Je t'avais promis qu'on se retrouverait [Aeÿ'gis & Hush]

Hush et Tobias étaient installés dans une petite taverne tranquille de Tortuga, là où on les avait laissés entrer malgré le petit. En évitant les endroits les plus agités, ils n'avaient pas mis bien longtemps à trouver leur bonheur. Hush avait même réussi à dégoter un siège pour bébé, sur lequel Tobias s'était gentiment laissé asseoir. Le petit garçon n'allait pas tarder à fêter ses onze mois, et si il ne parlait toujours pas, il gazouillait joyeusement et avait beaucoup progressé depuis qu'ils s'étaient enfuis. Hush notait d'ailleurs les progrès de son fils de jour en jour, ce qui lui ravissait le coeur.

Hush avait préparé un biberon de lait que Tobias buvait en mâchouillant nerveusement sa tétine. Ses petites dents étaient déjà en train de pousser, ce qui provoquait une gêne à laquelle Hush essayait de pallier en lui fabriquant des jouets qu'il pouvait mâchouiller sans aucune dangerosité. Pour l'heure, Tobias avait presque oublié ses poussées dentaires, absorbé par le papier et les crayons multicolores qui étaient posés devant lui. D'une main, il tenait son biberon, légèrement penché sur le côté. De l'autre, il gribouillait sur son papier. Hush était sûr qu'il deviendrait un grand artiste ; en tout cas, il semblait déjà avoir hérité de l'amour de son papa pour l'art.

Hush, lui, avait commandé un verre de jus de fruits. La majorité de ses ressources financières passaient dans l'achat de matériel pour son fils ou son art, mais depuis qu'il était sur le Ni'huan, il pouvait aussi se permettre de petits plaisirs simples comme ce verre de jus. Devant lui, il avait posé son carnet, et il dessinait son fils, l'immortalisant comme il aimait le faire si souvent. Il était doué pour les portraits, aussi, lorsqu'il aurait posé les couleurs sur son oeuvre, on pourrait aisément confondre le dessin avec une photographie. Il parvenait à mettre quelque chose de vivant dans ses oeuvres, et c'était ce qu'il souhaitait faire ; retranscrire sur le papier ce que ses yeux lui montraient.

Bientôt, il fut si absorbé par ce qu'il faisait, qu'il oublia tout le reste. Il ne restait plus que lui, son dessin et Tobias. Son crayon grattait le papier frénétiquement, ses yeux passaient sans cesse du portrait au petit modèle, et ses oreilles n'entendaient plus rien d'autre que le battement de leurs deux coeurs, le froissement du papier, et un léger brouhaha en fond.

Une nouvelle piste. J'en ai suivi combien depuis que j'ai commencé à le chercher? Impossible à dire. Celle-ci ne sera surement pas différente des autres et finira dans un cul-de-sac, mais ça m'empêche pas d'aller voir. Juste au cas où. Il y a peut-être seulement o,ooo1% de chance que je le retrouve cette fois-ci, mais c'est pas le zéro absolu, alors je me dois d'aller vérifier. Je le lui ai promis.

Perché sur mon épaule, Sorewn regarde autour de moi avec enthousiasme alors que j'entre dans cette taverne de Tortuga. L'ambiance ici n'est pas mauvaise. Si je ne trouve pas de réponses à mes questions, je vais surement m'attarder un peu et essayer... le burger du Seigneur Leblanc? Ouais, je suis curieuse. L'Iceberg est à quai alors je peux bien en profiter un peu, non?

Sans gène aucun, je m'avance vers le premier groupe que je vois. Des types aux gros bras, probablement peu commodes comme je les aime.

"Hey les gars. J'ai entendu dire que l'équipage du Ni'uhan traînait dans l'coin. Vous sauriez pas où ils sont?"

Les types me dévisagent et je leur offre un grand sourire. Faut savoir être polie, quoi. L'un d’eux m'indique alors un coin du bar. Parfait. J'en sais très peu sur ce nouvel équipage composé uniquement de mo'ats, mais les rumeurs sont encourageantes. L'un des membres de cet équipage aura peut-être entendu parler d'un esclave mo'at muet. J'avance donc dans la direction indiquée avant de me figer, pétrifiée sur place.

Hush poursuit son dessin, entraîné par les courbes fines et délicates qui dressent le portrait si réaliste de son fils unique. Le petit est tout aussi concentré sur son propre dessin et sur son délicieux biberon de lait. Pourtant, il est le premier à relever la tête vers l'étrange femme aux cheveux verts qui s'est figée non loin d'eux. Hush n'y prête pas même attention, mais Tobias, lui, se met à rire. Quelle drôle de couleur de cheveux ! Il n'en a jamais vu de telle. Cette jeune femme pétillante plaît à l'enfant, qui, amusé, oublie un instant la vie qu'il étale sur son papier.

