Entre ciel et terre [Tad]

Un faible soubresaut secoue la navette au moment où elle quitte ses amarres. Un mouvement tout à fait raisonnable pour un véhicule aussi petit, mais qui force néanmoins Colombe à retenir un hoquet de surprise. Le Crust ne tangue pas de la sorte, pas plus que ne le faisait la Sirène en dehors des abordages. Les plus grands vaisseaux ont des mouvements plus doux, et le léger roulis qui les anime parfois devient presque agréable, à la longue. De leur côté, les saccades des navettes qui assurent le lien entre l’hôtel et sa planète d'attache rappellent facilement à Colombe à quel point la paroi qui la sépare du vide est mince. Prise d’un désagréable mal de l’air, elle se cale dans son siège, stratégiquement choisi le plus loin possible des hublots, et pousse un long soupir en tentant de se convaincre que retrouver Esperanza lui fera le plus grand bien.

Voilà un moment qu’elle n’a pas remis les pieds sur Hope et c’est sans réel but qu’elle y descend. Elle ignore même totalement ce qu’elle fera, une fois à terre, et sa petite voix intérieure en vient à se demander si un tel voyage était réellement nécessaire. Certes, la tentation de rester à bord du Crust était forte, mais depuis quelques semaines, la terre ferme lui manque. L’air frais aussi. Elle ne supporte plus l’odeur d’amande qu’elle hallucine dans tout le vaisseau depuis l’attaque des mutants. En comparaison, le stress causé par le désamarrage malhabile d’une navette fait bien pâle figure, mais la jeune femme n’en demeure pas moins mal à l’aise. Pire, le souvenir de la prise d’otage qui lui revient en mémoire ajoute à son inconfort et elle passe une main nerveuse dans ses longs cheveux avant de venir serrer son pendentif entre ses doigts. De l’autre main, elle presse son sac contre son ventre en se répétant que la descente ne sera pas longue. Après tout, ce n’est pas la première fois qu’elle emprunte cette fichue navette… ni la première fois qu’elle angoisse pour un trajet aussi court. Cinq années à vivre sur des vaisseaux n’auront jamais réussi à lui faire apprécier ce genre de voyage. Un nouveau soupir empreint de frustration s’échappe de ses lèvres, coupé court par un léger vrombissement de moteur qui s'élève au-dessus des conversations des autres passagers.

Une escale sur Hope, un passage rapide par l'Crust pour revoir un ami d'longue date et t'voilà dans une navette pour rejoindre l'astroport et surtout le Liberty. Tu t'absentes rar'ment d'la sorte, aussi, tu éprouves une certaine impatience à r'trouver les alentours d'ton vaisseau.

C'qui ne fera pas aller la navette plus vite, notons bien. Aussi, tu t'calles un peu mieux dans ton siège, r'gardes un instant dehors... Puis t'intéresses au reste d'la faune qu'aborde la navette. Rien d'bien intéressant, jusqu'à c'que ton r'gard n'tombe sur une jeune fille qui semble fort peu rassuré par l'voyage. T'hausses un sourcil, l'observe un instant... Avant d'te lever pour approcher, t'posant à ses côtés sans d'mander son avis, sourire affable aux lèvres.

- S'cusez moi.

C'est triste par ici, même pas d'hublots pour jeter un coup d’œil aux étoiles.

- Vous m'avez pas l'air très à l'aise, m'zelle. C'parfois un peu risqué, l'espace, mais si vous prenez l'temps d'regarder, les étoiles et d'les écouter, elles pourront jamais vous réconforter.

Ton sourire s'agrandit.

- J'm'appelle Tad. Et voyez vous, j'suis né sur un vaisseau. J'ai vécu presque toute ma vie dans l'espace. Et vous ?

Tu prends l'risque qu'elle t'envoie bouler, qu'elle ait aucune envie de discuter avec un inconnu qui vient l'embêter, poser l'doigt sur les soucis. Ou alors qu'elle ait envie d'passer l'temps, d'se changer un peu les idées l'temps de r'trouver la terre ferme.

