Y a du soleil et une nana [Lodewijk & Raedhun]

La journée est belle, sur Vanguard. Le soleil brille, haut dans le ciel d'un bleu profond, les oiseaux et autres créatures étranges de Renaissance ponctuent l'air d'un millier de bruits exotiques - je m'y ferai sûrement, un jour. Il est onze heure du mat', par là. Il est trop tard pour les clients du matin, trop tôt pour ceux du midi. La salle est prête : nettoyée, astiquée, les tables rangées et mises, les coussins tapotés. J'ai voulu aider à la cuisine, mais Rob a pris ma place pour me laisser prendre une pause. Quel homme. Je me suis installée en terrasse : mes pieds nus sur la rambarde en bois qui délimite notre propriété, la tête en arrière, un bras sur mon front pour me protéger du soleil, une bière posée sur la table à côté de moi et Waalan sagement enroulée sur mes genoux dénudés.

J'ai le sang chaud, c'est mon beau-père qui le dit tout le temps. Dès qu'il fait un peu tiède dehors, je sors le short à ras la fouf', le tee-shirt au décolleté jusqu'au nombril - ça fait circuler l'air - simplement tenu par un cordon en cuir au-dessus de mes seins, pas de sous-vêtements - j'ai toujours pas compris l'utilité de ces machins-là. Enfin bref, la belle vie. La liberté, enfin, d'être qui je veux être vraiment. Sans masques, sans faux semblants, sans conneries de règles de mes couilles à respecter à tout heure du jour et de la nuit. Malgré mes yeux fermés et ma tête rejetée en arrière, j'écoute les bruits de la rue, et je surveille les allers-venus, prête à accueillir le premier client qui ramènera son cul à la Maison Van Haten - c'est nul, mais c'est comme ça qu'on appelle ce bon vieux restau familial.

De ma main libre, je caresse Waalan. En un an et demi, je me suis sacrément attachée à cette petite bestiole qui atteindra peut-être les vingt putain de mètres un jour. Aujourd'hui, elle dépasse pas le mètre, et je suis son arbre favoris, quand il s'agit de s'enrouler autour de truc. Le lien entre nous est fusionnel - j'savais même pas que c'était possible, avant que Rob' me l'offre. Quand elle aura grandi un peu, elle m'offrira du venin de Naän'gi quasiment à la demande... C'était le truc que je trouvais le plus cool au début, mais plus maintenant. C'est une compagne franchement agréable. Ma vie est franchement agréable. Je suis encore triste en pensant à mon frère et ma sœur mais comme à chaque fois, j'essaie de les chasser de mon esprit dès qu'ils se pointent.

Parce que si j'étais restée là-bas, j'aurais jamais plus pu me faire dorer la pilule comme j'suis en train de le faire là. Et ça putain, ç'aurait franchement été la lose.

Nous sortions de l’E-cque de Saint Jean de Beaupré, après une matinée de cours. Beaucoup faisaient état de la rudesse de nos instructeurs, mais ce n’était pas mon cas, sans doute n’avions-nous pas la même définition de rudesse.

Mes plus proches amis m’appellent Toctoc, non pas que je suis fou ou débile, juste que j’ai une canne, pour compenser ma jambe faible. Nous sommes tous issu du même milieu social : la haute bourgeoisie de Paradis, nos parents paient à grand frais notre scolarité, nous préparant à être les grands de demain. La jeunesse dorée de Renaissance.

En attendant, nous avions décidé d’aller rire un peu, pour cela nous nous sommes rendus du côté de Vanguard. Cela n’était pas proscris, mais déconseillé de sortir du territoire Trinitaire. Il nous fallait toutefois bien profité des richesses de Renaissance, avant de devenir Evêques.

Maison Van Haten, c’est le bar que l’on nous a conseillé : peu fréquenté à cette heure, ils posaient peu de question, le lieu I-DE-AL ! Nous sommes arrivé tous les quatre, c’est là que nous avons découvert une beauté profitant du soleil, dans une tenue introuvable par chez nous. Si les trois autres se sont contentés de fixer leurs chaussures, sans doute de peur de fauter, je me suis avancé, annoncé par ma canne, jusque sa hauteur, sans pour autant la reluquer.

