Au comptoir des mal-aimés. [Jez]

Le vide. Toujours le vide. Et aujourd'hui, il a l'odeur du café chaud. Je préférerai infiniment être seule avec moi-même, mais il semblerait que l'homme qui me tient compagnie ne me laissera guère faire ce choix. Et sur moi, il me semble que le regard de ma mère pèse, plus lourd et sévère qu'il ne l'a jamais été. Si elle le pouvait encore, sûrement me couvrirait-elle de coups et de colère, abattant sur moi toute la honte contenue dans son cœur. Je soupire, et la prochaine inspiration qui gonfle ma poitrine est chargée de ce courage aigre qui laisse un goût ignoble dans ma bouche, mais recouvre momentanément l'accablement qui noie mon âme.

Si l'on pousse l'analogie jusque là, il me semble pouvoir affirmer que ce qu'il reste de Tortuga est un portrait réaliste de ce qu'il reste en moi. Des ruines, de la douleur et de la poussière morne mêlée au sang. Pourtant, les pirates poursuivent leur route, circulent et s'essaient à reconstruire ce qui ne pourra jamais l'être. Je fais face à Thaddeus, mon visage devenu neutre et plus paisible, comme s'il tâchait de réparer ce qui a éclaté en un millier de morceaux brûlants.

- Y aurait-il suffisamment de café pour que je puisse en profiter aussi ?

- C'est qu'ça aurait pas été bien poli d'en faire qu'pour un, non ?

Ton r'gard s'porte sur elle, déjà plus content de c'que t'y vois. Tu t'y attardes pas trop non plus, loin d'toi l'envie qu'elle s'sente trop analyser ou autre chose dans l'genre. Tu remplis les deux tasses.

- Comment t'veux l'tien ?

Je ne relève nullement sa remarque, me contentant de détourner à nouveau le regard en direction de la fenêtre. Le silence s'installe entre nous, avant que je ne me décide finalement à lui répondre.

- Aussi amer, chaud et noir qu'il peut l'être.

J'ai la sensation que l'on frappe dans mon crâne, et qu'il ne va plus guère tarder à exploser.

- D'accord. Ça s'ra vite prêt.

Et t'rajoutes plus rien avant d'servir les deux cafés, rajoutant une peu d'sucre et d'lait dans l'tien avant d'rejoindre Jezabel et d'lui tendre l'sien.

- C'est chaud.

Qu'tu préviens pour la forme avant qu'ton r'gard parte errer sur l'paysage qu'vous avez par la f'nêtre. Un léger soupire t'échappe. Tu t'sens p't'être plus vieux qu'jamais.

J'ignore ses remarques préventives ; à peine ai-je ma tasse entre les mains, brûlante, que je la porte à mes lèvres. Le liquide ébouillante ma langue et l'intérieur de ma bouche, et la douleur est pour moi comme le plus doux des remèdes. Mes paupières se closent, et je peux suivre le cheminement du café bien trop chaud jusque dans mon estomac. Des larmes viennent poindre aux coins de mes yeux, et aussitôt, une toux rauque secoue ma poitrine. Je lève néanmoins une main en direction de Thaddeus, pour éteindre toute remarque avant même qu'il ne songe à les faire.

Lorsque je parviens à me calmer, je lâche un soupire d'aise. Je n'attends nullement avant de reprendre une nouvelle gorgée, et cette fois-ci, je ne sens rien - si ce n'est la brûlure toujours persistante, à laquelle je m'accoutume à mesure que les secondes s'écoulent. La douleur anesthésie la douleur. Voilà qui est intéressant. Je souris sincèrement pour la première fois depuis un long moment. Mon regard croise celui de Thaddeus, dénué de honte, de colère, et de tout sentiment négatif.

- Merci, Thaddeus.

Elle s'brûle. Comme ça. T'as un mouv'ment pour... Intervenir, faire d'quoi, mais d'un geste, elle te stop et t'laisses tomber pour simplement l'observer. T'sais pas quoi dire exact'ment, pis elle veut pas t'entendre d'toute façon pour l'moment et même si ça t'déplaît, t'as pas l'choix d'faire avec. Ça t'empêche pas d'soupirer, d'souffler sur ta tasse, r'grettant d'lui avoir passé la boisson chaude aussi vite.