Par réflexe, Colombe se pousse légèrement sur le côté pour laisser un peu de place à l’homme qui vient s’asseoir à côté d’elle. Elle le fixe d’un œil perplexe pendant un bref instant avant de détourner le regard, le temps que le nouveau venu engage la conversation avec une étonnante aisance.

Il y a quelque chose de poétique dans ses paroles qui arrache un minuscule sourire à la jeune femme. Elle devine une tentative d’atténuer son malaise évident et cette constatation la touche autant qu’elle l’embarrasse. Elle doit avoir l’air particulièrement apeurée pour qu’un inconnu sente le besoin de venir la rassurer. Sans répondre, elle ose lever un regard plus franc vers le visage usé de son interlocuteur pour y découvrir un sourire radieux. Tad, qu’il s’appelle.

– Colombe, se présente-t-elle à son tour. Je… j’suis pas née sur un vaisseau, souffle-t-elle avec un petit rire nerveux.

Il a grandi dans les étoiles, Tad. Colombe, elle, y a été propulsée un peu trop brusquement. Mais elle ne s’étend pas sur le sujet. Ses doigts lâchent son pendentif pour aller jouer avec le cuir de son sac.

– … quel genre de réconfort on peut trouver dans les étoiles? ose-t-elle demander d’un ton légèrement sceptique.

Elle ne doute pas que son expérience soit totalement différente de la sienne, mais peine néanmoins à voir autre chose qu'un vide sombre et infini s’étendant au delà des hublots de la navette. Prise de vertige, elle se cale dans son siège.

- Enchanté, Colombe.

Trinitaire, sans l'ombre d'un doute. Son nom comme la pointe d'accent dans sa voix te le fait deviner sans peine. Elle te parle, mais reste nerveuse, ses doigts ne quittant son pendentif que pour mieux jouer sur son sac.

- Les étoiles... Chaqu'étoile est un soleil pouvant cacher auprès d'lui d'p'tits paradis d'vie. P'être ben des merveilles qu'on pourrait à peine imaginer ou expliquer. Elles sont promesses d'vie, de découvertes. De minuscules flammèches qui picotent l'horizon ou le ciel, en nombre tel qu'on n'pourrait les compter, qui peuvent guider ceux qui perdent leur chemin. Elles sont pleines de sens, d'symboliques et s'cachent même au fond des yeux des plus passionnés. Elles sont merveilleuses et plus d'un peuple aura pensé qu'elles abritaient les êtres aimés

Tu n'te départis pas d'ton sourire, curieux d'l'entendre t'répondre, elle qui semble avoir une toute autre conception d'la chose.

– Enchantée, répète Colombe à la suite du dénommé Tad.

Elle l’écoute sans un mot, laisse son regard pensif se perdre dans les teintes dorées que prend la voix de l’homme alors qu’il parle des étoiles qu’il semble tant aimer. Elle se surprend à sourire lorsqu’il mentionne les yeux des passionnés, probablement sans se douter que les siens brillent comme deux soleils en ce moment même. C'est beau, d'une certaine façon, et Colombe l'envie de parler avec autant d'amour de cet univers qui l'effraie tant, elle. Elle reporte son attention sur son sac et ses mains qui y sont toujours fermement accrochées. Le monologue de Tad fait renaître de nombreux souvenirs au creux de sa mémoire, du temps où elle observait le ciel avec Loukian, mais aussi de celui où elle le voyait défiler à travers les hublots de la Sirène.

– C’est vrai qu’elles font rêver. J’adorais les regarder, le soir, quand j’étais jeune. Mais vivre parmi les étoiles c’est… différent. Sur terre, le ciel s’ouvre au-dessus de votre tête. Dans l’espace, il…

... vous avale tout rond? Vous prend au piège? Elle ignore comment décrire le sentiment qu’elle ressent, le malaise qui lui presse la gorge en songeant qu’elle flotte dans un vide beaucoup plus grand que tout ce que son cerveau pourrait concevoir.

