Caractère
Anarchie. C’est un bon mot pour commencer à décrire le caractère de Cesare. Intérieurement, comme vers l’extérieur, il se dégage de ce jeune homme une envie de tout casser, de tout briser, de faire tomber les tabous, de détruire les privilèges, de démolir les statues, de faire exploser les ordres établis. Il ne comprend pas comment il est possible de vivre dans une routine organisée par une société, comment font les p’tites gens pour se lever tous les matins et aller travailler pour des grandes entreprises tentaculaires qui au final ne pense qu’à elles.
Cesare ne comprend pas le concept de se faire enchaîner par des crédits qui ne sont maintenant plus que des morceaux de codes dans des machines qui gouverneront bientôt l’ensemble de ce qui reste d’une humanité en morceaux. Le jeune homme n’arrive pas à assimiler le respect envers un supérieur, il n’arrive d’ailleurs toujours pas à comprendre comment un Homme peut être supérieur à un autre et surtout comme l’ensemble, la collectivité — bien qu’il déteste ce terme — accepte ce paradigme. Pour lui, l’ensemble des êtres humains, quel que soit leurs origines ou factions sont un ensemble d’individualité qui ont été coller les uns aux autres de manière artificielle. Il s’agirait, selon lui, d’une forme d’instinct de survie, se parquer en meute, comme si le destin, Dieu, Calypso ou un truc du genre en avait quelque chose à foutre de taper plus d’une personne en même temps. Ce sentiment d’appartenir à quelque chose plus grand que soi, un groupe, un culte, une faction, une famille, Cesare ne l’a jamais vraiment assimilé, c’est un solitaire de nature, un de ceux qui ne supportent pas de rester trop longtemps à côté des mêmes personnes. Toutes ces institutions, toutes ces prisons où l’on s’enferme volontairement, Cesare voudrait les voir disparaître et il est largement prêt à prendre sa part de responsabilité dans cette destruction.
Il ne veut pas de révolution, il ne croit pas vraiment dans l’esprit des peuples révoltés, mais un retournement de table. Pour le jeune homme, chacun devrait avoir le droit de choisir exactement ce qu’il voudrait être, lui-même, pas des carcans préétablis, pas des rôles prédéfinis ou de chemins guidés. Chacun devrait pouvoir laisser courir ses vices, vivres les moindres petits fantasmes dérangeant de l’esprit humain. La question est simple : devenons contraindre la moindre des folies à rester bien endormi jusqu’au jour où elle explose ou alors la laisser faire et voir le résultat ? Pour Cesare, la réponse est bien simple, c’est la seconde option : tout le monde fait ce qu’il veut, l’Homme n’est qu’un animal après tout.
Ainsi, le jeune homme éprouve une haine absolue pour toutes les institutions : factions, cultes, groupuscules. Il doit, parfois, faire avec pour atteindre ses objectifs et il le fait – bien que souvent à contrecœur. Il a décidé de dédier sa vie à la chute de celles-ci. C’est d’ailleurs l’un des seuls sujets qui le motive un peu à parler (en dehors des jeux d’argents). Il peut s’asseoir au milieu d’un groupe et déblatérer pendant des heures, les tenant en haleine, sur la manière dont le système est corrompu, comment sa mort sonnerait comme un renouveau extraordinaire pour la race humaine. On pourrait d'ailleurs croire qu’il s’agit d’un élan romantique pour délier les populations de leurs chaînes, mais, en réalité, le jeune homme n’est mué que par un besoin égoïste de liberté. Il veut, il a besoin, d’être libre et il juge que tant que ces constructions sociales ne sont pas en morceaux, il ne peut pas l’être. Du reste, il se fiche bien des dommages collatéraux, des quelques personnes sur qui il devra passer. L’Homme est un loup pour l’Homme. Il préfère ainsi être loup qu’Homme. Ce sentiment de « non-appartenance » va très loin dans sa psyché. En effet, grâce, ou à cause, à sa partie plus robotique qu’humaine, il n’a plus vraiment l’impression d’appartenir à cette folle communauté.
