Mosh pit [Rae]

Elle entend tout.
C’est fascinant. Ca mériterait plus ample investigation, si ce n’était pour la question que pose la dealeuse, à laquelle il faut répondre. Il te faut commencer par récupérer tes pensées, éclatées en l’air comme autant de petits bouts de ciel éparpillés en tous sens qui n’en ont plus vraiment, de sens. Puis il faut les recoller pour les faire tenir ensemble, les rendre compréhensibles.

- Tu es unique.

Voilà l’image générale, l’idée profonde. Il faut entrer dans les détails maintenant.

- Comme je le suis, comme chaque personne dans la salle, même le bassiste idiot tombé d’un arbre. Ton monde est différent de ceux de tout le monde, parce que tu as ta vie et qu’elle est différente de la mienne.

Tu te mords la lèvre, soudainement conscient de tes mots.

- C’est un effet du venin, ces… Délires ?

Parce qu’il n’y a pas vraiment de meilleur mot pour qualifier tes élucubrations, “délire” est le premier qui te vient.

J'lève un sourcil quand il m'dit ça, et j'suis prête à lui faire remarquer qu'ça va un peu vite entre nous, qu'on s'connait pas et qu'il faut qu'il s'calme avant de me déclarer sa flamme, mais il me dévoile le reste de son cheminement de pensées, et j'me sens un peu soulagée. J'passe une main dans mes cheveux, et j'continue à fumer mon joint.

- C'pas que la vie qui est différente, c'est... C'plus profond que ça. Tu les as lu, ces travaux qui disent que même des jumeaux issus d'un seul ovule et qui grandissent de la même façon, traités pareils et tout... Vont parfois être radicalement différents l'un de l'autre ? C'est que... On est différents parce qu'on est différents. Parce que tu es toi, qu't'as tous ces trucs qui t'appartiennent, ton passé mais...

J'regarde le sol devant moi sans le voir, j'fume, j'réfléchis.

- Mais pas que ça... C'est un tout, et un rien à la fois, tu vois ?

Et puis j'tourne ma tête vers lui et je hausse les épaules.

- Au fond, qu'est-ce qui t'fait croire que c'est pas des délires, mais juste la découverte d'une sorte de réalité cachéee ? P't'être que le venin t'aide à voir la vérité. P't'être que ce sont ces couleurs, ces sons-là, qui sont vraiment vrais. P't'être que tout le reste est jamais rien qu'une putain d'illusion dans laquelle on se complait. Qui sait ?

Le bras pend, porté par le corps en bois blanc de la basse, et se balance tout doucement. Les oreilles sont attentives, le regard fixe, les pensées plus rapides que des comètes derrière les longs cils de biche.
Tu es fasciné.
C’est orange et rouge autour de la dealeuse maintenant, presque sans gris. Etrange.

- Personne ne sait.

Même la fumée de sa drogue prend des couleurs de glace à l’eau.

- Ce serait triste de devoir se piquer pour accéder à la vérité. Et ce serait fatiguant de vivre tout le temps là dedans.

Tu fermes les paupières pour t’isoler un peu de la lumière, de cette autre réalité avec une mise au point trop nette.

- Je n’ai rien contre les illuminations sur la vie des autres et les ondes, mais si je devais vivre tout le temps avec autant de sons et de couleurs, je deviendrais fou. Oh.

Nouvelle illumination, tu ouvres les yeux.

- C’est peut-être pour ça qu’il faut choisir de lever ce voile. Le monde serait trop tout sinon. Et les salles de concert seraient beaucoup plus propres.

Ce qu'il dit n'a ni queue ni tête, et pourtant, le sens me paraît aussi clair que de l'eau de roche - à supposer que ce soit clair, ces machins là. C'qui est pas gagné non plus. J'suis plutôt tranquille, mais pleine d'une énergie infinie que j'ai bien envie de dépenser. Mes jambes frétillent, j'me tortille sur le sol, incapable de rester vraiment immobile.

- J'crois pas être folle. Mais est-ce que les fous sont capables de savoir qu'ils le sont ?

J'hausse les épaules. Personne n'a la réponse à cette question non plus. C'est fou, le nombre de questions sans réponses.

- Mais tout n'est pas toujours si intense. Après la première prise... Ca devient plus terne, et plus tu en prends, plus tu t'habitues, moins... Moins c'est fort. Ton corps dompte la réalité, c'qu'une question d'habitude.