– … il se referme sur vous, finit-elle par dire, déçue de ne pas avoir su trouver les mots qu'elle cherchait.

T'l'écoutes avec attention t'confier un peu d'elle, d'son passé, puis d'ses incertitudes avec une certaine aisance. Tu t'y attendais pas nécessairement, mais ça t'fais plaisir. Tu t'cales un peu mieux dans ton siège, songeur. L'espace qui s'referme sur soi. C'est pas comme ça qu'tu l'vois, mais tu peux comprendre c'quelle veut dire.

- C'est une façon d'voir les choses. Il est un peu trop proche pour vous, là, vu directement d'l'espace, mais sur une planète avec l’atmosphère entre lui et vous, avec la planète sous les pieds et non un peu d'carlingue, ça va.

T'lui adresses un sourire. Pourtant, c'est l'même ciel et une planète, c'pas grand chose dans c'monde, même si quand même plus conséquent qu'un vaisseau.

- Pourquoi allez vous dans l'espace, si cela vous inconforte à c'point ? N'serait-il pas plus simple d'rester à terre ?

Il est doué avec les mots et comprend aussitôt ce qu’elle tentait d’exprimer, même si elle sent bien qu’il voit les choses différemment de son côté. Contrairement à elle, Tad est à l’aise dans cette navette, il faudrait être aveugle pour ne pas le constater. Elle hoche la tête et lui rend son sourire, qui se crispe en une grimace à la question du vieux marin.

– C’est pas toujours simple de rester à terre, malheureusement. C'est pas faute d'avoir essayé, mais il semblerait que ma vie soit dans l'espace.

Son ton est légèrement plus amer qu'elle ne l'aurait voulu et elle se sent mal pour ça, car elle n'a aucune raison de se plaindre de la vie qu'elle mène désormais. Certes, elle aurait aimé demeurer au sol, mais le destin en a décidé autrement. Il n’y a rien pour elle en bas, ni à Paradis, ni sur Esperanza. C’est dans les étoiles qu’elle a finalement trouvé la liberté dont elle rêvait tant. Sa situation est d’une ironie...

Elle marque un temps d’arrêt, durant lequel elle observe une nouvelle fois le vide qui s’étend derrière un hublot lointain.

– C'était beau ce que vous disiez, tout à l'heure, au sujet des étoiles. Elle rebondit sur ses premières paroles pour éloigner la conversation de sa propre personne. L'espace a l'air de vous inspirer.

Il n'y a plus d'amertume dans sa voix. Juste une curiosité sincère et une envie inavouée de revoir les reflets dorés aperçus plus tôt.

Tu l'observes, songeur. Tu t'demandes vaguement quels ont été les obstacles s'dressant face à elle pour la pousser dans l'espace alors qu'elle y est si peu à l'aise. Oh, c'est loin d'être la première à démontrer d'la nervosité dans c'genre d'milieu, mais ça semble plutôt passager, habituellement, pas comme... là.

- Et si j'peux m'permettre, qu'faites vous comme métier ? tu hésites une seconde. Une réponse s'rait facile. L'Crust ?

Vu la grosseur du bâtiment, ça doit être moins gênant qu'les déplacements dans ces p'tites navettes qui font l'relais entre l'vaisseau-hôtel et la planète la plus proche. Les paroles suivantes t'font sourire, tu hoches du chef.

- J'ai payé cher pour y rester, 'savez. Une fois, j'ai gardé les pieds-à-terre l'temps d'une bonne année. J'avais tout c'qui fallait pour être heureux. J'l'ai jamais moins été. Quelques jours à terre, ça va. Quand ça devient des semaines, j'aime pas ça. Des mois, j'deviens dingue.

Tu ris légèrement.

- L'espace est plein d'histoires fantastiques.

Doué avec les mots ET perspicace, visiblement. Il faut dire que c’était une réponse facile, vu la navette dans laquelle ils se trouvent tout deux. Amusée, Colombe hoche la tête.

