Ceux qui ne reviennent pas

Les canons font pas de bruit dans l'espace il paraît. Pourtant quand on est dans un vaisseau qui tire et qui prend des coups, ça fait un bruit de fin du monde et ça vibre comme si le vaisseau allait s'ouvrir en deux.

Aujourd'hui c'était mon premier abordage. Enfin le premier depuis que je suis là. Je suis trop jeune encore pour y aller, et puis je sais pas bien me battre et j'en suis très contente parce que je veux toujours pas tuer des gens moi. Alors au début je suis restée avec le capitaine sur le pont, en silence, sans moufter ni rien, en le laissant travailler quoi, en essayant de pas couiner à chaque vibration anormale - j'ai plutôt bien réussi. Et puis ils y sont allés et je suis restée à bord avec les mousses, les mécanos, les docs et euh... j'avais l'air d'un lapin perdu il paraît. M'en fous. J'étais dans un coin avec les autres mousses pour gêner personne, et même si on crânait tous pour faire croire qu'on avait pas les jetons, moi je priais tous les dieux et les démons de Dorado et d'ailleurs pour que le capitaine revienne. Vivant. Et entier. Et dans l'état où il était en partant quoi. Je sais pas si c'est normal de s'attacher autant à un inconnu en aussi peu de temps, mais... voilà. Il brille, il est gentil, il me prend pas pour une future pondeuse, il m'en fallait pas plus peut-être. Pas que je m'attende à ce que l'Unique réponde, ou Calypso d'ailleurs que je suis même pas sûre qu'elle existe ou qu'elle soit "priable" mais il a dit qu'elle veillait sur les gens qui brillent alors dans le doute.

Quand ils reviennent tu penses bien que je suis avec les autres, prête à sauter sur le capitaine - parce qu'il sera forcément là et debout et tout.

J'avais juste oublié que ça serait ptet pas le cas de tout le monde.

Conrad supervise le pillage et regarde le comportement de ses hommes. Il note ceux qui descendront à la prochaine escale et ceux qu'il compte garder. Entre les deux les hommes qu'il va falloir éduquer correctement. Il y a eu des morts encore. Tant qu'il n'aura pas un maître d'abordage digne de ce nom c'est incompressible. Quand tout est terminé il se met en route avec son équipage et rentre sur le Liberty.

En tête il avance tranquillement avec ses hommes les plus sûrs et il passe le sas d'accès à son vaisseau. Ils devraient se faire pas mal d'argent avec ce qu'ils sont entrain de voler. Et le vaisseau marchand est en suffisamment bon état pour ensuite reprendre la route. Il jette un regard et repère la puce. Elle va avoir du travail, ses habits sont maculés de sang, pas le sien dans l'ensemble même s'il doit déplorer quelques coupures.

Il est là. Il est debout et il marche et il est plein de sang. Même la fois où Léon s'était ouvert la tête y en avait pas autant. Les autres aussi ont du sang. Du coup j'ose pas lui sauter dessus, j'ai peur de lui faire mal et puis c'est super impressionnant quand même. Je m'arrête à genre deux pas et je me dévisse un peu la tête pour le regarder dans les yeux.

"Ca va capitaine ?"

Mod, douze ans, six ans dans la voix et des heures d'inquiétude dans le ton.

Le capitaine avance et donne quelques ordres à son second. Puis voyant la réaction de la petite il se regarde un peu. Pour sûr c'est pas engageant.

- ça va.. c'est pas le mien. Enfin pas que. dit-il avec un sourire se voulant rassurant.

La tenue de sang n'aide pas sans doute.

- je vais me doucher, tu viens pour me préparer mes habits. dit-il en prenant la direction de sa cabine. la vie de pirate est pas tous les jours faciles. On tombe parfois sur des imbéciles fanatiques qui refusent de se rendre.

Il soupire. Il n'est pas fan des massacres, beaucoup de ses abordages ne nécessitent que peu de combat. Mais là ils étaient tombé sur un trinitaire complètement taré.

Pour sûr que j'viens ! Tout juste si je lui déroule pas un tapis rouge que j'ai pas et qu'aurait franchement pas sa place à bord.

"Vous êtes sûr que ça va capitaine ? Vous avez pas besoin de soins ?" j'insiste avec mes grands yeux inquiets. S'il y a du sang à lui il vaudrait mieux aller à l'infirmerie... "Ca s'est mal passé alors." je comprends, petite mine.

- je suis sûr c'est gentil de t'inquiéter. Les soins attendront que les blessés les plus grave soient hors de danger. explique le capitaine ne prenant la direction de sa cabine.