Pourtant, quand son attention r'viens vers toi, t'peux qu'constater qu'tout c'qui s'y trouvait auparavant d'négatif a déserté son r'gard. Elle t'remercie et t'sais pas si c'est qu'pour l'café ou plus, mais tu t'en contente avec plaisir, hochant légèr'ment la tête.

- D'rien, Jezabel.

T'aimerais faire plus et mieux, mais semblerait qu'va falloir s'contenter d'ça.

Sa voix est douloureuse, son regard davantage encore. J'haïs ce qu'il me renvoie malgré lui, j'haïs ce dont il n'a peut-être pas même conscience ; j'haïs mon reflet dans le miroir de ses yeux, déformé par la laideur qui me ronge l'âme et le cœur. J'haïs la pitié, l'impuissance, les bons sentiments. Les bons sentiments ne sont jamais guère qu'une manière subtile de masquer toutes les horreurs qui pourrissent en tout un chacun. Personne ne saurait échapper à cela ; personne ne saurait masquer l'odeur putride qui s'échappe de ces amas de viandes animés de pulsions sordides.

Les ombres du passé me rattrapent et m'assaillent, m'ensevelissent puis me noient ; j'ai décidé que cela serait assez pour le moment. Je ne souhaite aucunement paraître misérable aux yeux de cet homme - qui fut un amant, une épaule sur laquelle m'appuyer brièvement, et peut-être même un ami. Aussi, je me redressai. N'était-ce point ce que feu ma mère me répétait à chaque fois qu'elle en avait la possibilité ? Quoi qu'il advienne Jezabel, garde toujours la tête haute. Et bien soit ; j'agirais en conséquence aujourd'hui encore, et pour le peu de temps qu'il me reste à vivre.

- J'aimerais sortir m'aérer l'esprit. Ici, la chaleur semble étouffante et l'air bien trop rance.

T'sais pas c'que t'as fais, mais t'as l'impression qu'il y a à nouveau un chang'ment. T'prends une longue gorgée d'café, puis hoches d'la tête.

- Est-c'que t'veux encore d'ma compagnie ?

Aucune réponse n'fera s'ternir ton r'gard de déception. T'comprends juste, qu'elle t'dise de rester ou non. Qu'elle ait b'soin d'solitude. Au moins, t'la tiré d'son état d'la veille et t'peux t'en satisfaire même si t'doutes pas repenser souvent à elle quand tu s'ras r'partie sur l'Liberty.

Est-ce que je veux encore de sa compagnie ? Voilà une question à laquelle je ne saurais répondre simplement par oui ou non. Rien ne saurait m'appeler davantage que la solitude ; et pourtant, rien ne saurait m'effrayer plus que l'idée de me retrouver à nouveau seule. Alors que faire dans une telle situation ? Que faire pour savoir ce qu'il m'est bon de faire ou non ? Pourrais-je seulement trouver une bonne réponse ? Non, je songe qu'il n'existe aucune bonne réponse à cela. Ai-je seulement voulu de sa compagnie un jour ? Ai-je seulement voulu de la solitude comme unique compagne ?

- Je l'ignore. Il me faut simplement sortir d'ici. Nous aborderons les détails plus tard.

Si seulement je pouvais me persuader que la réponse viendrait simplement lorsque j'aurais cessé d'être écrasée entre ces murs étriqués... Je sais qu'il n'en sera rien.

Tu t'attendais à c'quelle te d'mande d'partir, mais c'pas l'cas. D'moins, pas tout d'suite. T'finis ton café rapid'ment, enfile tes bottes et ta veste.

- Sortons, alors. Rien nous r'tient ici, d'toute façon.

T'ouvres la porte, la lui tient attendant qu'elle soit sortie pour lui emboîter l'pas. Malgré sa tristesse, sa présence t'fais du bien. T'permets d'te concentrer plus sur elle et moins sur toi. C'est p't'être pas ben correct, mais tu t'en fou. N'importe quoi pour pas juste sombrer dans la peine et l'deuil. Dans l'apathie.

