Petite lumière [Jean]

Tu n’avais pas été prévenu qu’il y avait une fête. On n’avait pas non plus songé à te dire que les quartiers que tu traverserais ce soir seraient peuplés de Trinitaires -de bonnes personnes, d’ailleurs, un homme t’a indiqué le chemin avec beaucoup de gentillesse- ou qu’ils se rassembleraient en un endroit.
Mais tu en as vu un passer, vêtu de beaux habits.
Puis tu en as croisé d’autres, partant tous dans le même sens.
Tu as suivi. Tu ne portes pas de jolie tenue, tu ne sais pas où tu vas, mais tu fais avec le flux de la foule jusqu’à te retrouver devant… C’est un bâtiment. Il est éclairé. Mais tu n’es pas réellement capable de savoir dans quoi tu as mis les pieds, ou comment naviguer au milieu des badauds amassés, alors tu continues de suivre jusqu’à te retrouver face à un homme à peine plus vieux que toi.
Il est beau.
On le salue respectueusement.

- Ah.

Que tu fais en te redressant légèrement pour mieux paraître lorsque la dernière personne entre vous deux s’en va.

- Heeum…

Tes doigts s’entortillent dans le bord des manches de ton pull rose pâle.

- Est-ce que vous pouvez m’aider ?

Il est assez évident que tu n’es pas dans ton élément, et si le bel homme est salué c’est qu’il est une figure d’autorité. Il peut t’aider.

- Je suis un peu perdu.

Une fête de la lumière loin de sa famille est une épreuve de plus à laquelle il se soumet de son mieux, ses pensées jamais loin de la souffrance de Blanche et de la lourde tristesse de Sage. Ces innocentes souffrant pour ses pêchés ne quittent jamais son coeur et en ce jour spécial où l'on nous rappelle que la lumière vaincra toujours les ténèbres. Dans sa tenue d'apparat, usée mais immaculée, il accueille les fidèles et leur murmure les paroles consacrée tandis qu'ils s'avancent vers la chaleur et les prêtres mieux gradés. Il a un sourire triste de circonstance, et sa guitare posée non loin de lui au cas où on lui proposerait de chanter. Un homme blond s'approche alors de lui. Son accent le désigne assez surement comme un corporatiste et il joue avec les manches d'un pull rose. Il a l'air de ce qu'il dit être. Perdu. Jean l'encourage d'un sourire un peu plus prononcé, en douceur.

"Bien sûr. Je suis le Père Artaban. Ce soir pour les trinitaires est le Luxvic, la célébration de la Lumière au coeur de l'hiver pour réchauffer nos coeurs. C'est une fête importante, peut-être voudriez-vous la découvrir ?"

Il a l’air si triste, le bel homme, que tu as envie de lui proposer une cabane de draps. C’était ce que faisait Mal lorsque tu allais mal et même adulte, tu continues de tirer de ces souvenirs un peu de réconfort dont il semble avoir plus besoin que toi.

- Si vous n’avez pas d’autre obligation.

Un dérangement minime, voilà ce que tu voudrais être.

- Vous n’êtes pas obligé.

Oh. Tu ne t’es pas présenté. Tes doigts se libèrent de la laine douce, ta main se tend entre vous pour corriger ce manque de politesse.

- Keli Lennox. Je suis citoyen corporatiste.

Tu espères fort que l’information aidera à expliquer ta confusion quand à la fête, et tu espères encore plus fort que le père acceptera de t’expliquer lui-même de quoi il en retourne.

Il a d'autres obligations. Mais... il regarde les fidèles qui savent bien ce qu'ils doivent faire et les autres prêtres qui l'aident à bénir la foule et il se dit que propager la lumière de l'Unique en cette journée si spéciale en fait partie. Et que, quelque part, il est obligé de saisir la rose qu'on lui tend, comme une Abeba pastel, blonde et bleue. Il serre la main qu'on lui tend, sans mollesse, sans force non plus.

"Que savez-vous sur l'Unique et sa Lumière, Keli ?" Il regarde la foule qui se presse, attrape sa guitare. "Venez, mettons nous un peu à l'écart, nous serons plus à l'aise pour discuter. Je crois qu'il y a un peu plus loin, un rebord pour nous asseoir."