Le sang goutte sur le trajet et laisse une traînée écarlate mais le grand homme ne semble pas dérangé par le concept. D'un autre côté il n'est pas en charge du nettoyage. Il atteint sa cabine et retire son long manteau avant d'entrer et le laisse tomber à côté du seuil.

- en effet il a fallu tuer bien plus de gens que prévu ce qui n'est jamais bon. soupire Conrad avant d'entrer. J'ai besoin d'habit sombre. Nous allons avoir une cérémonie d'adieu. annonce Conrad en prenant la route de sa douche.

- il faut quelque chose de sobre et triste. explique un peu plus le capitaine alors qu'il entre dans la salle d'eau de ses quartiers.

Les b... il y en a d'autres ? Et en moins bon état ? Une cérémonie ? Oh non... Certaines réalisations soudaines font vraiment mal au coeur. Pas mal dans le sens nausée, mal dans le sens "on dirait qu'il vient de se décrocher, de tomber et de se faire écraser par un rouleau compresseur". Ce genre, un peu.

"Qui c'est ?" je demande d'une toute petite voix.

J'sais bien que l'efficacité est essentielle, tout ça, mais j'attends la réponse quand même. Sobre, sombre, triste...

- Mike, Jean, Malcom, the Rack, Ramrod, et... d'autres. il n'a pas encore eu le décompte officiel, il ne fait que citer ceux qu'il a vu mourir de ses propres yeux.

Il entre dans la salle d'eau et se défait du reste de ses habits à l'abri des yeux de la petite. Puis va prendre une douche purificatrice. Diantre que ça fait du bien après un long combat. Dehors malheureusement ses hommes s'activent encore pour rassembler le butin et préparer les corps de ceux qui sont tombés au combat. Il est rapide et ressort rapidement. Il enfile son peignoir fétiche et quitte la salle d'eau en espérant trouver ses habits.

"..."

Les visages défilent. Je les connais. Tous. Leurs visages. Leurs habitudes. Les grosses mains de Malcom, les beuglements de Ramrod, les... les... Connaissais. Sobre. Sombre. Triste. Je tremble et j'ai l'impression d'avoir un trou dans la poitrine. Je hoche la tête et je file me cacher dans le placard. Enfin cacher mon visage. J'veux pas qu'il voie ça. Puis j'ai des habits à préparer... pour lui et pour moi. Ca c'est le prétexte. Évidemment...

Sobres. Sombres. Tristes. Chemise noire, pantalon... noir... où il est celui-là, je l'ai vu l'autre jour ! Je finis par mettre la main dessus et je l'arrange sur le lit avec le reste. Puis je vais farfouiller dans mes affaires pour sortir la version miniature. Je pleure évidemment... en silence... et j'arrive à peu près à retrouver un début de figure décente quand il arrive. Je crois.

- ça va mieux petite ? demande Conrad en arrivant avec une serviette autour de la taille.

Il regarde les vêtements préparés et acquiesce d'un hochement de tête. Il a l'habitude... pas en tant que capitaine, mais il a l'habitude quand même. Pour les autres c'est toujours difficile les premières fois, ensuite le chagrin est toujours là mais le déchirement moins intense. Après tout ce ne sont que des pirates avec peu de foi et de loi.

- c'est la vie de pirate ma puce, elle n'est pas simple, mais c'est une vie pleine de liberté et de choix. rappelle le capitaine. C'était leur choix de vivre cette vie.

Il fait un petit sourire et récupère ses habits pour aller se changer dans la salle de bain. Il en ressort tout beau, grave et sombre.

Non. Je vais pour hocher la tête et puis j'me souviens qu'il faut pas mentir sauf sur la vie privée et que je sais pas à quel point c'est de la vie privée et alors je regarde juste par terre sans rien dire. Je veux pas mourir moi... je veux pas que les gens ils meurent... je sais pas si c'est ça la vie que j'veux. Hier vivants, ce matin vivants, et là... et là d'un coup... ça va faire tellement vide. Et eux ils sont où maintenant ? Avec l'Unique ? Calypso ? Quelqu'un d'autre ? Ou disparus pour de vrai, à tout jamais, partis comme une bougie qu'on éteint en laissant juste le souvenir d'une lumière et d'un peu de chaleur ? Est-ce que c'est normal de se poser toutes ces questions à douze ans ?

Je me change vite fait, en silence, avant qu'il revienne. Faut que je me calme. Vraiment. Avant la cérémonie. Quoi que ça puisse être.

