La conscience parle moins qu'on n'en parle.

Audrey avait d'abord pris le retour de Wulf avec soulagement. Elle n'était plus seule à pouvoir garder le bar aux portes dévastées. Elle l'avait salué quand il était arrivé avec Wynn, mais n'avait pas osé aborder avec lui le sujet de sa responsabilité devant le toubib.

Car Audrey se sentait très coupable. Certes, le bar était confié ce jour là à elle ET à Wynn, mais Wynnstan ne faisait pas partie de l'équipe. Enfin, un peu, mais pas vraiment. Ce n'était pas lui qui aurait du gérer le problème, c'est elle, Audrey. Et elle avait faillit à son devoir. Une partie du stock  derrière le bar avait été brisé, les portes étaient mortes... Sans parler de la mort du gérant de l’hôtel, dont elle se sens moins coupable, parce que c'est l’hôtel, pas le bar, et qu'ils avaient eux même fermé la porte quand on leur demandait d'ouvrir donc bon, ils ont cherché, un peu, pas vraiment. C'est horrible de penser ça, non?

Le lendemain, elle arriva terrifiée. Persuadée qu'il lui dirait de prendre ses affaires et de dégager. Les portes avaient été réparées, ce qui était déjà une bonne chose. Elle entra timidement dans la taverne et tenta de se diriger vers sa cuisine, mais très vite, ses jambes se bloquèrent. Elle repoussa la panique et se tourna plutôt vers Wulf. Autant crever l’abcès tout de suite.

"Wulf? On peut parler?"

Il n'avait pas dormi, il avait rangé et personne de sain d'esprit n'aurait ne serait-ce que tenté de le détourner de sa tâche a un moment pareil. Il savait pourtant que les choses avaient déjà bien commencé en son absence. Qu'un inventaire avait probablement été déjà fait mais il avait besoin de voir. Il avait besoin de toucher. L'imagination et les choses abstraites n'avaient jamais été sa tasse de thé. Il était avant tout un manuel, un artiste ou un artisan comme vous voulez mais clairement pas de ceux qui vont vous parler de trucs invisibles ou de solides composés majoritairement d'air. D'ailleurs, quand on voyait les meubles cassés, on le voyait pas, hein, l'air.

Sa chemise était sale, collée de poussière et de sueur, la même qui grisait ses cheveux et sa barbe rousse bien moins soignée que d'habitude. Il avait les sourcils froncés et de gros sacs poubelles témoignaient de son activité nocturne. Le temps n'avait pas d'emprise sur lui. Il avait bien un peu faim, sauf que ce n'était pas le moment. Une grande bouteille d'eau en plastique trônait cependant sur le bar, montrant que le tavernier n'oubliait pas TOUS les fondamentaux. Une voix le coupa au milieu d'un geste. Il allait grogner, se ravisa, posa ce qu'il avait dans la main, se redressa et regarda la crevette rousse au milieu du chaos.

"Je t'écoute."

"Je..."

L'angoisse lui ferma la bouche. La jeune femme lutta contre elle même et contre la panique pour se forcer à sortir les mots suivants:

"Je suis désolée. Pour tout ça."

Les premiers mots entrainèrent les autres.

"Pour ne pas avoir réussis à maintenir le calme et a évacuer tout le monde. Je suis désolée. Je comprendrais si tu voulais que... que je parte. Mais je t'en supplie ne me renvoie pas. Je... J'ai de l'argent, je peux aider à rembourser une partie des dégâts."

"C'est bon ? T'as fini tes bêtises ?" Grogne le rouquin, pas plus aimable en la regardant fixement.

"Oui... Non... Je sais pas?"

Elle s'était passé des dizaines de scénarios mentalement. Des plus optimistes aux plus pessimistes, mais alors celui là, elle l'avait pas anticipé. Elle était complètement paumée.

"Bon alors y a un balai quelque part, tu le prends et tu te mets au travail. A moins que tu veuilles me dire où exactement tu avais l'intention d'évacuer tous ces gens si tu en avais eu la possibilité." La fatigue diminuait encore sa diplomatie déjà peu élevée au sein de la famille. Et Audrey FAISAIT partie de la famille. Il n'allait pas, comme pour les autres, creuser son visage d'un sourire commerçant et jouer au fataliste raisonnable. Ce ne serait pas honnête.