« Salut ! Le bar est-il ouvert ? »
Deux mondes se confrontaient, la liberté et le conformisme, la dévergondé et le puritain.

Posée comme ça, j'piquerai presque un p'tit somme tellement j'suis calée. J'lâche un soupire de bien-être, et au meilleur moment, j'entends une voix qui vient presque d'au-dessus de moi, et qui m'interpelle. J'ouvre un oeil, à moitié éblouie par le soleil, pour voir un gars qui doit avoir à peu près mon âge et qui, disons les choses telles qu'elles sont, est plutôt charmant.

- Pour toi, il l'est.

J'lui fais un clin d'oeil, preuve que je rigole malgré l'absence de sourire, et alors que j'maintiens Waal contre mon ventre, je me redresse en bondissant. Waal' est pas contente, mais j'l'attrape pour l'aider à s'enrouler autour de mes épaules et elle arrête de siffler.

- J'plaisante, on est juste jamais fermés. Bienvenue à la Maison Van Haten, messieurs. Vous êtes quatre, c'est ça ? En terrasse ou en intérieur ?

J'essaie de prendre ma voix pro, comme Henry me l'a appris. Sur la terrasse, on a de l'herbe bien verte - j'adore la sensation qu'elle fait sur mes pieds nus - et à l'intérieur, un beau plancher sans échardes - en tout cas j'm'en suis jamais prise en deux ans de service.

A la réplique de la femme à l'entrée, je levais un sourcil, quelque peu surpris. C'est alors qu'elle bouge que j’aperçois le reptile sur elle, je recule d'un vif pas instinctif. Je m'en veux un peu, mais ce qui est fait, est fait, mon sang froid n'était pas à l'épreuve de toutes les surprises.

Alors qu'elle se tient devant moi, je peine à ne pas observer sa tenue, sa posture, ses formes à peine cachées... assurément une très belle femme, dont les manières gâchait sa superbe.

« On va se mettre en terrasse, profiter du soleil et de la vue. »

Je m'arrache à son emprise pour constater les mines sévères de mes camarades. Je ne partageai toutefois pas leur point de vue, si j'acceptais sans rechigner notre futur vœux de chasteté, je ne voyais pas le mal de profiter de la beauté quand elle s'affichait ainsi.

« Je vais vous prendre une bière blanche » Les autres passèrent aussi commande, l'objectif était de se rafraîchir quelque peu.

Après un moment d'hésitation, et avant qu'elle s'en aille chercher nos commandes :
« Je me prénomme Lodewijk, nous étudions à l'E-cque de Paradis » dis-je avec une pointe de fierté.

Ce dernier point était assez prédictible en soit, après tout, les quelques Trinitaires fortunés envoyaient leurs enfants à l'E-cque, tout du moins les aînés. Peut-être ne comprendrait-elle pas le prestige que cela représentait, mais pour moi c'était une grande fierté, d'avoir pu entrer à l'E-cque, malgré les années passées à l'hôpital.

J'suis amusée par la réaction du beau gosse devant Waal', mais j'souris pas. Si Henry me voyait, il me foutrait sûrement un taquet pour me rappeler qu'il faut sourire. Mais c'pas mon truc. J'y arriverai peut-être un jour, mais bof. J'préfère faire la gueule.

- Vous en faites pas, elle est inoffensive. J'la laisserai pas vous faire du mal, et de toutes façons, elle est encore trop jeune pour que ça morsure soit vraiment douloureuse. Quand vous reviendrez ici dans vingt ans et qu'elle fera plus de dix mètres de long, là faudra vous méfier un peu plus.

Nouveau clin d'oeil et j'leur montre une table de quatre sur laquelle ils peuvent s'installer tranquillement. Puisqu'ils sont nos premiers clients du midi - et même pas pour bouffer - ils ont l'embarras du choix.

- Vous avez bien raison. Il faut profiter d'un beau soleil comme ça.

J'sors un carnet et un stylo d'une poche située juste sur mon cul, et j'note les commandes des quatre gars. Rien de trop compliqué, mais j'ai encore l'esprit à moitié embrumé par ma pause au soleil, alors on va pas prendre de risque.

- Enchantée Lodewijk. Moi c'est Rae, et j'bosse ici.