"Ca ira vous êtes sûr ? Vous avez pas besoin d'un bandage ou je sais pas, quelque chose ? " je demande quand il revient. "Et euh... c'est quoi la cérémonie ? Y a des choses à dire ou à faire ou je sais pas ?"

- je vais bien ma puce. J'ai besoin de rien, c'est toi qui vit une chose difficile pour la première fois. Malheureusement c'est le prix de la liberté et seul les plus forts parviennent à le payer en gardant la tête haute. Alors tu as le droit de pleurer. MAIS ... tu gardes la tête haute pendant la cérémonie. explique Conrad.

Il va se mirer devant un miroir, plus pour s'assurer qu'il représentera bien son navire devant Calypso que pour se faire beau. Son apparence n'a jamais été sa priorité.

- Quand tu es prête on se met en route. dit Conrad.

Il regarde son HCom et constate qu'un message confirme que le hangar est prêt.

Je suis pas prête. Comment on peut être prêt pour ce genre de choses ? J'ai envie de me rouler en boule sous une couchette et de plus jamais en sortir, moi. Je renifle et je hoche la tête pour dire qu'on peut y aller. Ca ira jamais mieux de toute façon alors...

Lepire c'est que je peux même pas me dire que c'est pas juste. C'était pas nous qu'on attaquait. On aurait pu éviter tout ça si on avait pas été pirates. Les agresseurs c'est toujours eux qui ont tort non ? Je sais pas. Je sais plus. On en veut pas aux chats de manger des souris après tout ? Est-ce que je suis un chat ou une souris ? Est-ce que le chien en laisse qui chasse le chat pour sauver les souris vaut mieux ? Est-ce qu'il est heureux ? Qui est heureux dans tout ça ? Est-ce que si on est heureux on a raison ? C'est trop compliqué la morale... tellement trop compliqué...

Conrad tourne à nouveau son attention sur la puce. Visiblement elle intègre pas bien les événements... l'éducation trinitaire est vraiment faîtes pour contrôler les masses.

- ma puce. Arrête de te poser des questions, je ne sais pas ce qui se passe exactement dans ta tête en ce moment. Mais il faut que tu sois un pirate dans l'âme pour comprendre nôtre vie. il vient lui ébouriffer les cheveux.

Puis il lui prend la main et se met en route pour rejoindre le hangar. Il n'est pas pressé, ce n'est pas le moment qu'il préfère. Mais c'est un moment important alors il fait toujours un effort pour être sobre ou presque et faire bonne impression. Après ça reste un équipage pirate, plein d'individu égoïste, sans foi ni loi, qui ne reste que pour l'appât du gain et parce qu'ils n'ont pas d'autre endroit où aller.

"Comment je peux comprendre si je réfléchis pas ?" j'articule d'une toute petite voix.

Je sanglote pas mais pas loin. Tête droite on a dit. Mes parents aussi ils voulaient pas que je me pose des questions. Et puis j'ai passé l'âge qu'on me tienne la main d'abord, et les autres ils vont me traiter de fayotte et de tout et je m'en contrefous, je serre la main du capitaine comme si sans ça j'risquais de tomber ou de me perdre. Comme si ça pouvait encore changer quelque chose.

Il sourit. Il y a une marge entre ne pas réfléchir et se poser trop de question. explique Conrad. Pour ton âge tu te poses trop de question. Amuses toi et profites de ce que la vie te donne parce qu'elle te le reprendra tôt ou tard. C'est la règle. continue le capitaine pirate.

On lui a repris sa femme avant qu'il puisse pleinement en profiter. Il sait de quoi il parle. Il arrive alors devant la porte du hangar. Lorsqu'elle s'ouvre Modestie constate que les pirates sont rassemblés en désordre. Beaucoup sont encore avec leurs habits d'abordage. Et une série de cercueil en bois de Renaissance est alignée derrière le sas vitré. Elle n'est pas souvent descendu cette vitre, à croire qu'elle n'existe que pour ce genre de moment. Le silence se fait alors que le capitaine fait les premiers pas accompagné de la petite. Lorsqu'il atteint enfin l'autre bout du hangar et le panneau de commande le silence est quasiment là.

Je suis. Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Je vais pas changer en un jour. Ca va pas les ramener. On reviendra pas à ce matin quand tout le monde était encore là. Ca au moins c'est clair et on est d'accord. Mais pourtant... pourtant... Mike il avait pas vingt ans et...