Audrey ignorait faire partie de la famille. Mais le ton sec de son patron eu pour effet de bizarrement la ressurer. Manifestement il n'avait pas l'intention de la virer? Elle pensait ?

La jeune femme pris un balais et entrepris de participer au ménage. Elle avait hâte de finir et de reprendre ses activités de cuisinière normale.

Il se passa un peu de temps dans un silence bourru qui n'était ponctué que d'ordres secs, tous ayant trait au travail. Pas de reproches, pas de compliments, le travail, à deux, comme une machine dont les pièces tentaient de trouver leur place. Finalement, le grand homme s'étira, portant la main à ses hanches en étouffant un baillement. "Pause !" fit-il avant d'attraper quelques bouteilles de jus de fruit et composer vite fait un cocktail sans alcool avec ce qui lui venait sous la main. Il ajouta même des glaçons et un petit parapluie pour faire bonne mesure et le servit à la jeune femme sur un sous verre, comme un client. Il s'assit en face, but une longue rasade du sien.

"Ce qu'il s'est passé, s'est passé Minipouce. Tu n'es pas plus responsable que je ne le suis de la destruction du Lion. Il ne t'es pas venu à l'esprit de m'en vouloir n'est-ce pas ?"

Audrey acceuillit la pause avec joie, cassée en deux qu'elle etait sur son balais. Elle rejoignit le bar ou Wulf lui servit un joli petit cocktail. C'éait quelquechose les cocktails de Wulf. Elle gouta et les saveurs lui explosèrent en bouche.

Le rouquin but une longue rasade de son propre verre avant d'ouvrir la conversation, de maniere plus apaisée que tout a l'heure.

"T'en vouloir? Non." Elle fit une pause, but une rasade, et ajouta: "Mais j'ai vraiment regretté que tu ne soit pas là. J'ai l'impression d'avoir géré n'importe comment."

"T'as fait ce que t'as pu. T'es entière, Wynn aussi, les mo'at sont saufs, les esclavagistes en cavale. J'appelle ça un succès. Après, si tu as vraiment besoin je peux te punir, Calypso sait qu'il y a plein de trucs chiants à faire d'ici à ce qu'on rouvre et j'aimerais vraiment limiter les aides extérieures. J'aime pas devoir des trucs." Il n'aime pas non plus dire merci, et pourtant c'est ce qu'il tente de faire passer. Il comprend cependant la culpabilité de la jeune femme. Lui s'en était voulu aussi de ne pas avoir sauvé le Lion. La culpabilité du survivant on lui avait dit que c'était, à l'hôpital. Foutus médecins avec leurs mots à majuscule partout. C'était normal, voilà, tout, de se dire qu'on aurait pu faire mieux.

Et puis, elle avait pas tort, clairement, il aurait mieux géré s'il avait été là, c'était clair et net. Sauf qu'il n'avait pas été là, et qu'il ne demandait pas aux autres d'être lui.

"Va pas croire que je suis jouasse hein. Mais j'en ai pas après toi donc à moins que tu veuilles te tirer, je t'attends derrière les fourneaux dès la réouverture et derrière un balai en attendant."

Il appelait ça un succès. Mouais. Si on choisissait bien les critères, on pouvait voir ca comme ca. Un seul mort parmi eux, c'était pas mal vu les circonstances.

"Je ne tiens pas plus que ça à être punie... Mais si t'as des corvées a faire, tu sais que je ne rechigne pas à la tache."

Puis il précisa qu’il n'en avait pas après elle et un gros poids s'envola de ses épaules. Elle avait besoin de l'entendre.

"Merci, Wulf. J'ai l'intention d'aller nulle part. Tant que tu ne me chasse pas, je serais là, derrière un balais ou un fourneau!"

Elle sirota son délicieux cocktail en jouant avec l'ombrelle, une nouvelle culpabilité prenant la place de celle qui etait chassée. Une culpabilité de pas se sentir coupable.

"Hum... Wulf?" Comment dire ca?... "Tu sais peut être que j'ai..." neutralisé "tué trois intrus. Et pourtant je m'en sens pas coupable. Ils m'attaquaient. Avec des armes. Tu crois que je suis pas normale?"