De manière générale, il n’a pas vraiment d’ami et n’en veut pas vraiment. Il reste tout de même un être de chair et de sang (pas seulement) et évidemment, parfois, si ses objectifs coïncident avec d’autres, il peut faire un bout de chemin avec un groupe. Cesare pourra même les aider de temps à autre, dans une volonté naïve de les convertir à son anarchiste pensée politique.
Pour faire avancer sa petite cause personnelle, il est capable de tout. Il est assez jusqu’au-boutiste dans ses désirs de voir ce monde brûler. Bien sûr, être né dans une société qui a pour religion principale un respect imbécile à une hiérarchie artificielle a aidé à façonner cet esprit rebelle, par contradiction dirons certain..
Il serait assez logique de penser qu’il a ainsi parfaitement sa place chez les pirates, mais c’est sans compter que pour lui, les pirates, c’est également un groupe régi par de nombreuses conventions sociales, une forme de gouvernement et un... Code. Cesare n’est pas fan non plus de tout cela. Néanmoins, il s’agit du « moins pire » des choix. Au moins avec eux, il obtient les moyens de ses ambitions. Et puis, les pirates sont relativement drôles, il est comme eux, à rêver de voler dans un océan noir sans chaînes. Certains sont même respectables, sous certaines conditions, il pourrait même suivre les plus talentueux de ceux-là jusqu’au dernier maelström, un trou noir.
Il faut dire que le jeune homme ne tient pas spécialement à sa vie. Son instinct de survie a été, au fil des années, anéanti à une simple petite tache indélébile au fond de son crâne, caché par de nombreux tapis et autres meubles. Peut-être est-ce sa fascination pour les technologies, la cybernétique, les codes qui lui a fait remarquer que l’Homme n’est qu’une petite chose fragile qui finira par disparaître. Quitte à disparaître, autant le faire avec panache. Cesare semble être éternellement dans un esprit de baroud d’honneur, prêt à s’introduire dans les réseaux les plus secrets et protéger, à monter les torpilles pour les guider vers les vaisseaux ennemis, à foncer dans le tas sans vraiment réfléchir et avec le sourire.
Tout cela est plus facile quand personne ne vous attend. S’il disparaît, personne ne regrettera le jeune Cesare et — bien qu’il revendique sa solitude — cela le travaille. Il a tout de même un besoin de reconnaissance, ou du moins de transcendance. Pas une transcendance vers l’absolu, vers le mystique, non, plutôt une postérité, quelque chose qui le rendra immortel dans l’Histoire des Hommes. Quitter ce monde pour qu’ensuite personne ne se souvienne de son nom le rendrait particulièrement triste, mais, en même temps, une fois mort... On ne ressent plus grand-chose.
Histoire
Assis sur le rebord d’un toit d’un bâtiment particulièrement propre, un jeune homme regardait dans l’horizon triste et noir d’Oscuro. Doucement, presque délicatement, il faisait tourner entre ses doigts un petit objet rectangulaire. Rien de spécial ne pouvait y être vu, il était d’un noir profond avec deux petites lettres écrites finement sur l’un des bords. La nuit était largement tombée dans la ville minière de Valentia. Le travail, bien que finalement peu manuel, était dur et l’ensemble de la petite population de la vieille ville s’était déjà drogué pour s’endormir. L’insomnie était souvent de mise pour les voyageurs galactiques. Il régnait dans la ville un silence apaisant, quasi rassurant. Pour une raison inconnue, même le bruit incessant des robots miniers ne faisait pas entendre. De faibles lumières éclairaient les étroites rues de la ville-haute, elles étaient chaudes, par moment des fluctuations énergétiques les coupaient quelques infimes secondes pendant lesquelles le jeune homme semblait perdu dans cette immensité.