T'as déjà essayé de respirer avec assez de morve dans le nez pour remplir un camion, mais sans faire de bruit ? Ben c'est super dur. J'essaie pourtant, par la bouche. C'est pas glorieux, ça siffle un peu. Mais je crie pas. Et je garde la tête haute comme il a dit le capitaine. Je crois que je vais vivre tout ça dans le brouillard. Le brouillard des moments trop forts en émotion pour qu'on puisse tout garder, où il reste que des flashes après et où on voit les choses de dehors. Comme la nuit où on a bu le rhum... déjà...

Je suis contente qu'il y ait des cercueils. C'est idiot sûrement mais ça fait moins peur que... que... des gens vivants ce matin.

Conrad jette un regard sur son équipage et garde la tête haute. Sa stature en impose naturellement et sa Flamme brille de mille feux.

- Pirates !! Nous sommes tombés face à un abordage difficile. Un responsable de la sécurité obtus, incapable de percevoir quand il est salvateur pour tous de se rendre, nous a forcer à un combat long et difficile. Nous n'en sommes pas sorti indemne et nous avons perdu des pirates qui nous étaient chers. Je sais que beaucoup d'entre vous ne s’intéresse pas à autre chose que le gain. Mais pouvoir compter sur ses camarades lors des abordages est indispensable pour devenir un grand équipage pirate. La dure leçon du jour et qu'il faut s’entraîner pour mieux réagir lors de ce genre de coup dur. Il faut devenir un corps rapide et efficace dirigé par un cerveau unique. Et cela demande de la coopération et de la confiance les uns dans les autres. C'est ce que j'attends de vous, vos camarades tombés au combat ne veulent pas que leur sacrifice soit vain. Alors si vous souhaitez me suivre, vous n'avez pas le choix, il faut changer et devenir une partie de la famille qu'est le Liberty !! s'exclame finalement Conrad.

Les pirates sont souvent très individualistes et c'est naturel. Mais l'équipage doit malgré tout se souder pour éviter les morts. C'est ce qu'il a identifié comme la plus grande faiblesse de son équipage actuel.

Je comprends pas tout. Mais il parle de famille et c'est dur de pas penser à la mienne. C'est dur de pas avoir envie de rentrer... c'est dur, c'est tellement dur de pas éclater en sanglots. Je serre sa main tellement fort que je vais finir par lui faire mal je crois. Et je fais très attention à pas baisser le nez. Il m'engueule pas. De toute façon quand on m'engueule le nez j'le baisse jamais alors...

L'équipage rassemblé en vrac hoche de la tête ou acquiesce. Ils sont d'accord et ont été touchés par le discours de leur capitaine. Ils ne sont pas encore une famille et ne pousseront pas de cris de guerre. Mais Conrad sourit parce qu'il sent leur Flamme qui gagne en intensité et c'est tout ce qui compte à ses yeux.

Finalement d'un geste grave il actionne le levier qui ouvre la soute. Et lentement l'espace devient visible, les cercueils sont aspirés dans le vide spatial et tous regardent hypnotisés.

- Calypso, je te confie les miens tombés au combat. Puisses-tu les mener à bon port dans la mort afin qu'ils reposent en paix. prie Conrad.

Il est pleinement absorbé par cette prière à la déesse l'intensité qui émane de lui et impressionnante pour ceux qui sont proche de lui. Il est totalement sincère et espère vraiment que la Dame sera ouverte à sa demande et qu'elle prendra soin de ses hommes.

L'équipage demeure silencieux et lentement une femme dans l'assistance énonce les noms de tous ceux qui sont tombés. Elle ajoute "Va en paix" après chaque nom. Et chacun hoche de la tête ou se recueille plus fort lorsqu'un nom qu'il appréciait vient à être cité. La tristesse est présente mais elle ne prend pas le dessus. Ce sont des pirates, pas des enfants de coeur. Dans leurs yeux règne autant la violence des pillages que la fraternité naissance que leur capitaine construit lentement mais surement.

Je veux pas regarder. Je veux pas voir. Je veux pas connaître les autres noms. Je veux pleurer et me rouler en boule sous ma couchette et plus jamais en sortir à part pour rentrer chez moi. Chez moi au moins on meurt pas. Enfin pas comme ça. On étouffe juste pendant des années. Ca a l'air... je sais pas. Un peu moins définitif je crois.

Je regarde en reniflant. Je crois qu'il y en a d'autres qui reniflent aussi, un ou deux. Je suis pas sûre. Et je m'en fous. C'est tellement triste les cercueils qui... volent même pas... on dirait qu'ils flottent. Pas vraiment triste... mélancolique plutôt peut-être. Ca fait pas mal pareil. Je regarde et je baisse pas les yeux mais ça brûle et j'y vois flou et j'ai pas de mouchoirs.