J'réfléchis cinq secondes.

- C'est comme découvrir ton plat préféré pour la première fois. Bah au début, ça va être incroyable. Et puis tu vas en bouffer plein, et ça sera toujours aussi bon, mais tu auras moins cette sensation de découvrir un truc, et peut-être que ça finira par te lasser ou te paraître quelconque.

- Ah. C’est comme voir l’espace pour la première fois alors.

Une explosion de non-couleurs, de petits points comme des bouts de lumière, une sensation d’infini. C’était ça la première fois, maintenant c’est beaucoup plus banal. Les fenêtres des navettes ont tué le rêve.
Dommage.
Dommage aussi pour les injections.

- C’est triste. Mais ça doit être meilleur pour le business.

La remarque est ponctuée par le son d’une corde tapotée du majeur, un bourdonnement un peu sec qui finit par glisser en même temps que la peau sur le métal. Un nouveau coup sur la corde, cette fois pour laisser sonner l’harmonique oh si agréable.

- Et si tu te sèvres longtemps ? Tu perds l’habitude et tu retrouves les couleurs ? Ca, ça doit être moins bon pour le commerce.

- J'sais pas trop. J'suis trop vieille pour m'souvenir de la première fois que j'ai vu l'espace.

Et puis j'fume en pensant à tout et rien. J'suis un peu stone. Ouais, c'est sympa. Je crois que c'est l'ambiance, et le blond qui me mettent dans cet état. Je crois pas avoir pris plus de drogue que d'habitude. Si ? Et puis j'hausse les épaules.

- Ben, c'est particulier, la drogue. Tiens, prenons mon exemple - qui n'en est pas vraiment un. Ca fait trente ans que je prends mes doses. Et j'suis loin d'être un cas isolé. Mais bref. J'fume souvent pour me détendre, et ça, ça marche toujours aussi bien. Je suis pas stressée comme nana. J'me pique pour rester éveillée et pour pas être malade. Parce que quand tu commences à sentir le manque...

J'me tais, j'tire une latte, le regard encore perdu. J'ai toujours des doses et du matos pour me piquer sur moi. C'est pas pour rien. Je me souviens encore d'quand j'avais fait d'la désintox.

- Y a rien de plus horrible. T'as l'impression d'crever, mais la mort vient pas. Elle vient jamais. T'as juste mal comme t'as jamais eu mal, t'as l'impression qu'on te torture, que ton cœur est en train d'exploser. J'ai été une fois en désintox. Et plus jamais. Plus jamais.

Il y a un instant où tu as peur. Tu te dis que ce qu’elle décrit peut t’arriver avec la seule dose que tu as pris, peut-être. Est-ce que le venin est à ce point addictif que tu risques la cure de désintoxication ? Ton coeur se met à battre plus vite, la panique monte beaucoup trop, bien plus rapidement qu’elle ne devrait le faire.
Et elle retombe comme un soufflé en une seconde. Non, elle ne t’aurait pas injecté quoi que ce soit d’aussi puissant puisque tu as demandé à ne pas être détectable aux contrôles sanguins.
Pouf, voilà, le stress a disparu.

- Ca ne sert à rien de se désintoxiquer si tu n’en as pas envie.

Epaules qui se haussent, puis retour à la position drapée autour de la basse.

- Tu as l’air de profiter des effets et de ne pas les subir. Ca devrait être la seule chose importante.

Personne ne devrait se forcer à quelque chose pour… Pour quelles raisons d’ailleurs ? Ce ne sont pas tes affaires.

- Ca et pouvoir faire des choix intelligents. Pas comme les gars qui tombent des arbres et ne peuvent plus jouer leurs concerts.

- J'suis bien d'ton avis. C'comme essayer d'forcer un mioche à apprendre une leçon s'il a pas envie d'le faire. T'pourras bien essayer tout ce que tu veux, il obéira pas s'il en a pas envie. Pire, ça rentrera jamais dans sa petite caboche.

Ouais, personne n'aurait dû essayer de me forcer. Mais va faire entendre ça à des connards avec un balais enfoncé dans le cul.

- Je suis assez grande pour prendre mes décisions et mes responsabilités. Et crois moi, les drogues de notre système sont bien gentilles par rapport à d'autres.