Peut-être qu'il n'avait pas totalement déconné pour cette fois. Pendant une seconde, il avait eu l'impression de retrouver la petite chose pleine d'énergie qu'il avait l'habitude d'avoir en cuisine. Et puis d'un coup, pouf, le feu s'était éteint et elle re-baissait la tête. Bon. Il l'écouta avec attention puis haussa les épaules.

"Si être normal c'est tendre la joue gauche alors nan, t'es pas normale mais moi non plus." Fallait pas non plus tomber dans l'excès inverse et avoir peur de son ombre quoi. Il réfléchit un peu à quoi dire puis comment parce que, en vrai, ce n'était pas une question facile. "Je ne sais pas ce que veut dire normal, pas normal, ce genre de chose. Ce que je sais c'est que tu es une protectrice. Tu as l'instinct de défendre ton territoire et ceux que tu aimes dedans. Il n'y a pas de méchanceté dans le fait de défendre. J'étais pas là mais je dirais que tant que tu ne t'es pas amusée à les voir souffrir ou à les blesser gratuitement, t'as pas de soucis à te faire. Tant que rien ne te pousse à aller en tuer d'autres qui ne t'ont pas attaquée, juste pour tuer quoi. Ou faire souffrir. C'est un peu pareil, parait."

"Non, je n'aime pas tuer..."

Tant que rien ne la pousse à aller en tuer d'autres qui ne l'ont pas attaquée, hein?

"Mes deux parents, a leur façons sont des attaquants. Peut être que Papa peut prétendre faire ça pour protéger l'UC, mais Maman était... Une brute. J'ai pas envie de devenir comme eux. Protéger et nourrir, ça me va bien à moi..."

Le contremaître Darand, Cathwulf l'avait appréciée. Certes, fallait pas se mettre en travers de son chemin mais le marche ou prends en une c'était quelque chose qu'il connaissait et qu'il appréciait. Il savait qu'il avait souvent besoin qu'on le remette à sa place. Il n'y pouvait rien, il était comme ça, il avait besoin de remettre constemment l'autorité en question. Besoin de limites qu'on n'avait pas pu lui imposer quand il était adolescent. Besoin, de temps en temps, de la sécurité nécessaire pour être immature.

"Prenons les choses dans l'autre sens alors. Tu me trouves anormal ? Tu penses que je suis une brute ? Honnêtement."

Il savait que les taloches violentes qu'il décochait parfois à son cadet en choquaient plus d'un, y compris ce dernier qui, lui, n'aurait pas hésité une seconde avant de répondre oui aux deux questions. Restait à voir ce que la petite, elle, en pensait.

"Je te trouve normal. Mais peut on grandir sur une vaisseau pi-pirate et savoir ce qu'est la normalité? Quand à la brutalité..."

La jeune femme réfléchit un instant.

"Au Runny, tu n'est pas brutal, non. Mais je sais aussi que tu as été pirate. Ce n'est pas un métier de tendres."

Une soudaine réalisation arracha un sanglot à la jeune femme. Ce qui la perturbait, c'était l’éternel déchirement entre Papa et Maman. Entre une enfance bercée par la culture brutale des pirates et une adolescence chez les "gens bien TM" qui méprisaient la piraterie mais pouvaient se révéler tout aussi violents pour y mettre fin. Elle ravala ses larmes, secha celles qu'elle avait sur le visage et se redressa.

"C'est... C'est rien, c'est pas grave. Ça va aller. Je suis protectrice, j'ai protégé Wynn et le bar, c'est tout. C'est très bien. Très bien"

Non, ça n'allait pas très bien. Mais elle ne voulait pas embêter Wulf avec ses propres casseroles. Il avait déjà bien assez a faire avec le Runny Amber

Il allait répondre quelque chose lorsque, soudainement, la petite éclata en sanglots. Sans écouter ses dénégations, Cathwulf se leva, la prenant doucement dans ses bras, comme une enfant que l'on protège de la dure réalité du monde extérieur. Que la bagarre l'ait bouleversée montrait bien à quel point elle n'était pas une brute et, pour une fois, le rouquin se rappela à quel point elle était jeune la petite, et combien tout ce qu'il s'était passé ces derniers mois avait pu être choquant pour elle. Il lui caressa doucement la tête, sans arrière pensée ni moquerie, pour une fois, et, lorsqu'il reprit la parole, son grognement était presque doux.