J'lance ça avec ironie, parce que s'ils l'avaient pas deviné, c'est qu'ils sont cons. Les autres me donnent pas leurs prénoms, et d'ailleurs, ils semblent carrément plus renfermé que le beau gosse.

- J'vois pas souvent des étudiants de l'E-cque dans le coin. J'sais même pas exactement ce que c'est, en fait.

A sa dernière réflexion, nous fîmes des yeux ronds. S'il était vrai que nous sortions rarement de l'enclave Trinitaire, nous ne pensions pas que notre culture y était également confinée. Que cette jeune femme, Rae, ne voit pas souvent d'étudiants Trinitaires, soit, mais qu'elle n'ai jamais entendu parlé de l'E-cque...

« L'E-cque de Saint Jean de Beaupré, à Paradis, est une école supérieure formant les futurs Évêques » Je croisais les doigts intérieurement pour ne pas avoir à lui expliquer ce qu'était un Évêque.

« C'est un passage obligatoire chez les Trinitaires pour qui veut avoir de l'influence » Une vérité qui fâchait quelques uns, car qui n'était pas boursier à l'E-cole ou n'avait pas les moyens pour payer l'E-cque était destiné au prolétariat.

« Tu n'as pas l'air d'une prolétaire et pourtant, tu travailles déjà. J'ai bien du mal à imaginer d'où est-ce que tu viens. » Ma réflexion était pure curiosité, aucune moquerie ou ironie ne résidait dans mes mots. J'espérai ne pas être blessant.

Après cette remarque, je la laissais nous chercher nos boissons. C'est alors qu'Auguste me fit la remarque, sévère :
« A quoi joues-tu Lodewijk ? Cette Rae t'aurait-elle fait oublier tes vœux ? »

Je le toisais alors d'un regard moqueur :
« Nullement Auguste, car contrairement à toi, je sais imaginer mes relations avec les femmes sans utiliser mon pénis. » Rires étouffés « Je suis curieux des autres cultures et je suis certain que cette Rae ferait une bonne amie »

J'l'écoute m'expliquer vite fait en quoi consiste son école, et j'me dis que c'est pas hyper étonnant que je connais pas trop. Enfin peu importe, j'me coucherai un peu moins conne ce soir.

- Ah ouais, j'vois. Du coup tous les quatre, vous êtes de futurs évêques ? Eh bah.

Sa remarque sur mes origines et mon boulot m'arrache un sourire un peu forcé, et j'hausse les épaules.

- Pourquoi, y a que les prolétaires qui peuvent bosser ?

J'suis curieuse d'entendre sa réponse, mais j'disparaîs pour aller chercher les boissons. Le beau-gosse a l'air sympa, mais ses camarades sont pas hyper ravis que j'm'incruste, apparemment. J'mets pas longtemps à réunir les quatre commandes et à les déposer sur la table.

- Et voilà, messieurs. Il vous fallait autre chose ?

> Merci. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Répondis-je, accompagné d'un signe de la main.

Après une vingtaine de minutes, les verres vidés et discussions commençant a sentir le resservis, mes compagnons plièrent bagage. C'est avec des regards lourds de sens qu'ils me toisèrent tandis que je disais vouloir rester encore quelque peu, que je les retrouverais plus après.

Lisant mon Emerentius en attendant la réapparition de Rae. Quand elle se présenta de nouveau en Terrasse, je lui lançais :
> Je te reprendrai une blanche, mais seulement si tu m'accompagnes

Entre temps, j'avais transformé l'une des serviettes en papier sur la table en lotus.

Ils ont besoin de rien, alors j'me casse. Enfin, j'reste pas trop loin, mais du coup j'aide en intérieur et en terrasse. Y a toujours pas grand monde. Sans ces apprentis évêques, j'aurais sûrement pu prolonger mon bain de soleil pendant une petite heure. Mais bon, c'pas grave. Ils s'éternisent pas, de toutes façons. Les gars bougent au bout d'une vingtaine de minutes seulement, et il reste que le beau gosse. J'sors pour débarrasser, et là il m'invite à boire un coup. J'sais pas si j'suis surprise, contente, intriguée ou étonnée. P't'être un peu de tout ça en même temps. J'finis par hausser les épaules, le visage neutre.

- Vendu.