Tu lui offres un sourire ravi, celui qui découvre les dents et allume des lumières dans les yeux derrière les mèches blondes en pagaille. Qu’il veuille discuter avec toi est aussi imprévu qu’incroyable.

- Je ne sais pas grand-chose.

Tu le regardes prendre sa guitare, puis tu le laisses te diriger en reprenant le bout de tes manches entre tes doigts.

- Rien de plus que les banalités. Vous avez une religion monothéiste. Vous n’aimez pas beaucoup les cybertechnologies. J’ai un ami dont les parents étaient trinitaires qui faisait des oeuvres d’art bizarres avec plein de triangles, j’imagine qu’ils sont importants.

Bien sûr que tu as retenu ce qui t’intéressait…

- Et vous avez une fête des lumières aujourd’hui, ajoutes-tu très à propos.

Il sourit et c'est une lumière qui se dégage de son être soudain. Jean baisse les yeux, ébloui, surpris par tant de chaleur en ce moment si spécial. Par chance, il a du chemin à faire, celui avec le petit c et s'installe sur le rebord, guitare tendrement posée entre ses jambes, de l'espace à sa droite comme à sa gauche. Il a écouté attentivement et on le sent content de pouvoir porter la parole de l'Unique et s'oublier dans le giron d'une Eglise qui le porte à chaque instant de sa vie.

"La Lumière est une part importante de notre religion. L'Unique, c'est ce que tu désignes par notre dieu, c'est la force qui nous guide sur notre Chemin personnel. Le but de cette force c'est de nous permettre de nous dépasser, d'évoluer comme un peuple, un coeur, quelque chose que les Corporations ne vous poussent pas à faire, elles, qui préfèrent vous diviser pour mieux régner. L'Unique ne nous domine pas, il n'a que faire de nous surpasser, nous ne sommes rien pour lui, que des enfants qu'il peut aider à élever." Les mots lui viennent naturellement, comme s'ils étaient dans son esprit depuis longtemps. Il tire un peu sur la manche longue de son bras droit pour en dévoiler le poignet la petite fleur d'Abeba qui y est tatouée. Comme toujours lorsqu'il la voit, il a une petite pensée pour Modestie et sa rébellion enflammée. "Les étoiles de l'artiste étaient de ce genre là ?"

A gauche. Tu te décides pour ce côté en faisant attention à laisser de l’espace entre vous, à ne pas rester fasciné par le profil du bel homme non plus. Ce serait malaisant pour vous deux.

- Alors l’Unique vous guide tous dans la même direction ? Comment… ? Vous avez des livres sacrés ? Des réunions… ?

Tu es confus, incapable d’imaginer des réunions de travail pour une religion sans trouver d’alternative. Il semble peu probable que les prêtres soient capables de se coordonner vraiment sans de la communication. C’est très étrange.
Le tatouage sur le bras de monsieur Artaban l’est beaucoup moins. Effectivement, tu as déjà vu ce motif.

- C’était un peu comme ça. Mais plus…

Tes doigts survolent sans toucher sa peau pour tracer des hachures, des coulures. Les oeuvres étaient un chaos inextricable plein de triangles et ce n’est pas facile à montrer.

- … Plus défait, avec des traits comme ça partout. Et de grosses traces de peinture.

"Il nous guide par des principes de vie d'abord. Rester droit avec soi-même et les autres, être toujours mesuré dans ses propos et ses actes pour que la raison triomphe de la passion, être humble car il ne faut jamais oublier que nous ne sommes que de passage sur ce monde, fourmis suivant leur chemin et obéissant car les autres savent ce que nous ne savons pas et inversement. Il nous a également doté de trois livres, L'Adeodatus, l'Emerentius et l'Eleutherius qui sont lus et interprétés par des sages qui nous enseignent afin que nous puissions à notre tour enseigner aux autres et ainsi de suite. Notre force est notre nombre et notre unicité. Car comme l'Unique, nous sommes chacun de nous Unique et en même temps nous sommes un tous ensemble, lorsque l'on perd cette unicité dans celle du groupe, tu comprends ?" Il a oublié de vouvoyer comme il a oublié le doigt qui ne le touche pas et dont pourtant il sent la chaleur sur son poignet. Il n'a pas envie que cela s'arrête, alors, il ne bouge pas.