J'lâche un rire, bref mais sincère.

- S'il s'était piqué avec une dose de venin de naän'gi, j'parie qu'il aurait pas fait ce genre de conneries. Aussi étonnant que ça puisse paraître, d'ailleurs... Faudra que tu me le présentes, à l'occasion. Peut-être que ça l'empêchera de se jeter du haut d'une tour juste pour voir s'il peut voler, qui sait.

C’est comme essayer d’empêcher un adolescent de s’engager dans l’armée pour aller à l’encontre de la pression maternelle. Mais c’est personnel, cette réflexion, c’est juste qu’elle te permet de mieux comprendre la situation de la dealeuse à ta manière.
Tu la gardes tout de même pour toi.
Et tu souris en grand lorsqu’elle te dit de lui présenter le bassiste que tu remplaces.

- Je suis sûr qu’il serait heureux de te rencontrer… Mais il n’a pas beaucoup d’argent, lui.

Ce qui te fait penser que tu n’as pas payé le venin.
Ce qui te fait te demander si elle y pensera, elle aussi.
Ce qui te pousse à te dire que tu veux un muffin et que pour ça, il faut reposer ta basse.
Donc tu regardes juste le mur en tapotant sur les cordes.

- Les autres membres du groupe par contre… Tu veux que je te les présente ? Leurs parents sont riches à ne plus savoir quoi en faire et eux s’ennuient dans les réunions de direction. Ca doit être de bons clients.

J'hausse les épaules. J'arrive sur la fin de ma clope, je m'en roule une autre. J'sais pas à combien j'en suis, j'ai arrêté d'compter. J'réponds même rien quand il m'parle du bassiste abruti. Est-ce que ça m'intéresse, s'il a pas de quoi me payer ? C'est des nids à emmerde, les gens qui ont pas de quoi payer. Et j'suis pas une de ces vendeuses de bas étage qui fait de la charité et puis des rixes parce qu'on m'a pas payé. Nan, moi je suis dans la vente de luxe. Dans des soirées de luxes. Comme celle-là. C'est pas pour vendre à des sans-le-sou.

- Ouais, ça marche pour les autres du groupe. Si je peux apporter un peu de joie dans leur vie, ce sera avec plaisir. Non pas que l'venin rende particulièrement euphorique... Mais j'ai pas que ça dans les poches.

J'souffle ma fumée en l'air.

- Et puis je suis là pour ça. Tu sais, élargir son réseau, c'est un vrai métier à plein temps.

J'me redresse sur mes genoux, puis je m'accroupis, en faisant gaffe à Waal'. Elle aime pas trop quand j'lui fais mal. Et moi j'aime encore moins.

- Je ne sais pas.

Simple vérité.
Tu t’agites un peu sur la table et finis par en descendre pour reposer l’instrument que tu possèdes sur son portant, remuant tes doigts pour en chasser l’énergie qui revient.

- Je profite de celui de ma mère, alors je ne sais pas. Mais je suis content d’aider.

Encore une vérité.
Un muffin. Tu en voulais un. Tu en récupère un aux raisins sauf qu’au lieu de le manger, tu le fais juste passer d’une main à l’autre en t’asseyant face à la dealeuse. Tu as envie de faire douze choses à la fois, dont partir courir quelque part, te rouler en boule pour dormir, dessiner, écrire des chansons, toucher les cheveux de la femme parce qu’ils ont l’air doux, et monter sur scène là de suite pour en finir avec ce concert.
Alors tu envoies un message aux gars du groupe pour savoir où ils sont.

- Il faut que je te paie.

L’information vient de remonter.
Le groupe répond qu’ils sont dehors à fumer. Inintéressant. Ton esprit saute à autre chose.

- Qu’est-ce qui rend heureux, comme drogue ?

On ne sait jamais, l’information pourrait être utile même si tu n’es pas spécialement… Quoi que ce soit. Et certainement pas malheureux.

J'sors un petit paquet transparent avec des tout petits champignons à l'intérieur, et je le balance au bout de mes doigts, à hauteur de nos deux visages. Je le tiens fermement, et de l'autre main, je viens mettre une petite pichenette. Le paquet se balance d'une façon assez hypnotisante.