Il pose alors son crayon, et attrape son biberon de ses deux mains, sans cesser d'afficher ce sourire mi-amusé, mi-étonné, qui le fait rayonner et lui octroie les mêmes fossettes bienveillantes que son père. Ce dernier voit la nouvelle pose de son petit modèle comme une opportunité qu'il saisit immédiatement, recréant sur son papier le sourire doux de l'enfant et son regard pétillant, captivé par un je-ne-sais-quoi opportun. Un instant, l'idée de relever la tête lui effleure presque l'esprit, mais juste avant que cela ne l'atteigne, il se retrouve à nouveau happé par son dessin.

C'est pas lui. Ça peut pas être lui.

Je le cherche depuis trop longtemps pour qu'il apparaisse là, comme ca. J'ai imaginé trop souvent comment ca se passerait. D'abord, j'obtiendrais des informations jusqu'à ce que j'ai la confirmation que c'est bien lui. Puis j'organiserais une rencontre, une surprise, et enfin, je le retrouverais. J'en ai imaginé tellement de variantes, mais toujours, je suis en contrôle de ce qui se passe. Je SAIS ce qui se passe. Là, je contrôle rien, je m'y attendais pas. Alors ca ne peut pas être vrai, non?

Mais de toute façon, ce n'est clairement pas lui, avec ces tatouages et... et...  Merde, j'y vois plus rien, j'ai les yeux plein d'eau. Respire, Aeÿ. Tu savais qu'il aurait changé, quand tu le retrouverais. Moi aussi j'ai changé, physiquement. Beaucoup même, si on compte mes tatouages, mes cheveux verts, mon interface qui clignote sur le coté droit de ma tête, mes vêtements fluos... Mais, et si ce n'est pas lui? Si je me trompe? J'ai peur et j'ai envie de m'enfuir en courant, tout à coup. Je sais pas comment je réagirais si je croyais l'avoir retrouvé pour réaliser ensuite mon erreur.

Alors j'arrive pas à bouger. Je dois faire peur à voir, mais je m'en fou. Je le regarde et puis c'est tout.Lui et ces traits de plus en plus familiers, ses gestes et le son de son crayon sur le papier qui m'ont tellement manqués. J'ai rarement eu autant de mal à parler.

"... Hush?"

Hush demeure concentré sur son dessin ; l'assurance de ses traits ne laisse jamais place au doute. Il sait ce qu'il fait, il sait où il va. Pourtant, lorsque cette voix résonne, elle perce la bulle opaque dans laquelle il était enfermé depuis le début de son oeuvre. Rien d'autre n'aurait su le sortir de cette transe hypnotique. Rien. Pourtant, sur le papier, le crayon stoppe sa course. Après quelques secondes, le jeune homme relève enfin la tête. Son regard se pose sur la silhouette si colorée qu'elle dénote profondément avec le reste de l'endroit.

Il détaille ses cheveux vert, les lumières qui émanent de son visage, ses vêtements hétéroclites, sa posture. Il ne reconnait rien d'elle, et pourtant... Pourtant, ce visage, ces yeux, ces lèvres, il pourrait les reconnaitre entre mille. Il les a dessinés tant de fois qu'il en rêve encore la nuit. Sur le papier, la mine du crayon se brise en un bruit qui résonne longtemps dans les oreilles d'Hush. Il n'entend plus même les babillements joyeux de son fils. Lentement, presque mécaniquement, il pose le crayon cassé à plat sur son papier. Il frotte ses mains, et prend le temps de se lever pour faire face à la jeune femme, sans pour autant s'en approcher.

Tout cela semble presque irréel. L'émotion qui fait battre son coeur, la joie et la peur de la désillusion, se mêlent en une valse endiablée. Lentement, il fait quelques gestes doux et précis.

"Petite soeur ?"

Il me voit enfin, mais ses yeux passent sur moi comme sur une inconnue. Il est simplement curieux, au mieux, du pourquoi je le dévisage. Et ça fait mal. Merde ça fait tellement mal, là, au creux du ventre et dans la poitrine. Il ne me reconnait pas.

Mais d'un coup, son expression change, et c'est comme s'il me voyait de nouveau pour la première fois. Il se lève alors et ses mains viennent dessiner des traits dans l'air devant lui, formant des mots silencieux que je n'ai pas pu voir depuis 10 ans. À ce moment, tout doute s'envole et j'ai l'impression que ma poitrine va exploser. Je tente de faire le signe avec mes mains pour "frère", mais si je me souviens parfaitement comment le faire, mes mains tremblent trop et j'échoue à faire des gestes précis. Alors j'abandonne et je cours.

