Libérée, délivrée

Mais c'est pas drôle... c'est sérieux. Par un quelconque miracle de contorsionniste, elle disparaît presque entièrement derrière l'oreiller maintenant.

"Vous feriez ça ?"

Elle a l'air. Mais un carnet. Un carnet entier. Avec plein de pages partout.

"Mais je veux pas vous prendre votre temps... et puis j'apprends pas toute seule, enfin un peu mais Mok'tub m'aide beaucoup mais là il dort et c'est normal il est tard, et puis le Doc aussi, m'sieur Silverhound, quand il a le temps un peu..."

- Bien entendu que je vais le faire. Si ça me dérangeait, crois bien que je ne te l'aurais pas proposé, mon petit. J'ai toujours aimé écrire, mais je manque parfois de matière pour remplir mes jolis carnets rigides. Alors ça me fera une excuse pour ressortir ma plus belle plume.

Elle me donne la liste de toutes les personnes qui s'occupent d'elle et qui passent du temps pour l'aider. Je suis fière de tous mes petits. Les voir si solidaires entre eux est absolument fantastique. L'inverse m'aurait beaucoup peiné.

- Je sais bien qu'il est tard, mais que dirais-tu de m'accompagner dans mes quartiers, mmh ? Comme ça tu pourras choisir le carnet que tu désires, et je pourrais recopier tes papiers tout de suite, pour ne plus que tu craignes de les perdre. Et il se pourrait bien que j'ai autre chose qui puisse te plaire dans mes vieilles affaires...

"J'ai pas le droit de me lever pour l'instant." elle proteste, à peine audible. "Le Doc a dit que ça risquait de r..." De rouvrir des blessures qu'il a eu du mal à soigner. Des blessures dont elle n'a pas envie de parler, même - peut-être surtout - à la vieille dame. "...enfin qu'il fallait attendre encore quelques jours. Déjà j'ai pas vraiment le droit de m'asseoir..."

Mais ce droit elle le prend parce qu'elle est libre, et donc libre d'être autre chose qu'une larve. Merde. Et tant pis si ça fait un peu mal par moments.

- Oh, bien entendu, oui. Eh bien, je vais te laisser te reposer, en ce cas. Tu n'as qu'à me dire quelle est ta couleur préférée, et je t'apporterai le carnet ainsi que de quoi écrire demain, et je prendrai du temps pour recopier ce qu'il y a sur tes papiers.

J'attends qu'elle me donne sa couleur favorite. Le reste n'invite pas à la discussion.

"..."

Elle a vexé Mam ça y est. Elle aurait dû essayer de se lever quand même. Pourtant non, elle change pas d'avis ni rien on dirait.

"..."

Des couleurs préférées elle en a plein. Les couleurs vives surtout. Orange, vert anis, turquoise, même un beau rouge framboise.

"...orange j'aime bien." elle finit par murmurer du bout des lèvres. "J'aime tout. Sauf les couleurs sombres."

Orange ? Tout sauf les couleurs sombres ? Eh bien, je sais parfaitement lequel je vais choisir pour elle, en ce cas. L'un d'entre eux est un bijou multicolore, avec des couleurs vives qui coulent comme si quelqu'un avait jeté de la peinture fraîche dessus, et qu'elle avait séché ainsi.

- Entendu, j'en prends bonne note, mon chou. Je sais déjà quel carnet il te faut. Je suis certaine que tu vas l'a-do-rer. Parole de Mam' ! Est-ce que tu veux encore un peu de chocolat chaud ? Oh, je devrais peut-être simplement te laisser dormir. Repose-toi bien, je reviendrai te voir demain matin. Est-ce que tu as besoin de quelque chose d'autre ?

Un carnet entier. Avec des pages. Plein de pages. Elle en a la vue qui se trouble d'émotion. Elle sait déjà qu'elle va jamais oser écrire dedans avec ses mains maladroites. Elle voudrait lui demander pourquoi elle est gentille, pourquoi ils sont tous gentils ici, qu'est-ce qu'ils lui veulent tous, qu'est-ce qu'ils vont lui faire, où est l'arnaque, est-ce que vraiment elle est libre et qu'on va la traiter comme une humaine et que c'est vraiment, vraiment pas une ruse pour la revendre plus cher ou pour en faire un outil plus docile ou elle sait pas quoi. Mais c'est pas des choses qui se demandent. Surtout quand on a peur de la réponse. Alors elle secoue juste la tête, à peine. Pas de nouveau chocolat chaud, alors qu'elle viderait le thermos juste pour être sûre qu'elle l'a pas rêvé, ce verre vide dans sa main, et pas besoin d'autre chose.

- Alors bonne nuit, mon chou. Je reviendrai te voir demain. Essaie de te reposer. Dormir aide à reprendre des forces.

Je ne rajoute rien. J'oublie volontairement le thermos à son chevet, pour qu'elle puisse se servir si elle le veut, et je m'éclipse. Moi qui pensais que ce petit tour m'aiderait à retrouver le sommeil... Il me sera bien impossible de fermer l’œil. Il faut absolument que je mette la main sur ce carnet.

Quand Mam part, Seik'el regarde son gobelet vide, l'oreiller qu'elle serre si fort qu'il voudra peut-être plus jamais reprendre forme d'oreiller, les papiers sur le lit.

Un lourd sanglot la secoue en silence et elle enfouit encore son visage dans l'oreiller.

Au matin le Doc la trouvera sûrement endormie, sur les draps, à moitié cachée sous l'oreiller. Comme d'habitude.