Enfant, dans ses mêmes rues, il n’avait jamais eu conscience de l’immensité de l’univers. Son quartier était petite, la communauté limitée et son intérêt pour autre chose que son nombril, circonscrit. Il avait déjà ce tempérament de feu, à crier, à courir, dans les rues pour réveiller les habitants fatigués. Il était déjà rebelle, le premier mot qu’il arriva à prononcer fut, assez logiquement, « non ». Non à tout, non à rien. Non, quand il voulait quelque chose, non, quand il avait peur, non, quand on l’approchait. Sur Valentia comme sur Tyrion, la vie des orphelins est singulièrement la même. Elle l’est certainement dans l’ensemble des systèmes connus et plus loin encore. L’impression de n’appartenir à rien, d’être toujours perdu même lorsqu’on est entouré. La nécessité d’être seul par ce que seule la solitude comprend l’orphelin. C’est une vieille amie, une compagne qui le suit toute sa vie, qui le rassure quand il doute, qui l’anime quand il doit faire preuve de courage, mais aussi qui l’enferme quand il veut s’ouvrir, qui le terrifie quand tout se déchire. Sur Valentia, on le comprenait – parfois plus qu’ailleurs. Des mineurs, perdus dans un espace inconnu, sans familles, sans proches, avec la simple volonté de faire le travail et rien de plus. Des orphelins de raisons, de buts. Autant des machines que les rares qu’ils gèrent. Des gens pas si compliqués à comprendre, à manipuler parfois pour apprendre, pour manger, pour se faire croire qu’on n’est pas si inutile, parfois pour rien.
Il se voyait comme face à un mirage, courir devant ce bâtiment particulièrement propre, esquivant les mains qui se voulaient affectueuses, ne répondant pas aux sourires amicaux, agrippant sans dire merci les barres de nutrisoja qu’on lui tendait. À cet âge, celui où il était à peine capable d’aligner deux phrases correctes, il ne s’intéressait déjà qu’aux machines, qu’aux ordinateurs, qu’aux robots développant une relation intime avec ces objets froids, silencieux, mais qui ne mentent jamais, qui ne trahissent jamais, qui n’abandonnent jamais. Peut-être plus que la ville, que les habitants peu nombreux, ce sont certainement ces morceaux de métaux qui ont façonné ce jeune homme se tenant au bord du vide, une triste nuit sur la planète Oscuro. Sur Valentia, on n’en trouvait que très peu, ils étaient principalement contenus dans la mine. Les quelques personnes plus aisées, ils étaient tout aussi rare dans la ville, avaient des robots d'aides que l’enfant suivait toute la journée comme amoureux de ces étranges machines.
Étrange sentiment de pouvoir voir, de son perchoir, l’endroit où pour la première fois, il s’était blessé. Comment l’ensemble des habitants accoururent à son secours. À la seconde où deux mains fermes l’aidèrent à se lever, il sprinta de l’autre côté de la ville pour ne pas avoir à dire merci, pour ne pas avoir à regarder les yeux tendres de ceux qui n’ont été que gentillesse avec lui. Peut-être est-ce cela le fardeau des orphelins, ne pas pouvoir comprendre, ne pas voir ce qu’il y a de bon chez les autres.
Il habitait loin de là, dans la ville souterraine. « Habiter » était un grand mot puisqu’il ne faisait que dormir dans cette ridicule petite chambre. Elle était très sombre, comme le reste de la ville, mais elle avait quelque chose de rassurant en ce qu’elle était la sienne. Personne ne semblait vouloir lui enlever, pas même les autorités qui préféraient laisser ce gosse à ses bêtises plutôt que de s’emmerder avec de la paperasse inutile. Personne, ou presque, ne savait vraiment d’où il sortait. Pour beaucoup, il avait toujours été là, du moment où il se baladait à quatre pattes jusqu’aux jours où il volait des pièces dans des hangars pour rafistoler des interfaces grillées. Personne ne s’en occupait vraiment et en même temps tout le monde s’en chargeait un peu. On lui apportait à manger, des vêtements chauds et parfois quelques livres sur la mécanique qu’il avait du mal à assimiler.