J'sais que mon patron - et beau-père - dira rien. C'pas comme si j'passais ma journée à rien foutre non plus, hein. J'débarrasse les verres vides, j'passe un coup pour laver la table, et j'disparais à l'intérieur. J'reviens rapidement avec deux blanches. J'en pose une devant moi, et l'autre devant lui. Dès que j'pose mon cul sur la chaise, Waal se déroule pour venir se caler sur mes genoux.

- Tes potes vont pas t'en vouloir ? Ils avaient pas l'air de beaucoup apprécier que tu m'causes.

J'regarde la serviette pliée en lotus sur la table, et j'la pointe du menton.

- T'es doué. Tu fais ça depuis longtemps ?

Je me doutais quelque peu que cette Rae reviendrait, cela ne tempéra pas ma satisfaction de la voir revenir.

J'observais avec une certain appréhension le serpent dérouler ses anneaux.

Sa question sur mes "potes" de l'E-cque me fit sourire :
> Ils me le reprocheront un temps, mais ils expriment surtout leur frustration et leur doute quant à leur engagement. dis-je simplement.

J'ajoutais toutefois une importante précision :
> Le statut d'Évêque ouvre les postes et carrières d'importance chez les Trinitaires, mais il nécessite un voeux de chasteté et de célibat. Si cela ne me dérange pas, ce n'est pas le cas pour tous.

Lançant à Rae un regard entendu je terminais ma tirade :
> Une aussi belle femme que toi leur rappel trop bien leur voeux à venir. que je complétais d'un clin d'oeil.

Saisissant mon verre, je trinquais avec Rae, une légère moustache de mousse, je constatais son intérêt pour la serviette-lotus.

> J'ai passé beaucoup de temps...immobilisé. Quand j'en ai eu marre de lire les mêmes livres je me suis occupé en pliant ce que j'avais sous la main, je n'ai jamais arrêté depuis.

Tendant le lotus à Rae, je lui dis simplement :
> Je pourrais t'apprendre quelques trucs si tu veux et si t'en a la patience.

- De chasteté ? Ah, ouais. T'as une sacrée volonté pour un gars de ton âge. J'comprends tes potes sur ce coup, même si j'pourrais pas faire comme vous. J'aime trop le cul pour ça.

Bon bah, beau-gosse restera inatteignable, tant pis. Même s'il fait de jolis compliments, et que j'me force à sourire pour l'occasion. De là où j'viens, on se contentait de devoir rester vierge jusqu'au mariage. Bon, j'ai pas attendu l'mariage, mais je suis sûre que mes parents pourraient presque être fiers s'ils savaient que j'me suis mariée avec celui qui a partagé mon lit pour la première fois. Enfin, j'ai pas hyper envie de penser à mes parents, là.

- Mais j'imagine que même si j'avais voulu m'inscrire dans votre école là, et à supposer que je puisse faire voeux de chasteté, c'pas pour les femmes ? Désolée si mes questions te paraissent connes, j'y connais vraiment rien. On croise pas souvent des trinitaires qui veulent bien parler un peu, dans le coin.

C'est vrai. On a pas mal d'impériaux et des corporatistes, des pirates parfois, des gens qui sont entre tout ça et qui en ont pas grand chose à foutre, aussi. Mais les trinitaires, ils sont plus... Sectaires, j'ai l'impression. Bref. J'prends le lotus dans ma main et je le regarde de plus près.

- J'suis plutôt douée en travaux manuels, et j'aime apprendre. La vraie question est de savoir si toi t'auras la patience de me supporter.

Nouveau clin d’œil et demi-sourire.

A sa réflexion sur le vœux de chasteté, j'éclatais d'un grand rire : La différence entre nos cultures était une formidable source de surprises. Mon vœux que je trouvais allant de soit, semblait être un sacrifice terrible pour elle.

> Je t'avoue être curieux, mais pas assez pour mettre en danger mon serment. Et puis, renoncer à quelque chose que je ne connais pas, je trouve l'exercice plutôt aisé.
Rae ne connaissait vraiment pas la culture Trinitaire, grande tristesse m'en prit, car cela signifiait que beaucoup d'autres devaient être dans son cas, à tout ignorer de nous, voir pire, à se reposer sur des préjugés ou manipulations d'opinion.