Avec un premier sanglot déchirant, je me jette sur Aäsh'an, enroulant mes bras autour de son cou. Sur l'instant, j'ai l'impression que jamais plus je ne pourrais le lâcher. J'ai peur qu'il disparaisse, que ce ne soit qu'un rêve ou que le monde nous sépare de nouveau. Alors je le garde contre moi, enfouissant mon nez dans ses cheveux à l'odeur si différente de celle de mes souvenirs, mais dont le fond me confirme une fois de plus que c'est bien lui. Hush. Mon frère.

"Je t'ai trouvé. Je t'ai trouvé, Hush."

Hush voit la jeune femme faire quelques gestes désordonnés et tremblants, mais il reconnaitrait entre mille la façon de se mouvoir. Celle d'Aeÿ'gis. Sa petite soeur. Il a à peine le temps de tendre les bras qu'elle se jette à son cou. Trop heureux de la retrouver, il la fait tournoyer dans les airs et pose une main protectrice sur l'arrière de son crâne. Il est secoué de rires muets et les larmes perlent à ses yeux tout à la fois. Il ne s'attendait pas à la retrouver si rapidement, ni ici, ni comme ça.

Hush voudrait ne plus jamais la lâcher, de peur que tout cela ne soit qu'un rêve. Pourtant, elle est là. Elle est bien là. Il la sent contre lui, dans ses bras. Il sent son odeur, son coeur qui bat, sa peau douce. Tobias, étonné par la scène à côté de lui, pousse de petits cris, comme pour rappeler son existence au monde. Alors, Hush se détache doucement d'elle, sans pour autant la lâcher. Il lui prend une main, les joues pleines de larmes de joie, le visage hurlant le bonheur que sa voix ne peut énoncer.

Lentement, il la détaille, comme s'il la voyait pour la première fois. Ses cheveux, ces lumières étranges, toutes ces couleurs... Noué par l'émotion, il ne sait que faire, si ce n'est la regarder, effleurer ce visage dont il a tant de fois rêve, serrer sa main avec douceur. Elle a tant changé...

J'y crois toujours pas. Je le serre contre moi, en pleurant et en riant, proche de l'hystérie, mais j'y crois toujours pas.Il est là. Bon sang il est là. Je l'ai tellement cherché, pendant sept foutues longues années, et maintenant il est là. J'avais prévu mille trucs à dire ou à faire lorsque je le retrouverais, mais maintenant que c'est fait, j'ai tout oublié. J'ai simplement l'impression que ma poitrine va exploser sous la joie et l'émotion, alors je fais la chose que je fais le mieux au monde : parler.

"Hush, je t'ai tellement cherché, tu sais? J'ai pas arrêté, jamais, depuis que j'ai été libérée. On m'a souvent dit que t'étais mort, mais j'ai jamais voulu le croire. Je savais que t'étais vivant. Je le savais! Oh Hush... je... merde je... je suis désolé de pas t'avoir trouvé avant, je suis désolé, tellement désolée..."

Je sens les larmes redoubler et mes lèvres tremblent. Je le prends donc dans mes bras de nouveau, incapable d'arrêter les larmes de couler, mais mettant un frein quelques secondes au flot rapide de mes paroles. Je ne m'en suis rendu compte que dans mes derniers mots, mais j'ai parlé tout autant avec ma voix qu'en gestes de mes mains, d'ailleurs. Quand j'arrive à le relâcher, mes mains prennent son visage et je le détaille sous toutes ses coutures avec insistance et les sourcils barrés d'une ligne soucieuse.

"T'es pas blessé? C'est quoi ces tatouages? Bon sang est-ce qu'ils t'on fait ça de force?"

La voir, la sentir contre lui, la prendre dans ses bras, sont autant de faits qui mettent du baume au coeur d'Hush. Il ne parvient pas à se souvenir d'avoir été plus heureux un jour. Sa petite soeur est là. Elle est là. Après toutes ces années douloureuses passées loin d'elle, ils se sont retrouvés. Et elle parle autant que lorsqu'ils se sont quittés, accompagnant ses mots de gestes qu'il ne connait que trop bien. Alors il sourit. Il s'agit bien de sa Aeÿ'gis. Sa petite soeur. Il n'arrête pas de sourire, même quand elle lui demande s'il va bien. Doucement, ses mains se mettent en mouvement.