- Ces champis là peuvent te faire connaître le paradis ou l'enfer. Ils sont hallucinogènes, alors ça fait passer des moments sympas. C'est l'genre de trucs qui rend pas vraiment accroc, parce que toutes les expériences vécues avec ça sont... Hyper intenses. Et faut jamais être seul quand tu les prends. J'ai connu un gars qui s'est suicidé parce qu'il a fait un bad trip avec ça, et qu'il était tout seul. C'était pas moi qui les lui avait filés, mais depuis, j'fais signer une clause de non responsabilité quand j'en vends.

J'lui dis ça à mi-voix, sur le ton de la confidence. Et j'baisse les champis quand j'capte enfin qu'il a parlé de me payer, mais je les garde dans la paume de ma main et j'hoche la tête. J'étais pas inquiète. Je sais que tous les gars à qui je vends de la drogue dans les soirées sont toujours pétés de tunes. Alors ils finissent par payer un jour ou l'autre.

- On a qu'à faire ça maintenant. Pour le paiement. Au moins ce sera fait.

J'sors mon carnet de compte et j'affiche un prix pour la dose et le service, et j'lui tends.

Les champignons ne t’intéressent pas : les hallucinations ne te donnent pas plus envie que ça, surtout si elles peuvent s’avérer terrifiantes, si des personnes en meurent. Et comme à chaque fois que quelque chose ne capture pas ton intérêt, tu l’ignores simplement. D’autres pourront trouver leur bonheur là dedans.
Payer semble plus intéressant. Tu ne lis même pas le total : tu jette un oeil sur le carnet et tu te lèves. Il y a un manteau noir dans un coin des loges, un bout de laine posé sur un étui à instrument. Tu fouilles dans les poches, en sort une liasse de billets. Ce devrait être suffisant.

- Tiens.

L’argent est déposé dans la main de la dealeuse. La porte de la pièce s’ouvre. Tu te crois dans un mauvais film.

- Le groupe. C’est l’heure du réseau.

Tu souris en découvrant tes dents. Ils sentent la cigarette jusque là où vous êtes, mais ça ne t'empêche pas de te lever pour présenter hâtivement tes futurs camarades de scène.

- Ollie, le chanteur. Aaron, à la guitare. Vincent et Joe, pour les batteries. Et c’est…

Ah. Tu ne connais pas son nom.

- … une amie.

Il s'lève, il ignore mes champis, il m'sort une liasse de billets, et il m'les donne comme s'il s'en fichait plus que de sa première couche. J'fais pas d'commentaire et j'empoche le tout. Généralement, les clients comme lui aiment pas compter. Surtout quand ils ont du venin de naän'gi dans les veines. Bref, j'range aussi mes champis à leur place, et j'me relève aussi. J'ai besoin de m'appuyer contre la table, à cause du poids de Waal sur mes épaules.

Il m'présente tous les noms des gars, et j'fais un signe de tête. Ils ont tous les yeux rivé sur Waal. Pas étonnant. C'pas hyper commun ce genre de bestiole. Le blond connait pas mon prénom. Et j'connais pas le sien non plus. Mais c'pas grave. Personne ici n'a besoin de connaître mon nom.

- Salut les gars. On m'a dit que vous faisiez d'la musique un peu plus rythmée que les trucs qu'on nous a proposé jusqu'à présent ?

J'ressors un joint tout préparé et j'l'allume. Bonne façon de tâter le terrain de façon pas trop violente, généralement.

Ils ont tous l’air fascinés par le serpent. Tu les comprends, un peu, vaguement, mais tu te dis surtout qu’ils ont l’air idiots à regarder comme ça.

- On fait du nu-metalcore post-punk.

Ollie, toujours premier sur les termes ridiculement… Ridicules. Simplement ridicules. Surtout prononcés avec son ton ampoulé, emprunté, idiot. Tu souris dans un soupir et retourne vers la dealeuse.

- Ollie growle dans son micro, j’accorde mon instrument un ton en dessous, les batteries vont vite.

L’air un peu déconfit du chanteur dure une seconde et ça t’ennuie un peu de l’avoir provoqué. Il a beau être une personne insupportable, il ne mérite pas que tu sois mauvais.
Heureusement qu’il semble s’intéresser très soudainement à la fumée que produit la femme. Et à elle, tout court, comme si le reptile autour de son cou avait cessé de monopoliser l’attention.

- Tu aurais dû nous présenter ton amie avant.

Haussement d’épaules. Tu ne la connaissais pas avant.