Pourtant tu reprends ta main. Elle retourne sous la laine, cesse de tracer des formes qui n’existent pas par dessus le tatouage. C’était peut-être un peu trop, ce non-contact, pour le Père.

- Mais vous ne voulez jamais être votre propre personne ?

Demande qui, le fils des Corporations, le militaire bien intégré aux rangs, ou le punk en pull rose ?

- Si la force est dans le groupe… Non, pardon, ça sonne mal. La force est dans le groupe et l’union. Toutes les Corporations seraient d’accord avec vous. Mais si vous suivez les autres parce qu’ils savent ce que vous ignorez, et qu’ils font pareil, alors vous risquez de faire un cercle de fourmis.

Cercle que tu fais dans l’air d’un petit mouvement rapide de poignet.

- Alors que si vous êtes Unique et que vous montrez une voie, le petit train de fourmis pourrait avancer, non ? Sans arrêter de suivre votre Dieu, bien sûr.

Il le regarde avec douceur, tentant de comprendre. Le tatouage est froid de l'absence de main au dessus de lui, il le cache à nouveau sous sa manche. Ce sont les esclaves que l'on marque d'habitude. Ces dessins sont ses seuls signes de marginalité. Ils sont des rappels, une pénitence. "Nous ne sommes pas un cercle parce que nous avons chacun notre place. Les travailleurs sont guidés par des prêtres, qui sont éduqués spécifiquement à suivre l'Unique, et sont eux-même guidés par des Evêques, qui sont sélectionnés par leur capacité d'apprentissage et de raisonnement. Ils sont guidés par des Cardinaux qui eux même ont été désignés par le Pape, élu de l'Unique parmi les Cardinaux une fois par génération."

Ah. Ce sont donc des cercles de cercles de fourmis. Une organisation que tu connais bien : ta mère, ses conseillers, ses chefs de départements, leurs propres chefs d’équipes. Les hiérarchies se répètent et se ressemblent.

- C’est très proche de ce que je connais… Sauf que chez moi ce sont des patrons et leurs équipes qui font office de guides.

Ce n’est pas par impolitesse que tu fais le parallèle, plus par besoin de te raccrocher à un système connu. Tu fais de ton mieux pour rester respectueux, ne pas juger, ne pas avoir d’à prioris. C’est plus facile que tu ne le pensais avec un interlocuteur aussi agréable.

- Comment sait-on qui est choisi comme Pape ? Si c’est un guide, ce doit être une personne exceptionnelle. Il ou elle passe des entretiens ? Est-ce qu’il y a un signe ?

Il fait le parallèle. C'est bien, ça veut dire qu'il comprend. Comprend-il que l'Unique est à la base de tout et que c'est pour cela que tous, d'instinct, s'organisent de la même façon ? Sauf les mo'at qui n'ont pas encore une âme assez développée ? Peut-être, peut-être pas, peu importe. "Le Pape est choisi parmi les Cardinaux. Ils sont aidés dans leur choix par l'Unique. Le Cardinaux, sont des gens très intelligents, très instruits dans des écoles spéciales. Ils ont accès à l'Adeodatus qui est un texte pour les plus gradés. Cela les aide dans leur choix et ainsi le Pape a le soutient du reste du clergé."

Cette réponse te convient. Et elle ne te convient pas du tout en même temps, tellement elle semble contraire aux principes de méritocratie qui ont gouverné ta vie toute entière. Tu mords ton pouce pour réfléchir à ce qui te perturbe tant dans une explication pourtant si simple.

- Mais… Vous n'avez pas accès au livre… ?

Ce n'est qu'un livre, sacré et certainement ancien. Il ne peut pas y avoir de données si importantes à protéger dedans, de secrets industriels, alors pourquoi serait-il réservé aux hommes déjà instruits ? Il doit y avoir autre chose. Tu ne comprends juste pas quoi.

- Enfin, je pense que je vois. Le Pape est votre guide et il a des délégués pour transmettre sa parole. Ça fait sens.

Tu désignes gentiment de la main monsieur Artaban.

- Et vous, vous pourriez devenir Pape par exemple ?