"C'est Dorado qui est brutal, Minipouce. C'est un monde en construction et construire c'est toujours violent. Il faut tordre, et percer et visser et frapper. Mais c'est aussi ce qui le rend beau parce que ça veut dire qu'on a une chance de pouvoir lui donner la forme que l'on veut. Dans les système, à ce qu'on m'a dit, les choses sont bien plus lisses et policées. Par contre, elles sont figées et on ne peut rien y faire. C'est comme ça. Quand Dorado aura sa forme, il sera plus calme lui aussi, mais aussi plus figé. Et toi et moi, on sera oubliés depuis longtemps. Ton choix, c'est pas un choix de bien ou de mal ou de brute ou de civilisation. C'est de savoir si tu veux te battre et construire ou vivre et subir."

Audrey se blottit dans les bras de son patron, se demandant soudain depuis quand personne ne l'avait pris dans ses bras. Probablement depuis la dernière fois qu'elle avait vu son pere, prés d'un an auparavant. Elle vivait une vie assez solitaire, partageant sa vie entre le Runny et les rares visites de Xeth. Mais le Compagnon sortait généralement d'un rendez vous avec un client et elle préférait ne pas le toucher. Pas que ça la dégoûte, mais parce qu'elle sentait que le compagnon avait besoin de ne toucher personne après ses rendez vous.

Elle écouta attentivement les paroles de Wulf sans y trouver beaucoup de réconfort. Si il avait raison, ça voulait dire que la violence serait toujours là. Quelque part. Et puis... "C'est de savoir si tu veux te battre et construire ou vivre et subir."

Non, Audrey n'était pas du genre à subir. Maman non plus, et c'était ce qui l'avait tué. Si Ophélie avait sagement attendu que Audrey et John paient la rançon, elle serait encore en vie. Mais non, elle avait tenté de s’évader. Et elle avait été tué.

La tête pleine de pensées, Audrey sentit monter l'envie de nicotine. Son petit plaisir à elle qui l'aidait à maintenir l'angoisse loin. Elle sera Wulf dans ses bras, puis se dégagea.

"Je... Je... Je vais aller fumer une clope. Merci beaucoup, Wulf."

"Dit tout de suite que je pue plus que le tabac ! Ah je vous jure, la jeunesse, ça n'a plus aucune politesse. On vous console et qu'est ce qu'on a, un je vais fumer..." Il continua à grommeler des bêtises, une lueur amusée au fond de ses yeux clairs tandis qu'il la lâchait et la regardait partir, augmentant de volume alors qu'elle s'éloignait pour qu'elle puisse toujours l'entendre et savoir qu'au fond, il ne lui en voulait pas. Pis même, il l'aimait bien et lui était reconnaissant. Il ne savait pas encore comment le lui montrer mais il trouverait. Il trou-ve-rait. "nan et puis tu parles d'une excuse, on me l'avait jamais faite celle là T'AS PAS INTERET A ME FAIRE LE COUP DU PAQUET DE CLOPE DE LA HONTE, SI T'ES PAS REVENUE DANS DEUX JOURS J'ENVOIE L'ARMEE A TA POURSUITE... nan mais franchement, attend un peu que je le dise à Wynn et t'as pas fini d'en entendre parler de la clope..."

"Oh j'oserais jamais dire ca..." lacha-t-elle juste avant de passer la porte et de se saisir de son paquet. Une fois la clope allumée, elle en savoura une bouffée en écoutant Wulf hurler. Ah il comptait envoyer l'armée? Vraiment?

"TU PARLES! TOUT CE QUE TU RISQUE DE M'ENVOYER C'EST UNE POIGNÉE DE RUFIANS IMBIBÉS ET AISÉMENT CORRUPTIBLES"

"C'EST BIEN CE QUE JE DIS, L'ARMEE !" Parce que les pirates, eux, ils savent faire leur boulot, non mais oh. Gueuler un peu lui fait du bien quand même. Un bon échange d'insulte, y a rien de mieux entre gens qui s'apprécient et puis s'il avait continué à la jouer sentimental, elle se serait inquiété à coup sûr.

La jeune femme éclata de rire, appuyée contre le mur a coté de la porte du RA.

L’échange d'amabilité avait parfaitement clôt la difficile conversation qui l'avait précédé.

Audrey tira sur sa clope, apaisée.