> Les femmes n'ont effectivement pas accès à cette part de la société. Il est plutôt d'usage de leur laisser les rôles plus doux, moins stressants et à moins grande responsabilité. Je sais qu'il n'en ai pas de même ailleurs, il est appréciable que nous cultivions des différences, sinon cela nous ferait oublier nos patrimoines respectifs.
Je ne souffrais d'aucun problème a en parler. Mon père était un riche bourgeois et ma mère son assistante, c'était très bien ainsi, c'était l'ordre des choses.

> C'est aussi pour cela que je suis à l'E-cque, j'aimerai avoir les moyens de changer les choses, être quelqu'un de puissant.
C'est également pour cela que mes parents versaient des sommes titanesques.

> C'est un défi ?

> J'ai encore une vingtaine de minutes avant de devoir y aller.
Je n'avais jamais pensé user ainsi de mes origamis.

J'hausse les épaules sans faire plus de réflexion par rapport au sexe. J'comprends bien son point de vue, quelque part. Ca comme la clope, l'alcool, le venin de naän'gi ou les feuilles d'Yäiewt sont juste des drogues, et rien d'autre. Et maintenant qu'c'est entré dans ma vie - depuis presque dix piges déjà - je sais que ça va être quasiment impossible pour moi d'arrêter ça.

- Ca a l'air particulier, mais j'imagine que c'est normal parce que tu vis dans cette ambiance depuis toujours. J'ai jamais trop croisé de trinitaires, pour être honnête avec toi. Mais dis moi, qu'est-ce que tu aimerais changer à ce point, et qui nécessite que tu sois puissant pour le faire ?

J'lève mon verre pour trinquer avec lui en silence, avant de prendre une première gorgée de la boisson - douce par rapport à ce que je prends d'habitude.

- En fait, moi aussi, j'aimerais changer les choses, et être quelqu'un de puissant.

Ouais, c'est une sorte de confession que je lui fais. Un truc que je dis à personne, normalement. Mais je sais pas, il fait beau, les oiseaux chante, le soleil tape, et si y a bien un truc que j'ai déjà retenu des leçons offertes par mon beau-père, c'est que quand on attend quelque chose de quelqu'un, il faut toujours donner un peu.

- Une vingtaine de minutes ? Vendu. Je te mets au défi de m'apprendre à faire un de ces pliages.

Nous trinquâmes, cela m'était à la fois étrange et agréable de me sentir à égalité avec Rae. Toutefois sa confession me laissa songeur, qu'une femme puisse avoir soif de puissance, agir sur le monde, était une énigme pour moi, une surprise trop grande pour être discutée.

> Je ne te cacherai pas que la société Trinitaire couve un certain nombre de problème. La corruption, les trafics et l'hérésie sont de véritables plaies. Je pense me faire Inquisiteur et contribuer à assainir notre société...enfin, ma société.
Dans les mots de ce jeune homme, on pouvait déjà percevoir l'insatiable et terrible Inquisiteur Lazare.

> Tu me lances un défi sans nommer les enjeux ? Si tu n'y arrive pas, je repars sans payer. Que veux-tu toi ? En attendant sa réponse, je sortais quelques feuilles de brouillon de ma sacoche. Des extraits de textes sacrés, mais aussi des formules mathématiques, des croquis de carte et quelques dates historiques Trinitaires y étaient dispersées. Ma conscience travaillait toutefois à trouver une raison à me lancer dans un si absurde jeu.

J'hoche la tête, un peu ébahie par les trucs qu'il me dit. Bon, la corruption, les trafics et l'hérésie... Ca, je connais. Mais les trinitaires sont directement touchés ? Y a sûrement un truc à creuser, là. Les pires sont toujours les plus hauts placés, et ces gars-là ont du fric. Et le fric qu'ils dépensent pour des putes, et du luxe, ils le dépensent pas pour ceux qui crèvent dans leurs rues.

- C'est un projet noble. Moi, j'voudrais vivre dans un monde plus équitable. Un monde où un type se fait pas des couilles en or alors que des gamins sont en train de crever dans les caniveaux. Mais j'ai toujours été une idéaliste dans l'âme.