"Moi ? Non. Seuls les Archevêques, les Cardinaux et le Pape ont accès à l'Adeodatus. Les prêtres comme moi étudient l'Emerentius et tous nous lisons l'Eleutherius. C'est dans un vieil exemplaire familial que j'ai appris à lire et que je l'ai enseigné à mes jeunes soeurs." Mais au moins il voit, c'est bien, c'est qu'il est ouvert. Au vu de la lumière interne qu'il dégage, Jean n'en doutait pas. C'est peut-être un papillon envoyé par l'Unique pour me rappeler ce que j'aime par dessus tout. Partager mon amour pour ma religion. "Je ne peux pas devenir Pape. Je devrais être cardinal pour ça et les Cardinaux ont grandi dans le giron de l'église, ils ont fait des études et sont très intelligents. Moi je ne suis pas assez pur, instruit ni influent." Oui. Aucun des trois. Mais ce n'est pas grave, il n'a pas les épaules pour être Cardinal.

- Je ne crois pas.

Oui, tu t’opposes. Mais il n’y a rien de grave à ne pas être d’accord si c’est parce que tu as l’impression que le bel homme est bien plus que ce qu’il semble voir. L’excès de modestie est un mauvais travers, c’est ce que l’école t’as appris : se croire insignifiant revient à se faire marcher dessus.

- Vous m’expliquez votre religion de manière parfaitement compréhensible et détaillée. Je ne peux pas juger de votre influence, par contre. Mais, heum... Vous avez un…

Tu fais de nouveau un cercle de la main, cette fois en halo distant autour du Père. Il y a quelque chose qui l’entoure. Tu en es certain.

- Vous êtes lumineux. Ce serait pas là si vous n’étiez pas pur ?

Il lève un sourcil étonné à la réponse sèche de son vis à vis. Il ne croit pas...en l'Unique ? C'est normal, ils n'ont qu'effleuré la surface mais l'espace d'un battement de coeur, Jean est attristé d'avoir à ce point échoué. Heureusement, l'être de lumière continue et explicite. Oh. Il rougit. Baisse les yeux devant les compliments qu'il ne sait pas porter puis les relève pour suivre le geste du doigt. Il aurait aimé que ce soit vrai, seulement ses échecs sont gravés dans son coeur aussi profondément que dans sa peau. Il n'est pas pur. S'il l'avait été, il aurait réussi à sauver les femmes de sa vie.

"Ce n'est que la surface des enseignements de l'Unique, n'importe quel autre de mes collègues en sait autant" murmure-t-il, gêné, ne voulant pas tomber à nouveau dans le Piège de la Fierté Mal Placée. Le fardeau des Profitendieu. Mal à l'aise, il préfère changer de sujet.

"Les triangles, comme vous les appelez, sont des représentations d'une fleur rouge et bleue nommée la "Fleur d'Abeba". Son symbolisme est très fort dans notre religion et nous nous en servons pour l'architecture, l'art, la composition, et toutes ces sortes de choses."

- Je ne sais pas, je ne connais pas vos collègues…

Le sujet change, tu t’adaptes sans ciller à la bascule comme l’excellent caméléon que l’on a fait de toi.
Les triangles c’est donc. Ceux qu’il a tracés sur sa peau, qui doivent signifier quelque chose de plus important encore pour monsieur Artaban. Le simple fait qu’il puisse vouloir les porter parce qu’il est homme de foi ne te monte pas vraiment au cerveau.

- Oh. Vous l’utilisez vraiment pour tout.

Mais les oeuvres de ton ami, tu en es certain, étaient faites pour remettre en cause la symbolique de la fleur. Personne ne barre le symbole d’une religion de rouge pour simplement faire joli. Peut-être qu’il ne serait pas pertinent de le dire au Père.

- Est-ce que la symbolique est très personnelle, ou… ?

Tu touches ton propre bras là où tu as vu les tatouages sur l’autre homme.

- Pour que vous les ayez dans la peau...