– Le Crust, oui. C’est loin d’être inconfortable de vivre sur un tel vaisseau. C’est même plutôt agréable. Ce sont seulement les trajets de navette qui sont encore un peu… difficiles.

Ou tout voyage à bord d’un véhicule qui tangue suffisamment dans l’espace pour lui renvoyer des flashs d'abordages sanglants. Sentant son coeur accélérer, la jeune femme s'empresse de chasser ces pensées de son esprit pour se concentrer sur la voix de Tad, qui lui en apprend un peu plus sur sa vie de nomade. L’histoire qu’il lui raconte a quelque chose de beau et de triste à la fois. Le sourire de Colombe se fait désolé.

– Je ressens pas cet appel de l’espace, mais je peux très bien le comprendre. Ça ne doit pas être facile de rester au sol quand on a toujours été heureux là-haut.

L’inverse est difficile, en tout cas. Brièvement, elle se demande pour quelles raisons un homme comme lui aurait pu vouloir s’installer à terre, mais décide de garder sa question pour elle de peur de se montrer trop indiscrète. Elle le laisse plutôt poursuivre et émet un petit rire à la mention des histoires dont regorge l’espace.

– Vous avez l'air d'en connaître beaucoup. Elles vous viennent de vos voyages?

Les trajets en navettes. T'acquiesces légèr'ment pour lui signifier qu't'as compris. Certain qu'il y a pas photo entre l'Crust, si gros qu'ses mouv'ments passent inaperçu... Comparé à cette navette qui vous s'coue, s'agitant à la moindre perturbation. Pourtant, elles restent solides, ces p'tites bêtes et tu t'inquiètes pas une s'conde qu'vous aller arriver sains et saufs. Par contre, t'peux pas n'pas songer à Colombe qui d'vra bien r'prendre l'ch'min inverse pour r'joindre l'Crust alors qu'elle semble si peu à l'aise, quand ben même t'es là pour lui changer un peu les idées. Il faudra qu'elle traverse ça seule. T'doutes pas qu'elle en soit capable, t'irais pas croire qu'c'est la première fois qu'elle pose l'pied dans c'te genre d'navette.

T'secoues légèr'ment la tête à ses mots, p'tit sourire en coin aux lèvres.

- Non. Après, il y a des gens qui peuvent. Qui s'accommodent très bien des deux. J'fais juste pas partie d'ceux-là.

Ça flambe en toi, pour la liberté, pour l'espace, pour les abordages.

- Des histoires, on en entend partout pour autant qu'on les écoute. Dans l'espace et les voyages, ouep, au coin d'un comptoir d'taverne, d'un feu, ou simplement dans la rue en y faisant un peu attention. Tout l'monde à des histoires à raconter.

Tu lui adresses un p'tit regard amusé. Elle aussi, elle a ça. Des histoires qui attendent juste d'être racontées pour autant qu'elle en ait envie.

Tad n’est pas fait pour vivre à terre. Même sans le connaître, Colombe ne pourrait jamais douter de cette affirmation. Il n’y a qu’à entendre sa voix vibrer quand il parle de l’espace pour comprendre à quel point il l’aime. Il a trouvé sa place et elle ne peut s’empêcher de l’admirer pour ça. Voir quelqu’un animé d’une telle passion a quelque chose de profondément beau et inspirant.

Elle s’aperçoit soudain que, sur son sac, ses doigts ont légèrement relâché leur étreinte. La présence de Tad, sûr de lui, heureux et serein à ses côtés s'avère particulièrement rassurante pour la jeune femme, qui sent son esprit s’apaiser au fil de la conversation. Avec un petit sourire, elle se cale contre son siège et écoute les paroles du vieux marin. Tout le monde a des histoires à raconter. Elle aurait envie de répliquer que ce ne sont pas toujours des histoires intéressantes, mais elle se retient. Ce serait de la mauvaise foi, car elle comprend où il veut en venir.