J'hausse les épaules, et j'fais un geste de la main. J'avais pas spécialement prévu de rajouter des enjeux, mais ok, soit.

- Ok, si j'y arrive pas, je t'invite. Et si j'y arrive, j'veux un baiser. Sauf si ça va à l'encontre de ton idéologie, mais c'est juste un baiser.

J'souris toujours pas, mais ça, c'est pas nouveau. J'suis amusée par contre, et très clairement, j'le mets au défi, là. Il a voulu joué, et bah on joue. Et j'bois une autre gorgée de mon verre.

- Alors, j'dois faire quoi ?

Je ne quitte pas mon air sérieux quand elle parle de son désir de justice sociale. Je sens dans ses mots une grande force, une conviction vraie, toutefois la notion d'équité est subjective, très subjective, nous n'avons d'ailleurs certainement pas la même. Aussi je ne relève pas, mais bois une gorgée en l'honneur de notre soif de changement.

J'ai falli m'étouffer quand elle me demande un baiser. Pourquoi ? Quel intérêt ? Ça n'avait toutefois rien d'interdit ni de désagréable.

> Ça me va ! répondis-je, sourire en coin.

> Je te montre d'abord comment faire un lotus, on en fait un ensemble et ensuite tu essaies seule.
Si l'on m'a prêté de nombreuses qualité, je ne suis toutefois pas le meilleur des professeurs. Je m'assieds à côté d'elle et commence à doucement plier la feuille devant moi pour une faire un lotus, tout en commentant les étapes difficiles.

Lui tendant ensuite une feuille et en prenant moi-même une autre, on recommence l'exercice. Rae ne mentait pas quand elle disait être douée de ses doigts et reproduit sans grande difficulté l'origami.

Croisant les bras, je l'observe ensuite s'exécuter seule, curieux de connaître l'issue de ce défi. Je jette toutefois un oeil prudent sur les entourages, guettant un quelconque uniforme de l'E-cque, mais n'en voit pas.

Sa réaction quand je parle de baiser me ferait presque sourire. Ca m'amuse mais je reste sérieuse - parce que je suis sérieuse quand je lui propose ça. Et finalement, il accepte. Ca va être amusant. J'observe bien quand il me montre, mais j'suis pas sûre d'arriver à faire aussi bien que ce qu'il fait. Le premier essai est pas hyper concluant, mais bon... Au moins, j'peux m'appuyer sur ses mouvements à lui pour le reproduire. Quand je le fais seule, les choses se corsent. J'le "rate" pas. Enfin, ce serait un bien grand mot de dire raté. Mais c'est pas hyper réussi non plus. Je grimace et finis par poser l'espèce de lotus piétiné sur la table.

- Ton morceau de papier était plus dur à plier, c'pour ça. J'veux ma revanche, et j'double la mise. Si je perds encore, non seulement tu te casses sans payer, mais en plus je t'offre un repas la prochaine fois que tu viens me voir. Et si j'y arrive, j'veux mon baiser.

Il a rien à perdre à accepter. J'm'en fiche. Mon patron - qui est aussi mon beau-père - retiendra mes frais sur mon salaire, j'm'en branle. C'pas ça qui va changer quoi que ce soit à mon mode de vie déjà plus que correct, hein.

Cette Rae était pleine de surprises, mais peut-être pas aussi forte qu'elle le prétendait. A ces mots, mes oreilles de futur Évêque ne peut s'empêcher de noter sa chaude opiniâtreté, mais aussi le fiel du mensonge. Rae à perdu, mais tente sa chance malgré tout. On nous enseigne le pardon, la seconde chance, mais aussi la fermeté, la valeur de la parole d'un évêque et le danger du jeu.

> Tu as perdu Rae, je ne suis pas sûr que la feuille y puisse grand chose. moquais-je gentiment. Je ne suis pas du genre à remiser mes victoires, alors je vais en rester là.

Saisissant ma serviette et ma canne, signe que je comptais partir j'ajoutai :
> De plus, je dois partir, je n'ai pas envie d'être en retard, mais je reviendrai.

Me levant, ma jambe faible m'arrache une grimace et un grognement. Jamais je ne m'y ferai... Quelques instants plus après, une fois calmé et serein, je lance un regard malicieux à Rae :
> Je reviendrai d'autant plus que tout comme moi, tu n'as pas l'air de tolérer l'échec. Je pense pouvoir venir boire à l'œil ici encore un moment. J'appuie ma provocation d'un clin d'oeil exagéré, un grand sourire aux lèvres.