Jean baisse la tête une seconde. Evidemment, il ne connait pas les autres collègues. Ce qu'il est bête. Il aurait aimé ne pas rougir, en vain. Il inspire. "Chez nous, les tatouages sont souvent honteux, associés à l'esclavage, à la destruction d'un corps que l'Unique nous a donné et..." il s'interrompt, il voit bien qu'il ne veut pas répondre à la question mais il ne peut pas l'éviter d'autant plus que c'est lui qui a montré ces marques. "J'en ai trois. Un sur chaque poignet et un plus élaboré sur le torse. Celui au poignet droit est en souvenir de ma soeur Modestie qui a fugué de la maison paternelle et n'a pas survécu, celui du poignet gauche en souvenir de ma soeur Croyance qui est morte à neuf ans d'une malformation de naissance. Celui sur mon coeur de ma fille Vive morte de maladie il y a quelques mois." Comme toujours quand il parle des femmes de sa vie, sa voix se brise. Elles sont les ténèbres de sa lumière et il ne veut jamais les oublier. "Je crois que les tatouages sont plus répandus dans vos factions. Vous en avez ?"

Ils sont si tristes, ses tatouages, ils portent tellement de poids que tu regrettes d’avoir posé la question. Que tu as encore cette envie de lui faire une cabane de draps et de le laisser là jusqu’à ce que sa peine s’atténue. Juste un peu moins de mal, ce serait suffisant.
Mais tu ne peux rien faire alors tu continues juste de parler.

- Un seul.

C’est peu comparé aux corps des amis laissés sur ta planète d’origine. Tu souris tu peu en te frottant le nez de ta manche.

- J’ai dû le cacher à ma mère et je ne peux pas en faire d’autre pour l’instant, mais j’en ai un.

Et pour démontrer la présence d’encre dans ta peau, tu lèves très impudiquement le bas de ton pull pour découvrir une partie de ton flanc. Il y a un corbeau là, un bel oiseau légèrement stylisé qui plante ses serres sur ta hanche.

- Parce que j’étais un rebelle qui se peignait les ongles, que tu souris, occultant le fait que tu le fais toujours en permission. Simplement parce que c’est joli. Il n’a pas vraiment d’histoire. Et je suis désolé pour vos soeurs et votre fille...

Il sourit aussi, par mimétisme et parce que la peine n'est jamais loin sous la surface mais il a apprit à faire avec et à vivre quand même. C'est ce que l'Unique veut. Sa route à lui. Il doit à ses gracieuses perdues de faire de son mieux pour surmonter les obstacles. Doucement, il tend la main vers l'oiseau noir sur la hanche de l'inconnu. Il se retient juste avant de frôler, par pudeur mais ses doigts de musicien imaginent le tracé dans l'air. "C'est très joli. Mais vous êtes joli sans ça." fait-il doucement en retirant ses doigts sans réaliser vraiment ce qu'il dit, un peu ailleurs. Il secoue la tête pour se reprendre un peu. "Où en étions-nous ?" Il est perdu.

Tu rougis.
Léger, caché dans l’ombre des cheveux blonds, sous les tâches de son. Mais tu rougis.

- Oh.

Fais-tu dans un souffle étonné. Oh, vraiment, tu es joli ? Tu ne t’y attendais pas. Ce n’est pas un compliment habituel. A bien y songer, aucun compliment n’est habituel, mais celui-là… Tu le gardes précieusement pour toi.
Le pull retrouve sa place pour cacher le corbeau. La discussion retourne sur ses rails. Mais il y a quelque chose d’un peu chaud, d’un peu doux, derrière tes côtes.

- Que pensez-vous des autres modifications, si les tatouages sont… Compliqués ?

Tu sais pour les technologies cyber et les prothèses, mais pour le reste ? Les teintures par exemple, les piercings peut-être, toutes ces manières de s’individualiser beaucoup plus courantes chez toi que chez eux ? Faut-il se contenter de ce que la génétique a offert ? Ce doit être triste.

Ce qu'il pense lui ? Ou ce que sa faction en pense ? "L'Unique nous a créé comme nous sommes, imparfaits. Ce n'est pas qu'il n'aurait pas pu faire mieux, mais que notre imperfection fait partie de ce qu'il veut, ce qu'il..." c'est difficile à expliquer à quelqu'un qui ne LE connait pas comme on apprend à le connaître. "Certains disent que si l'Unique nous a donné l'intelligence de prendre des améliorations, alors il est orthodoxe de le faire mais je ne suis pas convaincu. Je pense qu'il y a des pièges dans ce monde dans lesquels il ne faut pas tomber. Après, tout dépend du contexte. Un homme qui perd un membre, ne peut plus travailler et met toute sa famille dans l'embarras peut remplacer le membre perdu afin de surmonter l'épreuve même si d'autres y verraient un signe du Destin. Mais mutiler soi-même son corps pour être plus fort, plus habile, c'est, selon moi, vouloir avoir des ailes et risquer de se brûler." Il réfléchit, ses yeux clairs se perdant dans le vague. " Le problème est complexe, me dépasse mais dans tous les cas, il s'agit d'une technologie que la plupart d'entre nous ne peuvent pas s'offrir. Un homme riche, finalement, n'a pas besoin de travailler pour vivre et les familles pauvres ne peuvent se permettre des prothèses. Aussi la cyber-technologie est rare dans les rangs trinitaires."