– Sans doute, fait-elle, pensive. Je suppose que tout peut devenir une histoire dans les oreilles de quelqu’un qui sait écouter.

Lui sait écouter. Elle songe qu’elle devrait tenter d’en faire autant. Les clients du Crust lui apparaissent comme une source inépuisable d'anecdotes.

– On vit une histoire, là, maintenant? demande-t-elle avec le même regard amusé qu’il lui a lancé plus tôt.

Elle est allumée, la miss et t'aime ça. T'souris à ses paroles, avant d'rire à sa question.

- Hmmm... C'est l'histoire d'une jeune femme pas ben rassuré par l'immensité d'monde et d'un vieux loup d'mer qui, au contraire, l'aimait beaucoup. J'me d'demande ben c'qu'ils vont dev'nir, ces deux là, tiens.

Ton sourire s'élargit.

- Qui sait d'quoi s'ra fait d'main, hm ? Ils pourraient bien s'retrouver embarqué dans d'épiques aventures rocambolesques ou simpl'ment rentrer chez-eux à la fin d'la journée, tranquille. C'pas ben grave, un ou l'autre, ça dépend juste d'eux, des choix qu'ils font. Dans tous les cas, ça s'ra leur histoire et c'est précieux, ces choses-là. On naît avec un livre plein d'pages blanches à écrire, c'est a nous d'voir qu'ce livre-là, ils soient remplis d'façon qu'on en soit satisfait à la fin. L'plus possible.

Il rit et Colombe sourit à nouveau, d’un sourire franc et un brin rêveur qui étire son visage alors que Tad décrit leurs éventuelles aventures. Se voir comme un personnage de conte amuse beaucoup la jeune serveuse. Elle n’a pas vraiment le profil de l’emploi, pas autant que cet homme aux milles aventures. Pourtant, il y aurait tant à raconter, si on en croit ce dernier.

Elle plonge un instant dans un silence songeur, réfléchit aux dernières paroles de son compagnon de voyage. Est-elle satisfaite de ce que contient son livre à elle? À moitié, seulement, car qui voudrait se contenter d’une histoire écrite par quelqu’un d’autre? Par ses parents, d’abord, puis par Josiah. Elle pince les lèvres à cette pensée. Ses mains relâchent un instant son sac pour l’ouvrir et en sortir un carnet à la couverture bleue, ainsi que quelques crayons retenus ensemble par un élastique à cheveux.

– Ces histoires… on peut les dessiner au lieu de les écrire, vous croyez? demande-t-elle, toujours avec le même petit sourire.

Non pas qu'elle prenne ce qu'il dit au sérieux – elle devine bien qu'il ne parle pas de réelle écriture – mais la situation, comme les reflets dorés dont s'entoure Tad, lui inspire une image qu'elle a soudain envie de coucher sur papier.

T'la r'garde sortir c'carnet et ses crayons, intrigué, avant qu'l'approbation anime tes traits devant ses mots.

- Certain ! Ça s'rait ennuyeux d'se limiter quant aux modes d'expression ! Voyez, je joue un peu d'accordéon, j'chante, mais j'promets pas qu'c'est agréable. Et j'aime ben alterner avec les histoires, voir mêler l'tout.

Ton r'gard r'vient sur l'carnet bleu.

- Et vous, qu'allez vous faire, hm?

T'es curieux, pour sûr ! Curieux d'voir c'qu'elle peut créer d'ses mains, les couleurs qu'elle peut étaler sur les feuilles. Tu t'demandes qu'elle couleur r'viens le plus souvent, qu'elle crayon est l'plus usé.

Fouine ? Indéniablement !

– De l’accordéon?

Elle s’arrête dans son mouvement pour lui jeter un regard en coin, avant d’esquisser un petit sourire amusé.

– Ça vous va bien, comme instrument. Vous en jouez souvent?

Elle espère qu’il dira oui, car elle aimerait bien l’entendre, un jour. Elle imagine sans mal les notes de l’instrument accompagner sa voix dorée, même s’il ne semble pas convaincu de la justesse de son chant.

