et elle ne peut nier qu’elle aime ce genre de contact, suffisamment pour la laisser faire malgré le ballet toujours erratique des papillons dans son ventre. Elle s’humecte nerveusement les lèvres, y retrouve le goût des siennes.

C’est mal.

Et Jezabel qui lui demande si leur baiser lui a déplu. Ça sonne comme une question-piège. Colombe a beau tenter de se convaincre qu’elle n’est plus à Paradis depuis longtemps et que ce genre de relation est tout à fait acceptable ici, elle ne peut se défaire de la honte qui ne cesse de croître en elle. De la peur de la suite si elle ose lui avouer que non, ça ne lui a pas déplu. Pas du tout, même.

– C-c’est pas une question d’expérience. Elle répond finalement à ses paroles précédentes, évite maladroitement sa dernière question. On... ne devrait pas…

C'est mal.

Je l'observe, l'écoute, cherche à comprendre les émotions qui sont les siennes ; je n'ai jamais été bien douée pour cela, il est vrai. Cependant, j'ai le bien-être de mes amants à cœur. Il s'agit parfois des seuls moments de tendresse qui ponctuent la violence de mon quotidien - si l'on occulte les instants familiaux qui forment un ilot sécuritaire au milieu de l'océan sanglant dans lequel je nage et me noie parfois. Je souris désormais - toujours sans une once de moquerie. Je conserve mon ton langoureux et sensuel, et je dépose de nouveaux baisers sur le dos de sa main, puis l'intérieur de son poignet.

-Ah oui? Pourquoi cela? Qu'y a-t-il de mal à s'offrir douceur et tendresse dans un monde aussi brutal que le nôtre?

Sans effectuer de gestes brusques, je tire légèrement sur son poignet afin de la faire tourner et de l'attirer contre moi ; je suis ainsi dans son dos, mon visage proche de son cou. L'une de mes mains tient toujours son poignet, tandis que l'autre se pose sur sa hanche.

-N'est-ce point enivrant, Colombe? La chaleur de nos corps qui se mêlent...

Avec douceur, je relâche son poignet contre son corps, et pousse les cheveux qui se dressent en un mur entre mes lèvres et son visage. Je m'approche de son oreille, l'effleure.

-La douceur de nos peaux qui se frôlent... murmuré-je tout contre elle.

Mes lèvres glissent jusqu'à son cou, y déposent un baiser.

-Et nos cœurs qui battent en rythme...

Son sourire, sa douceur, sa voix… Colombe sait qu'elle n'est pas la première à recevoir ce genre d'avances, mais ne peut croire que la capitaine se montre toujours aussi douce avec le premier venu. Pas avec une réputation comme la sienne et pas avec quelqu'un comme elle. Pourquoi? La serveuse peine à trouver la raison de ce soudain intérêt et sent sa peur devenir plus cinglante au creux de son esprit, alors que sur sa main les lèvres de Jezabel se posent toujours comme un millier de caresses.

C’est… mal?

L'autre ne voit pas les choses de la même façon et Colombe n’a aucun argument pour la contredire. Aucun argument qui ne soit pas aussitôt balayé par la tension dans son bras qui l’invite à se rapprocher pour offrir son dos à la pirate. Un moment d’affolement lui aurait volontiers coupé le souffle, mais les paroles à son oreille, les doigts sur sa nuque et le baiser dans son cou font plutôt naître un long frisson qui la laisse engourdie des pieds à la tête. Étourdie, Colombe inspire longuement, essaie de rattraper son esprit qui s’emballe au contact de Jezabel, sans succès. Elle sent le feu gronder de plus belle dans son ventre et y porte à nouveau les mains. Puis, lentement, les doigts crispés sur le tissu de sa chemise, elle hoche la tête, faute de pouvoir répondre quoique ce soit à travers la boule d’émotions qui lui noue la gorge.

Enivrant… certes. Le mot est bien choisi.

Je ne possède pas la moindre envie de m'éloigner de la jeune femme qui se trouve désormais contre moi ; cependant, je la laisse toujours maître de ses mouvements. A n'importe quel instant, elle pourrait me dire non, me repousser, rompre la symbiose qui s'installe d'ores et déjà entre nous. Cependant, aucun mouvement de la sorte ne se fait connaître ; à l'inverse, je sens son corps secoué de ce frisson si caractéristique - un délicieux frisson qui peine à masquer ce qu'elle ressent réellement vis-à-vis de tout cela.

Ma main délaisse progressivement sa taille sans pour autant rompre le contact entre elle et son corps ; elle se contente de glisser très lentement le long de sa hanche, jusqu'à trouver à nouveau les mains de la jeune femme. Elle les a déposées sur son ventre, crispées sur le tissu de son haut. Lentement, je commence à caresser la peau de ses doigts, puis celle de son ventre, à travers le tissu.

Mes lèvres poursuivent leur voyage sur le cou de la jeune femme, s'y déposant en un rythme lent et doux. Chacun de mes baisers est profond et juste suffisamment appuyé pour que toutes les sensations l'atteignent. En même temps, ma main libre se fait audacieuse. Mes doigts se nouent autour du tissu au niveau de sa taille, et entreprennent de le soulever peu à peu, jusqu'à pouvoir se glisser sur la peau délicieusement chaude de la jeune femme, jusqu'à pouvoir la caresser.

- Tout cela vous plait-il, Colombe?