Tu écoutes. Tu es attentif, concentré sur chaque mot, sur la belle voix de monsieur Artaban. Il y a une mélodie là dedans. Est-ce qu’il chante ? Il devrait. Tu es certain que ce serait infiniment beau.

- Vous avez peur d’Icare… ?

Tu es bien mal placé pour demander ça, toi qui n’as pas la moindre prothèse, qui ne compte pas en porter. Toi aussi tu pourrais donner l’impression d’avoir peur de t’élever trop haut si tu te mettais à jouer avec ces forces.
Mais ce n’est pas le cas.
C’est juste que tu aimes bien tes bras et tes jambes.

- C’est un problème difficile. Je suis d’accord… Pas vraiment objectif. Mais d’accord.

Tu souris au vide, dents découvertes, vraiment amusé.

- Ma mère dirige une société fabriquant des prothèses, précises-tu, et je suis supposé prendre sa suite. J’ai grandi entouré de métal et de circuits et de personnes avec des ailes de cire et de plumes prêtes à voler vers le soleil. Abandonner un oeil pour pouvoir voir la nuit me semble plutôt naturel.

Mais ça ne l’est pas, tu n’es pas idiot au point d’oublier la différence entre toi et un droïde.

- Et pour les modifications non robotiques ? Est-ce que vous vous teindriez les cheveux en bleu, mettons ?

Ca lui irait bien, avec ses yeux. C’est ce que tu te dis en observant son visage.

Peur ? Est-ce qu'il a peur ? Il s'efforce à regarder sa conscience. Il n'y voit rien. Le problème des prothèses ne le concerne pas directement. Il n'irait jamais dépenser de l'argent pour lui-même. Il apprendrait à vivre sans ou à mourir. Ce n'est pas quelque chose qu'il imagine pour lui. Pour les autres ? Il ne sait pas vraiment. Sa voix se fait pensive. "Je ne sais pas si j'ai peur per se..." et se perd dans le vent et le silence. Il écoute les arguments de l'être de lumière, son honnêteté, son sourire qui s'entend dans ses mots. "Il me paraîtrait bien vain de changer la couleur de mes cheveux mais j'ai peint ma peau pour me rappeler mes fautes et protéger ceux que j'aime. Je suis tel que je suis, tel que l'Unique m'a créé. Si colorer mes poils avait une signification profonde, je pourrais l'envisager, parce que si c'est mal vu de mon peuple, je pense être l'esclave de mes propres fautes et je ne vois pas de contradiction à l'inscrire en moi. C'est pour cela que je ne peux pas me permettre de juger ceux qui se changent, je ne connais pas leurs motivations, leurs raisons. Les Chemins de vie de chacun sont uniques tout comme le sont les solutions que nous trouvons à nos obstacles. Et même si nous errons parfois et en portons à jamais les stigmates, tant que nous revenons finalement sur notre Route, alors ce n'est pas une honte."

Faut-il donc que tout aie une raison ? Est-ce que le Père ne change son apparence que parce qu’il est triste, parce qu’il se repent ? Si c’est le cas, tu trouves ça triste à en pleurer. Ca te met une boule dans la gorge.

- Juste parce que c’est joli.

Tu souffles en tirant sur le bout d’une de tes mèches blondes.

- Ce n’est pas suffisant pour faire quelque chose ? Une raison qui ne soit pas de la contrition mais de la joie.

Tu tires encore sur tes cheveux, très distrait.

- J’ai envie de me faire les pointes en rose, juste parce que c’est beau et que c’est la couleur du soleil qui se lève. Je ne peux pas, mais ça… Vous n’avez pas juste envie de rajouter de la couleur pour rien, pour vous faire plaisir, des fois ?