Tad se montre curieux à son tour quand Colombe sort ses crayons, ce qui fait sourire la jeune femme. Elle ouvre son carnet sur ses genoux, parcours les feuilles emplies de gribouillis colorés, de croquis plus ou moins complets et d’ébauches de mots illisibles, jusqu’à atteindre une page vierge sur laquelle poser sa mine. Il lui demande ce qu’elle compte dessiner.

– L’histoire d’une jeune femme et d’un vieux loup de mer, répond-elle d’un air entendu. Ça ne vous ennuie pas, j’espère?

- D'l'accordéon.

Qu'tu réponds du tac-au-tac pour confirmer. La suite t'fait sourire, amusé.

- Oh, vous trouvez ? Merci. Et oui, j'en joues... Hmmm. J'dirais presque tous les jours.

Oui, bon, t'as dit un peu, mais jouer tous les jours, ça commence à faire pas mal. Juste que tu t'considères pas comme particulièrement doué en l'affaire, mais t'arrives à jouer des choses qui t'font plaisir, mieux, qui font plaisir aux autres et ça, ça a pas d'prix.

Quand elle t'répond au sujet de c'qu'elle compte dessiner, sa réponse agrandit ton sourire et fait briller d'plus belle ton regard.

- Oh non, vous ne m'ennuyez pas du tout, loin de là. C'est qu'ça m'plaît ben, cette idée d'dessin. Vous m'laisserez ben r'garder un peu ?

Et tu peux juste constater qu'ta parfaitement réussi à lui changer les idées, a chasser toute la tension qui avait r'sserré ses griffes sur elle et t'en est plutôt fier.

Il en joue plus qu’un peu, de son accordéon, si Colombe en croit les paroles de Tad. Elle aura peut-être sa chance de l’entendre, finalement. Un instant, elle songe à lui demander s’il pourra lui jouer un extrait, une fois à terre, mais se retient poliment et se contente d’afficher le même sourire curieux et amusé qui ne la quitte pas depuis quelques minutes.

– Tous les jours? Et ça fait longtemps?

Elle pose la question en sachant un peu la réponse. Son expérience transparaît dans sa voix assurée. Il doit être doué.

La curiosité du vieux marin la fait rire et un peu rougir. Si jouer du piano devant autrui ne l’intimide plus depuis longtemps, elle demeure pudique quant à ses dessins qu'elle ne montre pas aussi souvent. Elle ne peut cependant pas rejeter la demande de Tad, d’autant plus qu’il est l’un des principaux sujets de son prochain gribouillis. Alors elle hoche timidement la tête avant de répondre.

– Bien sûr, si vous me promettez de ne pas trop bouger. Sinon vous aurez l’air flou, ajoute-t-elle en riant.

- Tous les jours. qu'tu confirmes, avant d'continuer. D'puis une trentaine d'années.

T'laisses s'étirer légèr'ment l'silence...

- Bon, j'suis p't'être pas trop mauvais avec toute c'pratique-là. Vous pensez ?

T'hausses un peu les épaules, c'pas grave d'être mauvais dans un truc dont votre vie dépend pas. Pour l'coup, t'es doué dans un truc qui fait juste plaisir, à toi et aux autres. Et t'aime ben l'partager, faire apparaître des sourires ou d'la lumière dans les r'gards.

- J'joue souvent dans des tavernes, ou j'me pose sur un banc d'parc, qu'importe. Si ça vous intrigue, il y a peut-être moyen d'vous faire entendre, j'suis pas très timide.

C'est un euphémisme, elle peut difficile l'ignorer alors qu't'es venu la voir et lui taper causette simplement parce qu'elle semblait pas à l'aise. Ton attention r'vient vite sur son carnet, sur ses crayons, elle qui semble vouloir t'dessiner, et c'est qu'ça t'fais drôle, elle doit pas avoir l'même niveau qu'la Pitchoune et ses dessins d'enfants qui t'dessine en pépiant des "Oncle Tad".