Pas joueur, le trini. C'pas grave, j'm'en branle. C'était drôle, même si je dois dire que je suis presque déçue. Y avait pas vraiment d'enjeu, et j'lui ai dit, que j'étais pas si forte que ça. M'enfin, ça a l'air d'être dur de risquer la défaite, chez les trinitaires. Surtout contre une femme. Cette pensée pourrait presque me faire sourire. J'me lève à mon tour, sans sourire, mais j'suis amusée. Il essaie de faire comme s'il savait quoi que ce soit de moi, et il se plante magistralement. J'espère qu'il portera ses couilles et qu'il reviendra vraiment.

- Compte là-dessus, mon grand. J'espère que tu seras un peu plus combatif la prochaine fois.

J'lui rends son clin d'oeil, aussi exagéré que le sien, et j'commence à débarrasser nos verres vides.

M'en allait, clopin-clopant, le claquement de ma canne s'éloigne doucement de La Maison Van Haten.

Le temps passe, mais ne revient, ni ne s'arrête. Les nombreux origamis qui peuplèrent mon quotidien me rappelèrent cette Rae, avec qui j'avais partagé un bien rare moment d'égalité et de franchise avec une femme. Cependant l'E-cque est possessive et jalouse, elle ne supporte pas que l'on aille ailleurs, ni que l'on s'occupe à autre chose, aussi il me fallut prêt de trois mois avant de me libérer de nouveau, tout fraîchement gradué Évêque.

C'est en un doux jour de Lucer que je retournais à l'original (pour moi) établissement. M'installant en terrasse à la même place que la premier fois, il était cette fois encore bien assez tôt pour que les clients soient assez peu.

> Bonjour Rae, je vais te prendre une blanche. J'étais plus marqué qu'à ma première venue, résultat des nombreuses nuits passées à l'étude, mais aussi des journées de veilles à l'église où j'étais aujourd'hui affecté. Sur mes épaules la cape blanche Épiscopalienne où les armoiries de mon église et ma famille étaient brodées.

> J'aurai mit le temps, mais me revoici ! Comment vont les affaires ? Demandais-je aimablement.

Belle journée, je crois. J'ai un peu la tête dans le cul, aujourd'hui. Nan, en fait, j'ai carrément une énorme gueule de bois. J'ai pas dormi de la nuit, j'ai bu comme un putain de trou et j'ai travaillé toute la journée hier, alors ce matin, j'ai déjà cassé deux verres et failli éborgner un client. Seulement "failli", hein, heureusement. Mais bref, j'sais pas trop dire si je suis contente ou pas quand je vois le trinitaire assis à la table de la dernière fois.

- Salut, Lode. J'commençais à croire que tu m'avais zappée. Attends, j't'apporte ta blanche...

... Bouge pas, que j'allais dire. Tu veux qu'il aille où, espèce de conne ? J'fais un geste de la main, j'soupire, et j'tourne les talons. Pieds nus, Waal' sur les épaules, mon haut-à-décolleté-qui-va-jusqu'au-nombril, un pantalon genre sarouel couleur terre, mes cheveux attachés en un chignon serrés et un collier autour du cou, j'me traine jusque dans les cuisines, j'choppe un pot d'olives, j'rempli la pinte, et en faisant gaffe, j'rapporte le tout au futur prêtre ou évêque ou j'en sais rien. Bref, j'pose le tout sur la table devant lui, et j'profite pour poser mon cul sur la chaise.

- Ah merde, ça fait du bien. Ca t'ennuie si j'me joins à toi ? Si je retourne en cuisine, j'vais encore faire des catastrophes. J'te jure, c'est vraiment pas mon jour. Du coup j'sais pas trop si c'est une bonne chose que tu sois là.

Sa réponse me fait arquer un sourcil. C'était une bien étrange façon de saluer quelqu'un. Peut-être devrais-je me faire à l'idée que cette Rae resterait une énigme.

> Eh bien, si ma présence ne t'es pas trop délétère, ça ne me dérange pas.