Par la force des choses, on lui donna un prénom et un nom. Jamais il ne s’était reconnu dans ceux-ci. Il ne répondait pas à ces patronymes aléatoires. Il n’était personne, pourquoi aurait-il un nom ? Le prénom était celui de l’homme qui le découvrit en premier, dans la ville basse, seul, abandonné sur le sol froid. Il était mort quelques mois après dans un accident. Le nom était celui de l’illustre personnage qui avait donné son nom à la rue dans laquelle se trouvait sa petite chambre. Artificiel, comme beaucoup de choses.
Chaque jour, il quittait son nid pour zigzaguer dans la ville, sans vraiment d’autre but que celui d’emmerder le monde. Trifouillant un ordinateur par la, grappillant quelques morceaux de soja par ci. Il aimait particulièrement traîner dans la mine. Il y voyait les hommes et les femmes sérieusement se pencher sur des tablettes et faire des grands gestes en direction de tel ou tel gisement. C’était surtout pour les robots qu’il y passait autant de temps. Les rares machines présentent étaient utilisés pour les ouvrir les passages les plus complexes, le reste du temps, on évitait soigneusement de les abîmer. Il rêvait du jour où il serait capable de les reprogrammer pour le délivrer d’une vie très monotone. Tout semblait ici si petit, si restreint, il manquait parfois d’air, suffocant dans des formes d’angoisses existentielles. Il lui arrivait, en pleine nuit de se réveiller transpirant de tout côté, confus dans sa minuscule chambrée des suites d’un cauchemar qu’il devait surmonter seul. Pour se calmer, il se rendait souvent dans les mines où les robots tournaient encore, peu supervisés. Ce bruit métallique tapant contre la roche, la régularité des manœuvres, la cohérence de la programmation était pour lui comme une berceuse.
Ce fut l’un de ces soirs que cela se produisit. Il était dans l’âge où l’on se cherche encore, où l’on se demande quelle est sa place dans ce petit morceau de terre. Il se baladait, pied nu, sur une plateforme un peu surélevée par rapport aux zones de forages. En soi, il n’avait que très peu souvenir de ce qui allait être l’évènement le plus important de sa vie. Il se souvint de sentir le métal sous lui vibrait, la passerelle tremblant dans le vide. Encore aujourd’hui, perché sur son toit, il entendait le bruit des pierres tombant au fond de la mine. Avant même qu’il puisse faire quoi que ce soit, il tomba dans le vide. Ce n’était pas très haut, pas assez pour se blesser sérieusement en tout cas. Au sol, il avait en mémoire la douleur montant de ses jambes à sa tête comme un éclair. Puis, c’était flou, il regardait le plafond de terre se rapprochait de lui comme si le ciel noir lui tombait sur la tête. Le noir le percuta et tout ne fut que noir.
Lorsqu’il se réveilla, il ressentit une vive douleur au niveau de ses yeux. Dans un geste quasi automatique, il porta sa main à son visage, mais celle-ci fut stoppée par la poigne d’une main adulte. On lui conseilla de ne pas y toucher, de se reposer, sans vraiment lui expliquer quoi que ce soit. Pendant les jours qui suivirent, il reçut beaucoup de visites sans jamais pouvoir voir qui était là. Il entendit beaucoup de discussions, beaucoup d’engueulades. Il entendit des menaces et des arguments d’autorités. Perdu dans le silence de l’espace infini qui composait maintenant son horizon, il n’arrivait pas à se maintenir assez concentré pour comprendre les évènements qui se produisaient autour de lui. Certains jours, il entendait — il ne pouvait plus que faire cela — par la fenêtre des bruits étranges et des cris de protestation.
Un soir, quelques personnes pénétrèrent dans sa petite chambre et sans même lui adresser la parole, un homme le prit dans ses bras et l’emmena avec lui. Il ne protesta pas. Ils étaient plusieurs à marcher dans la nuit noire. Après de longues minutes de marches, la petite compagnie pénétra dans un bâtiment qui sentait bon le propre — fait rare sur Valentia. Des négociations étaient en cours dans une pièce mitoyenne à celle où on l’avait allongé. Il était sur une plaque de métal, il pouvait la sentir. Elle était froide et presque trop petite pour lui. Un silence tomba et, avant même qu’il puisse se rendre compte de quoi que ce soit, il sentit quelque chose de pointu lui percer la chair. Quelques secondes, plus tard, il s’enfonça dans les limbes du sommeil.