- Loin d'moi l'envie d'vous faire dessiner flou, j'me tiendrai sage !

Même si l'concept t'amuse, comme si elle prenait une photo d'toi.

Trente ans, ça fait… beaucoup d’années de pratique. Le regard de Colombe se teinte d’admiration pendant que Tad laisse planer entre eux un silence songeur.

– Je pense que c’est difficile d’être mauvais avec autant d’entraînement, fait-elle en conservant son sourire amusé.

D’autant plus qu’il aime en jouer, à en croire ses paroles. Colombe ne prétend pas être une experte en la matière, mais toutes les conditions lui semblent réunies pour faire de lui un musicien accompli.

Sa proposition donne l’impression à la jeune femme que Tad sait lire dans ses pensées. Peut-être est-ce aussi son intérêt évident qui lui a mis la puce à l’oreille. Toujours est-il qu’il lui offre de lui jouer un morceau, un jour, et que le visage de la jeune femme s’illumine alors qu’elle hoche la tête.

– J’aimerais beaucoup, oui, si vous voulez, répond-elle avec une pointe de timidité.

Dans son carnet, ses doigts se sont activés presque machinalement, posant sur le papier une série de traits au crayon orangé, couleur que lui inspire le moment. Son regard et son sourire se relèvent vers son modèle, qui a promis de rester sage le temps qu’elle esquisse son portrait. Elle détaille brièvement son visage expressif et son regard brillant, puis tente de les transférer à échelle réduite à travers ses gribouillis.

Ton sourire s'élargit un peu en l'entendant, haussant légèr'ment les épaules avec une innocence feinte. Tu t'sens d'humeur modeste. Après, pas b'soin d'en faire un plat, il y a vach'ment plus doué qu'toi et pas b'soin d'chercher ben loin pour trouver.

- Vous pensez ? Z'avez p't'être pas tord, faut dire.

T'lui décoche un clin d'oeil... Avant qu't'on attention r'vienne sur l'crayon qui esquisse tes traits sur l'papier.

- J'vous l'offre pas pour m'défiler après.

Ça s'rait ben un comble, tiens ! Et t'continues d'l'observer faire, sage et un peu songeur. Elle semble ben s'débrouiller, les traits oranges finissant par faire apparaître des courbes familières, celles qu'tu vois chaque matin face à ton miroir. Et t'apprécie particulièr'ment l'expérience.

Colombe doit avoir le regard qui brille, en ce moment, un peu comme celui de Tad alors que le dessin qu’elle fait commence à lui ressembler. Elle se retient de lui dire qu’elle ne lui en tiendrait pas rigueur s’il décidait de se défiler, même s'il s'agit de la vérité, et se contente plutôt de lui offrir un sourire radieux.

– J’ai hâte d’entendre ça, alors.

Un silence confortable s’installe, meublé par les conversations des autres passagers et le ronronnement lointain des moteurs de la navette. Colombe profite de ce flottement pour poser les bases du visage et du haut du corps de Tad, qu’elle dépeint assis à côté d’un espace vide où elle se dessinera par la suite pour illustrer cette histoire dont lui a parlé le vieux marin, quelques instants plus tôt.

– Vous avez le droit de parler quand même, vous savez, lui indique-t-elle, mi-amusée, mi-concentrée, au bout d’un moment de calme.

Ton sourire fait écho au sien et t'es plutôt fier d'être arrivé à tes fins. C'est plus une jeune femme pétrifiée par l'vide intersidéral qui s'trouve à tes côtés, ça non. T'la r'gardes t'dessiner, concentrée et souriante, habile de ses doigts. Si t'éprouves plus vraiment l'besoin d'parler alors qu'elle dessine et qu'le silence s'est fait confortable entre vous deux, agréablement troublé par quelques bruits d'fonds, Colombes fini par t'relancer, c'qui manque pas d'te faire rire.