- On vous aurait invitée à fumer avec nous, continue le type avec un ton suave.

C'est ridicule. Totalement ridicule, à t'en faire discrètement pouffer de rire dans ton muffin.

L'un des gars s'met à me causer une autre langue. J'hoche vaguement la tête, en tâchant d'avoir l'air réellement intéressée par son charabia. Heureusement, l'blond vient un peu à la rescousse et met des mots un poil plus compréhensible sur les faits - sommes toutes, loin d'être compliqués.

- Han, que j'fais avec sûrement l'regard de quelqu'un qu'y a la lumière qui s'allume.

Et puis ça commence à devenir vraiment intéressant quand ma méthode de révélation se montre efficace. Ah, des drogués comme je les aime. Des drogués potentiels clients. J'continue à fumer mon joint, ça crépite un peu quand j'tire dessus comme une sauvage, et j'me gêne pas pour balancer ma fumée sur eux. Mes produits sont d'une grande qualité, et ça se sent rien qu'à l'odeur - enfin c'est l'impression que j'ai en tout cas. Quant à savoir si c'est vrai ou pas...

- C'est jamais trop tard pour ça. J'suis pas pressée, alors on peut même attendre la fin d'votre passage. J'ai deux trois trucs sympas qui pourraient vous plaire. Pas vrai ?

J'fais un signe de tête en direction de mon ami le pas drogué qui s'drogue ce soir quand même. Et pas avec n'importe quoi en plus. J'suis sûre qu'il pourra m'filer son approbation.

L’odeur te gène. Les idiots du village et du groupe semblent très bien faire avec mais toi, tu te sens obligé de t’éloigner pour respirer un peu plus loin. Le venin a cet avantage qu’il est inodore. Tu le comprends soudainement.
Puis ton cerveau saute.
Des nuages.
Une idée.
Tu retournes fouiller dans ta veste pour en sortir des papiers et commencer à écrire dessus très rapidement. Le muffin est oublié dans ta poche.

- Vrai.

Ecrire n’a jamais empêché quelqu’un d’écrire. Tapoter du pied non plus, manifestement.

- Le venin est très bien. Très efficace. Sans douleur.

Sans même lever le nez, tu sais que les autres regardent la dealeuse avec de grands yeux. Peut-être même qu’ils sont de nouveau fixés sur son reptile comme si c’était lui qui t’avait mordu. Et ça ne rate pas, Ollie reprend la parole.

- Le venin de ce naän’gi… ?

J'sais pas trop ce qu'il fout, le blondinet. Il s'éloigne et il commence à gratter sur son papier. Mais il acquiesce, et c'est le plus important. En plus, il vante les mérites de mon venin. Un marché profitable, à n'en pas douter. En plus, un des gars - comment il s'appelle déjà ? - regarde Waal' avec des yeux encore plus rond, en demandant si c'est de ce naän'gi là que vient mon venin. C'pas uniquement le cas, parce qu'un seul naän'gi suffirait pas à produire toutes mes doses. Mais on s'en fout, ils ont pas besoin de le savoir, pas vrai ?

- Ouais.

J'hausse les épaules, et j'prends une autre bouffée d'ma clope qu'y en est pas une.

- Fabrication maison. J'extrais, j'dose, et tout l'bordel. Y a pas meilleur dans toute cette putain d'galaxie.

Ca par contre, c'vrai.

- Vous en voulez ?

J'pose la question mais j'suis un peu distraite par Monsieur Blond et ses gribouillis. Ouais, j'suis curieuse.

- C’est certainement le meilleur.

Que tu fais, le pied battant toujours la mesure au sol, le dos enroulé vers l’avant autour du bout de papier sur lequel tu notes si rapidement des choses. Comme si la discussion sur le venin avait renforcé son effet dans tes veines, tu te sens de nouveau électrisé par l’énergie. Des pensées apparaissent comme des feux d’artifice lancés dans ta tête et s’effacent aussi vite alors que tu fais de ton mieux pour les capturer dans de l’encre avant qu’elles ne s’enfuient.
Malheureusement, ça te distrait de ce qui se passe à côté. Tu entends la dealeuse proposer une dose à Ollie mais tu ne le vois pas déglutir de crainte. Tu ne pourras pas te moquer de sa crainte supposée des aiguilles. Pas plus que tu ne pourras admirer le courage viril du guitariste hochant la tête pour dire oui, piochant dans la poche arrière de son pantalon de quoi payer et découvrant son bras pour signifier qu’il est prêt.