Quand il se réveilla d’un sommeil qui semblait avoir duré une éternité, il était seul sur ce qui semblait être son lit. Quelque chose semblait différent. Il porta la main à son visage et il sentit sa peau marquée des cicatrices de l’accident. Passant ses doigts sur celles-ci, il en remarqua des nouvelles, plus récentes, encore un peu humides. C’est alors que cela le frappa, il ne portait plus la petite écharpe qui entourait habituellement ses yeux fermés. Lorsqu’il toucha ses paupières, il remarqua qu’elles étaient anormalement lisses, comme neuves. Depuis l’accident, il n’avait pas essayé d’ouvrir ses yeux, à chaque fois qu’il mettait un peu de force dans cette partie de son visage, une violente douleur frappait l’ensemble de son corps lui faisant souvent perdre conscience. Mais, cette fois, c’était différent, il ressentait jusqu’au plus profond de son être qu’il allait y arriver. Doucement, millimètre par millimètre, il ouvrit ses paupières. Un éclair de lumière, pourtant faible, transperça la noirceur de son univers habituel. Il n’arrivait plus à ce souvenir depuis combien de temps, il n’avait pas ressenti cette lueur blanche se posait sur sa rétine. Lorsque ses paupières furent totalement ouvertes, il entendit un petit clic mécanique. Tout était flou, comme au travers d’un drap. Il voyait à nouveau, mais tout était différent.
Il dut apprendre à utiliser ses nouveaux yeux, à les apprivoiser. Ce fut un chemin de croix, peut être encore plus grand que de vivre dans le noir. C’était comme apprendre à respirer à nouveau, mais d’une tout autre manière. Comme si on lui avait appris à respirer toute sa vie par le nez, mais que du jour au lendemain, il devait utiliser ses oreilles pour aspirer de l’air. Il comprit assez vite qu’on lui avait posé des implants, mais il n’avait jamais demandé de véritable explication et personne ne semblait vouloir lui en donner. Quand il put, enfin, apercevoir les formes plus précisément, il remarqua de nombreux changements. Il semblait y avoir moins de monde dans la vieille ville, encore moins que d’habitude. Ici ou là, il pouvait voir de grosses marques sur certaines maisons comme des brûlures et des fissures. Il sentait souvent le regard des habitants sur lui, mais ce n’était plus le même regard amusé et moqueur d’auparavant, c’était quelque chose de plus dur, de plus glaçant, comme s’il avait fait quelque chose de mal.
Du temps passa et il fut de plus en plus isolé. Il n’apprit la vérité que bien plus tard. Après les évènements de la mine, l’entreprise en charge de la gestion du site blâma directement les mineurs et, en conséquence, baissa leurs soldes et imposa de nouvelles conditions de travail, plus lourdes. Cela avait eu pour conséquence quelques protestations, minimes, et le rejet, de la part des autorités de procéder aux soins médicaux pour le jeune garçon blessé. Une bonne partie des habitants se sont alors cotisés, à hauteur de leurs faibles économies, pour offrir à l'orphelin de nouveaux yeux. Cela avait réduit, pour beaucoup d’entre eux, leur train de vie et une petite vague de précarité se faisait sentir dans la vieille ville, surtout dans le quartier souterrain de celle-ci. Certains citoyens le blâmaient de ces évènements, soit pour les conséquences économiques, soit pour le travail en plus chaque jour.
Quand un homme, deux fois plus grand que lui, s’en prit à lui en pleine place publique, d’autres vinrent le défendre. Il ne comprenait pas. Pourquoi avoir fait cela pour lui ? Il n’avait rien demandé. Il n’attendait rien d’eux et ils ne devraient rien attendre de lui. Il n’arrivait pas à comprendre, à assimiler la gentillesse de ces gens qui ne comptait pourtant pas vraiment pour lui. Alors, comme l’enfant qu’il était, il courut, loin de tout cela, loin des remerciements ou des accusations. Loin de la gentillesse comme de la haine. Loin du monde, loin de la société.