Il s'empresse de s'habiller, et je vérifie nonchalamment que j'ai en ma possession tous mes biens avant de sortir de la pièce trop étroite. Je n'avais pas beaucoup d'affaires avec moi, de toutes manières. Seulement des crédits, mon h-com et quelques autres babioles sans grande valeur. Peut-être devrais-je trouver une valeur à ce qui appartenait à feu ma fiancée. Pourtant, je n'y parviens nullement, comme si tous ses objets avaient perdu leur âme avec elle. Ils ne sont rien de plus que quelques bouts de tissu, de métal, de mort, désarticulés et dépourvus du charme que je leur prêtais auparavant.

Je ne prononce aucun mot, tandis que mes talons claquent sur le sol miteux de cet endroit tout aussi miteux. Je n'ai pas même vérifié si j'étais présentable - mon reflet dans le miroir m'effraie ; j'y vois la mort et ma mère. Les couloirs se referment sur moi à mesure que j'avance, et ma respiration s'accélère légèrement. Je tâche de conserver mon attention sur les escaliers - a-t-on réellement monté ces marches lorsque nous sommes arrivés ici ? Je n'en ai pas le moindre souvenir. Et enfin, la porte. La porte, comme une ouverture vers un nouveau monde, empli de tout ce dont j'ai besoin pour combler le vide. Je suis avide d'y parvenir, avide de me remplir à nouveau, avide de m'arracher de ces douleurs intenses, de ces voix malsaines. Droite, fière, je n'accélère pourtant pas le pas. Je suis une Dame. Je le resterai à jamais.

Tu r'fermes la porte derrière vous et l'accompagne vers la sortie. T'as d'jà payé la chambre la veille, rien n'est là pour rallonger vot' départ. L'pas d'la dame à tes côtés est sur, digne, emplit de la fierté qu'tu r'connais sans mal chez les Alvarez. Autant chez Jezabel, qu'chez Hannabeth ou Sam.

Ton pas manque pas d'assurance non plus. T'es un vieux loup d'mer qu'en a vu plus d'une, une âme qui a payé l'prix d'la liberté et qui n'saurait s'laisser dompter. Sortir dehors et voir des ruines t'fais pas broncher. Ton r'gard parcours c'qu'il faut r'construire avec l'assurance qu'il y aura toujours quelqu'un pour l'faire. On vainc pas Tortuga comme ça. Faudra vaincre la liberté avant d'espérer écraser cet endroit.

Je me sens curieusement dans mon élément au milieu de ces ruines, de cette destruction, de cette désolation, qui s'étend désormais à perte de vue. Tortuga la Grande est désormais le miroir de mon cœur ; elle renaîtra de ses cendres pour devenir plus belle encore, plus grande, plus dangereusement mortelle. Une seule caractéristique nous différencie, elle et moi ; elle possède ce que je n'aurais plus jamais : une âme. En ai-je seulement eu une un jour ? Peut-être, alors même que je n'étais qu'un nourrisson. Oui, avant que le poison de ma mère ne s'insinue en moi et qu'elle... Tais-toi ! Tais-toi, Jezabel. Tais-toi ! Tais toi ! Tais-toi !

J'inspire un grand coup, recherchant certainement à humer le même air pur que sur Renaissance. Je ne trouve qu'un air artificiel nauséabond. Je devrais pourtant y être habituée, après une vie de piraterie et de navigation dans l'espace. Oh, je suis habituée à l'air dans un vaisseau ; j'ai grandi avec cela. Mais cet air-ci... Il me semble que jamais je ne pourrais réellement m'y faire. Je cesse un instant ma progression, admirant le paysage désolé qui s'étend devant nous.

- L'odeur de Tortuga est encore plus nauséabonde qu'auparavant ; aux défections, à la misère et à la saleté se sont ajoutées les odeurs de chaires carbonisées et de maladie.

- C'temporaire. Elle est plus solide qu'ça.

T'soupires, tires, plutôt qu'ton éternelle pipe, une cigarettes qu'tu coinces entre tes lippes avant d'l'allumer et d'tirer d'ssus. Liberty traînera pas encore longtemps dans l'coin et t'avoues qu't'as hâte d'y r'grimper pour une autre destination. T'as plus d'maison, ici. L'sentiment est étrange. Comme l'fait qu'Lud soit plus quelqu'part a m'ner sa vie. Ça fait un vide étrange et parfois tu t'surprends a oublier qu'elle est plus là. Et alors tu t'en veux.