Tu es trop occupé à chantonner les notes que tu as posées, le stylo dans la bouche le temps de revoir la mélodie. Ce n’est pas si mal. Presque bien, te souffle ta créativité beaucoup trop éveillé.
Tu lèves le menton de ton oeuvre et offre ton sourire à la femme et à son compagnon ophidien en ignorant Aaron et son gros bras de frimeur tendu devant lui. Maintenant c’est le naän’gi que tu commences à dessiner, enroulé autour de la partition.

Ca s'passe normalement, quoi qu'ce soit toujours étrange de faire un truc supposément interdit à la vue de tous. Si y avait la police des moeurs pas loin, j'serais dans une merde noire. Mais c'pas l'cas, soit parce qu'ils ont autre chose à foutre que de surveiller les riches et leurs gosses, soit parce que c'est tellement bien surveillé qu'y a personne qui foutrait son nez dans nos affaires. Ou alors, c'juste qu'ils en profitent aussi, alors ils ont pas envie de se priver. Ca se tiendrait plutôt bien, je trouve. Bref, j'fais mes affaires avec les types, j'distribue la dose, la seringue neuve, j'récupère l'fric en échange.

L'type avec qui je suis venue a l'air totalement perdu dans son monde. Il dessine, me sourit avant de retourner sur sa feuille. Quand j'ai fini mon trafic avec les autres gars qui m'promettent de m'acheter plus de drogues si c'est vraiment d'la bonne, j'm'approche à nouveau du blond, en restant quand même suffisamment à l'écart pour pas empiéter sur son espace perso. J'aime pas ça, les gens qui m'bouffent mon espace, alors j'vais pas l'faire aux autres, hein. J'essaie quand même d'capter c'qu'il fout.

- C'est Waalan ?

- Oh ?

Tu cesses de tracer sur le papier, laissant là l’oeil à moitié fini du serpent géant, et tu reviens au présent. A la propriétaire de l’animal.

- Oui. Enfin ça devrait être Waalan mais ce n’est pas très ressemblant.

Ta bouche s’incline, montre ton manque de satisfaction.
Tu trouves qu’il manque trop de détails pour qu’on puisse vraiment retrouver le naän’gi, même si sa silhouette générale est bien reconnaissable. Il faudrait encore pas mal de temps pour en faire quelque chose d’aussi détaillé qu’à ton habitude.

- C’est pour décorer.

Tu précises l’idée juste au cas où. Au cas où ce soit utile, intéressant, quelque chose. Tu ne sais pas trop quoi.

- Même avec dix doses dans l'sang, j'suis incapable de faire ce genre de truc. Tu dessines plutôt bien. Assez pour que j'ai pu la reconnaître, en tout cas. C'est flatteur.

Et c'est vrai. J'mens facilement, mais là j'mens pas. Si j'avais pas reconnu, je me serai posée des questions, mais là j'ai reconnu alors...

- T'fais ça pour décorer quoi ? J'veux dire, elle fait ça hyper bien, t'as vu comme elle me décore moi ? Mais ça m'rend curieuse.

Au compliment, tu hoches la tête pour dire merci. Elle est gentille de trouver que tu dessines bien. Si la modestie n’avait pas autant été enfoncée dans ta tête -un bon dirigeant ne se gorge pas de ses succès, Keli !-, tu aurais admis qu’elle a plutôt raison. Tu dessines bien ce qui t’intéresse. Tu serais même très bon si tu avais plus de temps pour t’exercer.

- Elle est très décorative et très belle.

D’ailleurs, elle mérite ton air un peu attendri devant tant d'esthétisme. Au fond, tu te dis qu’elle ne doit pas être très remuée par ça, mais elle le mérite. Vraiment.

- Et elle rend bien autour des notes.

Que tu lèves pour les montrer à la dealeuse. La partition, les paroles, le naän’gi autour. Il y a une logique pour toi, là dedans. Tu décides de l’expliquer comme tu peux.
En chantant très doucement un petit bout de ce que tu as écrit.

- Il y a des serpents
Juste avant la chute
Les Hommes t’ont ôté les crocs
Ce n’était ni le temps ni l’endroit.