Du haut de son toit, il pouvait encore voir la route qu’il avait prise pour rejoindre le port à l’âge où l’on prend des décisions débiles. Il se voyait encore supplier un contrebandier de le prendre avec eux. Rétrospectivement, c’était mignon de sa part d’offrir les quelques compétences en réparation et en informatique qu’il avait pour monnayer son voyage. L’homme accepta finalement et lui fit une petite place dans la cale, son petit gabarit pouvait être utile pour des réparations complexes. Il passa beaucoup de temps avec eux, quelques années, le plus souvent dans le vaisseau à mettre à jour les systèmes informatiques, à donner un coup de clé dans les prothèses de jambes de certains membres d’équipages. Il n’avait pas vraiment de relations avec eux, il était juste là. Certains le voyaient même comme un robot de maintenance à cause de ses yeux, ils n’avaient pas une très bonne opinion de ce genre de prothèse de ce genre. Étrangement, cette vie lui convenait parfaitement, il était enfin libre. Il découvrait tous les jours l’immensité du système et plus généralement de l’espace. Il n’était pas vraiment un membre d’équipage, ce qui lui convenait parfaitement. On lui avait répété maintes fois qu’il pouvait descendre quand il voulait dans n’importe quel spatioport, que cela ferait une bouche de moins à nourrir. Il n’était contraint par rien, sauf peut-être par lui-même. Il s’accomplissait étrangement dans cette petite cale, entre les produits de contrebandes et les pièces de rechange pour le vaisseau. Il usait de mieux en mieux ses prothèses auxquels, au fil des années, il avait pu apporter quelques modifications. Elle lui garantissait une bien meilleure compréhension des systèmes et une fluidité sans égale sur une console de contrôle.
Le capitaine lui demanda un jour de faire un petit travail pour lui. Il devait accéder à un hangar pour y prendre quelque chose — il n’avait pas pris la peine de lui expliquer le contenu de ce « quelque chose ». Le travail devait être discret donc, sans explosion et sans arme à feu. C’est assez facilement que le jeune homme pénétra dans le système gérant la sécurité du hangar pour l’ouvrir à l’équipage. Comme pour montrer ce qu’il savait faire, il reprogramma robot-transporteur pour délivrer le paquet directement devant la porte au capitaine. Cela marqua ses premiers faits d’armes en tant qu’hacker. Après cela, l’équipage l’utilisa pour beaucoup de petit job, décrypté tel message, infiltré un réseau pour en surveiller les communications, à chaque fois le challenge devenait plus grand améliorant, de par le fait, ses compétences.
S’étant péniblement dégagé de l’adolescence pour rentrer dans le début de la phase adulte de sa vie, il restait toujours la plupart du temps dans le vaisseau, ce qui arrangeait bien l’ensemble de l’équipage qui profitait de cette surveillance opportune pour aller se saouler dans la taverne du coin.
Un soir, alors qu’ils étaient amarrés au port de Tortuga, la ville pirate, il décida de quitter la grosse boîte de conserve pour s’aventurer dans ses rues très animées. À peine avait-il posé le pied dehors qu’une femme, pas beaucoup plus vieille que lui, l’approcha et le questionna. D’après elle, le capitaine du vaisseau s’était étalé sur ses compétences après quelques verres ce qui avait éveillé la curiosité d’un groupe qu’elle représentait. Elle lui demanda ce qu’il voulait faire de sa vie, il ne répondit pas. Elle lui demanda ce qu’il pensait des conflits politiques actuels, il ne répondit pas. Elle lui demanda si parfois, il ne manquait pas de souffle, si parfois, il ne voulait pas se jeter sans casque dans le vide sidéral pour flotter — libre enfin — dans l’espace, il plongea ses deux yeux robotiques dans les siens, la lueur bleu azur habituel de ceux-ci passant au rouge vermillon.