Un rire sans joie s'échappe de ma poitrine. Dans cette ambiance apocalyptique, ce son semble porter en lui une aura inquiétante - presque macabre. Il me semble m'élever sur un cimetière, recouvert des cendres d'un millier d'êtres dont les corps ne sont pas même encore froids. Je regarde au loin, admirant les ruines fumantes et puantes de celle que l'on nomme parfois l'Éternelle.

- Est-ce réellement celles qui semblent être le plus ravagées qui sont les plus solides ? Ou bien est-ce ce que l'on se dit afin de se rassurer lorsque l'on voit ces êtres pourtant si fort ployer sous le poids du monde ?

Son rire n'a rien d'agréable à l'oreille. Il s'élève, résonne à travers l'espace, vous l'renvoie d'une façon qui t'rafraîchis un peu l'intérieur des veines.

- Non, la plupart des gens diraient probablement l'contraire, mais j'connais assez c't'astéroïde et son p'tit monde pour savoir qu'il va s'relever d'cette blessure. Ça effacera rien, mais Tortuga va s'relever. On peut pas s'laisser écraser d'la sorte face à cet ennemi.

J'hausse une nouvelle fois les épaules avec une certaine délicatesse digne de la femme que je suis.

- Ce n'est point uniquement une blessure qu'ils lui ont infligée ; ils ont écrasé son âme jusqu'à ce qu'ils n'en restent plus rien. Peut-être se relèvera-t-elle un jour ; pour autant, jamais plus elle ne saura être la même. Ils l'ont changée à jamais ; ils ont mis à nu toute la laideur, toute l'horreur, toute la cruauté, qu'elle cache en son sein depuis ses débuts.

Je me tourne vers Thaddeus, mon regard le transperçant jusqu'à l'âme. Ma voix est calme et dure tout à la fois.

- Désormais, elle ne possède plus rien de sa beauté d'antan, ni de sa bienveillance maternelle. Elle est... Monstrueuse.

Ton r'gard s'fait perplexe sur la dame à tes côtés.

- Tortuga a pas ployé sous son propre poids, elle a été attaqué par des créature dont on connait pas la prov'nance. J'comprend mal comment ça aurait pu mettre à nu sa laideur ou sa cruauté. J'comprendrais mieux c'que tu dis si ça avait été... Un ennemie d'jà présent dans ses fondations.

Interloquée, je tourne mon regard en direction de l'homme qui m'accompagne. Doucement, je m'approche de lui et pose ma main sur sa joue avec un air compatissant et froid tout à la fois.

- Thaddeus. Grandes sont tes qualités, et brillante est ton âme. Cependant, permets-moi de te dire que parfois, ton esprit manque cruellement de clairvoyance.

Je me détourne aussitôt et reprends ma route.

T'la r'gardes approcher sans t'en inquiéter. L'contact d'sa main sur ta joue est doux, mais son r'gard t'plaît pas beaucoup.

T'manques d'clairvoyance.

Elle t'lâche aussi vite, s'détourne et continue son ch'min. Et tu restes figés là, la sensation d'sa main sur ton visage et l'parfum d'ses ch'veux au bord des narines.

Je pourrais tout aussi bien l'abandonner ici. Quelle importance ? J'ai cruellement besoin d'espace, d'une liberté que je ne parviens pas à trouver entre ces ruines qui me semblent encore être fumantes ; une liberté que je ne parviens pas à trouver sous le joug de Thaddeus et de son regard trop intense - est-ce ces ruines qui fument, ou est-ce lui qui, de son regard, me brûle la peau ? J'étouffe, et j'apprends à mes dépends que ce ne sont plus les murs physiques qui se referment sur moi.

Je ne mourrais point ici. Non, je ne mourrais point ici. Si ma dernière heure doit sonner, elle le fera lorsque j'aurais retrouvé ma place ; au sommet, parmi les étoiles les plus brillantes de notre galaxie.

D'un pas décidé, je tourne les talons, et prend la direction du port de Tortuga. Je pianote un ordre bien placé sur mon H-Com. Nous partons. Immédiatement. Déjà, j'ai oublié la présence de Thaddeus.