Haussement d’épaules.

- Son venin marche vraiment bien, que tu conclus.

J'l'écoute. Parce que ça m'intéresse vraiment. Pas tout m'intéresse, mais tout ce qui touche à Waal' ouais. Toujours. C'est comme ça. Parce que Waal' a un peu ça de spécial, et c'est pour ça qu'elle a le privilège de me filer des courbatures aux épaules sans que je râle - et rendre mes déplacements franchement tous beaucoup compliqués que ce qu'ils devraient être, qu'on s'le dise.

J'regarde son dessin. C'est vrai qu'elle se marie bien avec les notes, Waal'. J'me demande si elle entend la musique comme nous. J'sais qu'elle m'entend moi quand je lui cause. Sauf quand elle décide de m'ignorer, mais ça, ça arrive pas souvent. Seulement quand elle fait la gueule parce que je l'ai arraché à mes épaules. Alors j'ai pas à m'en plaindre non plus. Et les paroles qu'il a faite sont cools. Ca m'tire un petit mouvement de tête, en rythme.

-Ca ferait une chanson sympa. J'espère que tu vas l'écrire jusqu'au bout. Waal' serait flattée d'être une source d'inspi.

En fait elle s'en branle parce qu'elle peut pas comprendre, mais l'idée est là. J'sais plus si j'ai fini mon pétard d'avant, si j'en ai refait un autre entre temps, si c'est le même que je me trimballe depuis une demie heure, et je m'en fous. Les autres gars sont en train de partir aussi, y en a un qui gueule des trucs incohérents, un autre qui fixe le plafond avec émerveillement.

-Ouais, je t'avais prévenu. C'est un produit pur. J'vends pas d'la merde.

- Je finis toujours ce que j’écris.

Tu souffles pour la rassurer même si ce n’est pas exactement vrai. Ca l’est majoritairement, c’est suffisant, les quelques chansons à moitié terminées qui traînent dans des classeurs dans la maison de ta mère ont été abandonnées pour de bonnes raisons.
Parce qu’elles parlaient de quelqu’un que tu ne veux plus voir.
Parce qu’elles étaient trop tristes.
Ou trop joyeuses.
Mais ce n’est pas le cas de celle-ci. Les serpents ne peuvent pas te dire des choses assez cruelles pour te blesser, ils ne sont pas non plus tragiques ou hystériques. Ils sont juste. Waalan fait sa vie autour des épaules de son humaine, ignorant totalement les imbéciles du groupe et toi, avec.
Tu aimerais être comme elle.

- Est-ce qu’ils seront en état dans…

Tu consultes l’heure sur l’horloge au mur. Puis tu regardes Aaron regarder le plafond comme s’il y voyait une danseuse nue. Ton nez se fronce de désapprobation.

- Vingt minutes ? Pour monter sur scène.

Ce n’est pas que ça te dérange s’ils doivent annuler leur set parce qu’ils sont trop demeurés pour ne pas mal réagir à une drogue, c’est juste par curiosité. Quelque part tu aimerais que la réponse soit “non” juste pour pouvoir finir d’écrire.

J'dis rien et j'fais rien quand il me dit qu'il finit toujours ses chansons. Je suis personne pour faire une remarque à ce sujet, même si je serai curieuse de voir et d'entendre ce dont il est capable avec le début qu'il nous a pondu - et que l'idée d'avoir une genre d'Ode à Waal' me plaît vraiment beaucoup. D'ailleurs, elle a toute mon attention jusqu'à ce que le blond pointe ses crétins d'amis. J'hausse les épaules en prenant le temps de savourer ma clope. J'lui réponds d'ailleurs sans l'avoir r'tirer de mes lèvres.

- Vingt minutes ? Ca se tente.

J'lui tourne les talons et je me dirige vers crétin numéro 1. Sans avertissement, je lui colle la baffe de sa vie - sans lui détruire la mâchoire hein, il va avoir du mal à jouer ou à chanter sinon. Il décroche de son plafond avec un air surpris et se frotte la joue. Mais je m'attarde pas et j'offre le même traitement à ses copains. J'perds ma clope en route, et comme j'ai la flemme de me baisser, je sors juste de quoi m'en rouler une autre pendant que je vais vers le blond à nouveau.

- Et voilà, ça devrait le faire heu... C'est quoi ton nom déjà ?