Dans la voix du capitaine y a la même espèce d'émotion qu'avec certains prêtres. Le genre qui donne envie de croire avec eux et de prier aussi. Moi je sais pas si j'ai envie de croire en Calypso plus qu'en l'Unique ou en personne mais... le capitaine il est là au moins et vivant... alors j'envoie des "merci" et des "s'il vous plaît" dans l'espace moi aussi. Les mercis pour le capitaine... les s'il vous plaît pour les cercueils... quelqu'un va bien m'entendre hein ?

Conrad en a terminé avec la cérémonie. Il est maintenant temps de passer à la célébration. Ce qui est un moment beaucoup plus important. Il lève un bras et les responsables du mess commencent à apporter des chariots sur lesquels de la nourriture et de l'alcool sont disposés.

- Il est temps de célébrer la victoire mes amis. Buvez, mangez jusqu'à ce que vous n'en pouviez plus. annonce le capitaine.

C'est un signal de départ et les pirates les moins empathiques hurlent de joie et se jettent sur les chariots. Les autres s'y dirigent plus lentement en faisant leur deuil mais en commençant déjà à passer à autre chose.

Conrad se tourne vers la petite et serre sa main.

- ça va aller petite ? demande-t-il alors.

...

Il me faut un moment pour capter les réactions. D'abord je comprends pas. Ensuite je me retourne et j'ai envie de hurler. Comment, mais comment ils peuvent, comment ils osent ?! C'est la main du capitaine qui me retient. Sa question me hérisse. Comment ça pourrait aller ?!

"Non." Voilà ça c'est dit. Je m'essuie les yeux sur ma manche. "A quoi ça sert de faire une cérémonie si c'est pour... ça ?" Je pointe les chariots et les gens devant d'un grand geste du bras. Surtout les gens. "Il est où le respect aux morts là ? Ils font même pas semblant de... de..."

Je veux dire, les enterrements et le buffet derrière, je connais. Les pique-assiette, les gens qui sont là que pour bouffer à l'oeil, je connais. Mais ils font au moins semblant. Au moins pour les proches.

Conrad hausse un sourcil. Les Trinitaires et leur culture de pleurer les morts pendant des jours. Fatiguant. Il est née sur Providence et il est orphelin. Très jeune il a appris à ne pas pleurer les morts. Enfin a plupart d'entre eux. La réaction de la petite est humaine, mais pas pirate.

- le respect des morts c'est continuer de vivre selon notre cœur. Un pirate ça boit, ça chante et ça ripaille ma puce. Ça pleurniche pas sur le passé qu'il ne peut pas changer. explique Conrad. Libre à toi de les respecter en pleurant comme une madeleine. Tu es une enfant après tout.

Mais les mousses qui viennent de port pirates ne pleurent pas. Les pirates sont une grande famille dysfonctionnelle. Il en fera quelque chose de cet équipage mais certainement pas des pleureuses.

Il me prend pour une gamine. Il me prend totalement pour une gamine. Comme si j'avais, je sais pas, piqué la poupée de Douce - qu'était la mienne au départ en plus - et qu'il me prenait de haut parce que j'avais passé l'âge. Mais c'est pas normal de réagir comme ça quand quelqu'un meurt merde ! Quelqu'un qu'on connaissait et qu'on aimait bien ou qu'on aimait tout court ou... juste qu'on connaissait... enfin qu'on bronche pas j'veux bien, les adultes ça fait ça des fois, mais un minimum de décence quoi...

...moi qui parle de décence tiens, mon père serait presque fier de moi. Non j'rigole. Il a jamais été fier de moi. Pour rien. Même pas ces foutues broderies.

"Y aura le temps pour boire et chanter après, là c'est juste..." Répugnant. "Et si on pleure pas maintenant, on pleure quand ? Tout seul dans son coin en se cachant comme une gamine ? Ou on attend juste que ça pourrisse ?"

Oui je comprends pas, oui ça m'énerve. J'ai peut-être que douze ans. Onze. Je sais même pas exactement. Mais je sais, comme je sais que je m'appelle Modestie, que quand on pleure pas, parce qu'on veut être plus fort que les coups, il arrive toujours un coup trop fort et là tout se casse. Comme si l'eau des larmes avait pourri les poutres de l'âme. Ou juste parce que papa continue à frapper jusqu'à ce qu'on craque.