- J'ai pas vot' talent avec les crayons, là. J'aime ben vous r'garder faire. J'dessine pas beaucoup, mais souvent, quand j'le fais, il est question d'cartes aux trésors pour quelques p'tiots avec trop d'énergie. Quand sont p'tit, sont pas ben compliqué à satisfaire. L'trésor peut ben être quelqu' biscuits et une boussole, ils ouvrent le coffre et c'est comme s'ils venaient d'trouver le plus merveilleux des butins. Une chance qu'ils vous voient pas faire, parce qu'ils trouveraient vite mes cartes bancales !

Tu émets un léger rire, secouant la tête. Pas de doute que Colombe saurait faire des cartes fabuleuses.

Tad apparaît de plus en plus distinctement sur le papier. Lorsqu’elle le considère suffisamment avancé, Colombe s’arrête le temps d’attraper un nouveau crayon – bleu cette fois – et d’esquisser grossièrement sa silhouette à elle. Elle s’est maintes fois entraînée au dessin en se prenant comme modèle et, si elle n’aime pas particulièrement se représenter, elle y arrive assez facilement. Elle ne s’attarde donc que brièvement sur son propre portrait, en couche les grandes lignes, de même que les bases du banc où Tad et elle sont assis, avant de reprendre son crayon orange pour peaufiner les traits de son compagnon de voyage. Le rire de ce dernier la fait sourire, tout comme ses paroles et ce qu’elles évoquent.

– Je suis sûre que vous êtes plus doué que vous ne le croyez pour les cartes. Et puis, j’imagine que c’est surtout l’histoire que les enfants apprécient, ajoute-t-elle alors qu’elle ombre le côté du visage de Tad au moyen de fines hachures.

Avec amusement, Colombe le voit sans mal entraîner de jeunes mousses dans de grandes aventures et se dit qu’il s’agit là d’un scénario dans lequel elle se serait volontiers laissée emporter, quand elle était petite.

– Les gamins doivent vous adorer, suppose-t-elle avec un sourire. Vous en avez?

T'continues d'la r'garder dessiner, s'représenter avec toi, tracer l'banc. T'aimes ben qu'il y ait un environn'ment, qu'tu sois pas seul sur l'papier. T'hoches légèr'ment du chef à ses paroles, sourire en coin aux lèvres.

- Du moment qu'ils les comprennent. Les enfants embarquent vite dans les histoires, oui. Surtout quand il y a un trésor au bout.

T'bats des paupières à la question, c'pas si étonnant qu'elle ait fini sur l'tapis et pourtant t'y pensais pas. Une d'tes mains passe dans tes cheveux, puis tu t'décides à répondre.

- Oui, certains. Mais ils sont grands, alors ils m'ont fait des p'tits enfants.

Pas b'soin d'raconter qu't'en a perdu un.

- J'vais les voir dès qu'j'ai l'occasion.

Pas autant qu't'aimerais, mais autant qu'tu peux.

Le fin sourire de Colombe continue de s’étirer au fil des paroles de Tad, puis se fige légèrement quand elle perçoit une très légère hésitation dans la voix du marin, juste avant qu’il ne lui parle de ses enfants. Probablement s’agit-il d’un sujet sensible. Elle ne peut lui en vouloir, sachant fort bien elle aussi à quel point les histoires de famille peuvent être complexes, parfois.

– Je suis sûre que vous êtes le meilleur des grands-pères, fait-elle, sincère.

Il y a chez cet homme une aura particulière, une chaleur et une bonté qui ne pourraient pas lui laisser croire le contraire.

Elle dépose finalement son crayon, satisfaite du dessin qui est apparu sous ses yeux. On l’y retrouve assise aux côtés de Tad, dans une ambiance orange et bleue, beaucoup plus chaleureuse que l’atmosphère froide de la navette dans laquelle ils se trouvent réellement. Le sourire de la jeune femme se fait timide alors qu’elle détache délicatement la page de son carnet pour la tendre à son compagnon de voyage.

– Alors?