> Tu as devant toi un tout nouvel Évêque, du coup je risque d'avoir encore moins de temps qu'avant, mais avant que la machine ne s'emballe, je me suis dit que ce serait sympa de repasser ici.

Prenant le temps de boire une gorgée de blanche, soupirant de satisfaction, je lance un regard à Rae :
> Et toi ? Comment avancent tes plans ? Me vint alors à l'idée qu'elle n'était peut-être pas du genre à avoir des plans. Après tout la chance et l'opportunisme suffisait à bien des gens pour voir leur vie changer radicalement.

J'me tourne légèrement sur ma chaise, de quoi foutre mes pieds sur une chaise libre, à côté de moi.

- T'en fais pas pour moi, au pire j'me taperai les corvées de nettoyage à la fermeture, j'ai l'habitude.

J'siffle quand il dit qu'il est évêque.

- Woaw, félicitations. Alors, tu vas faire quoi, maintenant ? J'sais toujours pas comment elle fonctionne votre école à la con. Désolée pour le "à la con". Toc de langage. Enfin, tu continues à y aller ? Ou t'as d'autres missions en tant qu'évêques ?

Après, j'hausse les épaules.

- J'ai pas vraiment de plans, t'sais. Quelques rêves qui verront le jour, mais pas tout de suite.

J'me penche vers lui.

- Tu sais garder un secret ? J'aimerais beaucoup avoir mon propre établissement de restauration... Dans l'espace. Ca aura un nom à la con... Le Crumble, ou un truc du genre. Mais pour l'instant, j'suis bien, ici, alors c'est pas trop d'actualité.

Un sourire amusé se dessine sur mon visage, cette Rae est surprenante, tellement différente des Trinitaires que je ne saurais vraiment m'offusquer de ses pas de travers.

> Ce n'est rien. Non, bien heureusement j'en ai terminé avec cette école, je vais pouvoir passer à quelque chose de plus concret. Je vais postuler aux admissions pour devenir Inquisiteur, mais tout d'abord je vais être affecté à une Eglise et en prendre la charge. Notant l'incompréhension de Rae, je précise : Les Évêques dirigent les Prêtres qui officient dans les églises. Leurs est réservé également les métiers importants, comme les chefs médecins, les directeurs, les juges...

Lorsque Rae mentionne qu'elle me confie un secret, elle capte toute mon attention, de façon quasi déraisonnable. J'essaie toutefois de modérer l'intérêt que j'affiche. Toutefois sa révélation me déçois quelque peu, sans doute la différence entre nos monde respectifs :
> C'est un chouette projet ! Mais en quoi est-ce un secret ? En tout les cas, je ferai en sorte de venir régulièrement dans ton... Crumble !

Je laisse mon regard flotter sur La Maison Van Haten :
> Qu'est-ce qui te retient ici ? Tu ne m'as pas l'air d'être du genre à collectionner les accroches...

- Ca a l'air...

Chiant. Je me mords la langue avant de lâcher le mot. Putain, ça fait mal !

- Eh merde ! J'me suis mordue, quelle conne. Enfin, je disais, ça a l'air prenant, ton truc. Et du coup, t'vas devenir médecin, directeur ou juge, sur le long terme ?

Je lève un sourcil, et je finis par lâcher un rire sincère. Ouais, pas de doute, on vit dans deux mondes qui ont rien à voir. J'hausse les épaules.

- C'pas vraiment un secret. J'espère juste que personne me piquera l'idée.

Et j'hausse encore les épaules quand il me demande ce qui me retient ici.

- Y a rien qui me retient ici, en fait. J'reste là parce que j'y suis pas mal, pour l'instant. Je finirai pas mes jours dans ce trou, mais j'ai connu des endroits foutrement moins accueillant que c'lui-là. Je bosse avec mon mari, et mon beau-père m'apprend beaucoup de choses. A cuisiner, à gérer mon commerce... Entre autre. J'aime bien ça. Et ce que j'aime par-dessus tout, c'est justement que j'suis libre de me casser à tout moment, si ça me chante. J'suis pas dans une putain de cage, dorée ou rouillée. J'suis libre. Tu vois, même là, j'prends une pause et personne viendra me faire chier pour ça. Enfin. Ca te dérange si j'fume ?