Le jeune homme apprit beaucoup auprès de ses nouveaux camarades. Il ne connaissait pas leur nom, ils ne les donnaient pas. Il ne connaissait pas non plus leurs origines, et quelque part, il s’en fichait. Chacun était sensiblement bon dans son domaine, ils étaient tous pour la plupart des génies de l’hacking. Ils formaient un groupe de circonstance, ils avaient parfois besoin d’une puissance de frappe que seul le nombre permettait d’obtenir, mais chacun avait son propre objectif. D’aucuns c’était l’appât de l’argent, d’autres étaient simplement attirés par le feu. Rapidement, le jeune homme se fit une réputation dans ce petit milieu. Il était assez connu pour s’attaquer quasi exclusivement aux infrastructures de l’Imperium. Il s'est surtout attaqué à des bases militaires ou à des chemins de ravitaillement obligeant le gouvernement à plusieurs fois réorganiser ses troupes. Il a également leaké plusieurs fois des informations confidentielles de l'armée pour montrer du doigt sa bêtise, son incompétence ou sa cruauté. Il avait, avec l’aide de ses camarades de fortunes, réussi à plusieurs reprises à briser les premières protections du système gérant le transfert de crédit, essayant de déstabiliser l’ordre monétaire intergalactique.
Il grandit plus en quelques années que lors de toutes celles qui les avaient précédés. Il faisait défiler sur sa rétine toutes les informations qu’il pouvait obtenir sur tous les sujets. Il commençait à se construire intellectuellement, à se faire des idées, à développer des objectifs sérieux, à s’améliorer dans des compétences nouvelles comme la réparation et l’amélioration de ses prothèses ou encore la falsification de documents. Parfois, pour obtenir les moyens de ses ambitions, ils accomplissaient quelques méfaits pour un équipage de pirates. Il se sentait bien à leur côté, ils avaient cette même envie de large, de liberté que lui. Il commençait à se faire connaître pour ses aptitudes à ouvrir les portes et les réseaux, à neutraliser des systèmes et à faire passer des informations en douce.
Au fur et à mesure que sa pensée se développait, il prenait de plus en plus de distance avec le groupe de hackers jusqu'à ce que finalement celui-ci n'existe plus que dans ces derniers faits d'armes. Il trouvait que leurs motivations étaient trop basses et terre-à-terre. Comme des enfants qui jouent à refaire le monde. Il voyait plus loin, peut être grâce à ses prothèses, plus large. L’ordre qu’il voyait tout autour de lui, à Tortuga comme ailleurs, était selon lui le problème. C’est cet ordre qui oblige les gens à travailler, à se prostituer, à être les esclaves d’un système avide, meurtrier, menteur. C’est cet ordre qu’il fallait détruire et pas seulement par des petites attaques rapides, mais bien par un jeu plus long, plus en douceur, plus en profondeur. Ruiner l’ensemble des fondations du système pour qu’il s’écroule sur lui-même.
Une belle perspective. Sur le toit du bâtiment trop propre, le jeune homme jeta un dernier regard sur la ville qui avait été la sienne. Il prit une grande respiration puis lâcha un soupir. Son regard se transforma en rouge et un sourire se dessina sous son écharpe. Il avait encore beaucoup de travail à faire, l’histoire, pour lui, ne venait que de commencer. Un léger bruit se fit entendre près des luminaires. Une fluctuation énergétique traversa les circuits des lumières de la rue qui s’éteignirent en cœur pour quelques secondes. Quand le quartier fut de nouveau illuminé, la silhouette sur le toit avait disparu. Là, où il était assis, l’objet qu’il tenait en ces mains était maintenant brisé en mille morceaux. Son ancienne vie était derrière lui.
Dans la nuit, un vaisseau quitta le port transportant avec lui Cesare, ouvrant une nouvelle page de son existence. Il avait un but et les moyens de l’atteindre. Il était libre, dans le chaos des espaces vides.