"Ne t'en fais pas, petite soeur. Je vais bien. Tout va bien. Ma maîtresse était quelqu'un de possessif. Ces tatouages sont sa marque. Elle m'a laissé un autre cadeau. Il s'appelle Tobias."

En l'évoquant, il montre le petit garçon babillant. Et à mesure qu'il s'exprime, ses gestes deviennent plus vifs et rapides. Il lui parle comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, et pourtant, il n'est que trop conscient de tous les secrets qu'ils ont à rattraper, à se dire, à partager.

"Et toi, comment tu vas ? Ces couleurs, petite soeur... Tes cheveux, et tes lumières ? Je veux que tu me racontes tout. Absolument tout."

Et il la prend par les mains, pour l'inviter à s'asseoir avec eux à leur table.

Je dois faire un effort pour me calmer, détacher mes yeux de son visage pour les poser sur ses mains et me concentrer sur les gestes par lesquels il me parle. C'est dingue d'ailleurs, à quel point ses mouvements me sont toujours aussi familiers et leur sens limpide, malgré les années. Cette langue des signes qui lui est propre a finalement été gravée en moi dès mon plus jeune âge.

"Sa marque..."

Je prononce ces mots avec les dents serrées, tremblante. On lui a fait la même chose qu'à moi. A-t-il autant envie que moi, à l'époque, de les arracher de sur sa peau? Et plus enrageant encore, comme cette femme a pu avoir le culot de le marquer sur son visage? Leur folie n'a-t-elle donc aucune limite? Mon élan de colère est néanmoins noyé aussitôt par les paroles suivantes de mon ami, et je le dévisage lui et le bébé pendant de longues secondes de silence qui en disent long sur mon choc.

"Attend... Attends, quoi? Tu veux dire que... merde, Hush, t'es sérieux?!"

Je ne fais pas vraiment de sens, mais c'est la parfaite réflexion de ce qui se passe dans ma tête, là tout de suite. C'est presque aussi surprenant et irréel que de l'avoir retrouvé aujourd'hui et maintenant, mais la ressemblance est frappante, maintenant que je m'y attarde.

"Par Calypso... j'suis tatie?"

Un large sourire vient éclairer mon visage et sans lâcher la main d'Hush, je me penche vers Tobias. Ouais, j'ai complètement éclipsé ses questions.

Le sourire d'Hush ne vacille pas même devant la colère de sa petite soeur. Une colère qui, de toutes façons, s'envole aussi vite qu'elle est arrivée. La jeune femme semble oublier sa peine, sa colère, et même les questions qui lui ont été posées. Elle s'approche du petit garçon, qui babille de plus belle tout en riant, captivé par les cheveux verts et les petites lucioles étranges sur le crâne de sa tante. Un instant, il semble un peu intimidé par ce nouveau visage, mais il comprend bien vite qu'il n'a rien à craindre d'elle. Aussitôt, il tend ses petits bras vers elle en sautillant sur son siège pour bébé. Hush lâche doucement la main de sa petite soeur, et se place de manière à ce qu'elle puisse le voir.

"Je crois que ton neveu est heureux de pouvoir faire ta connaissance."

Hush est fier de son petit garçon. Le bonhomme n'a pas eu un début de vie simple, mais depuis qu'ils s'en sont sortis, il ne doute pas qu'il deviendra un jeune homme plein de vie, fier et heureux. Il ne lui a jamais été donné de regretter de l'avoir emporté avec lui, pas même une seconde. Et maintenant qu'ils ont trouvé leur place, il ne peut qu'observer les progrès de son fils, qui, s'il ne prononce pas encore le moindre mot, aime de plus en plus faire des sons avec sa petite bouche.

Des larmes de joies coulent sur mes joues et j'y peux rien. Je tends la main pour dire bonjour à Tobias et le bébé attrape mon doigt avec un babillement. Je laisse alors échapper un rire à moitié incrédule, dépassée par les événements.

"Je suis tellement heureuse de te rencontrer aussi, Tobias. Quel adorable petit garçon tu fais... Je suis Aeÿ, la petite soeur de ton papa, tu sais ça? Oui?"

Le bébé me répond par un nouveau babillement que j’interprète comme une réponse positive avant de me redresser et de retourner dans les bras de Hush. Cette fois l'enfouit ma tête dans son épaule sans gêne aucune pour les larmes que je vais laisser partout sur ses vêtements ni pour les nombreux regards tournés vers nous dans la taverne.

"Il est magnifique, Hush. Je peut pas croire que j'ai raté quelque chose d'aussi important... Mais je suis là maintenant. Bon sang, tu m'as manqué. Il faut que tu me racontes tout!"

Je tente d'essuyer mes joues sans grand succès, puis c'est à mon tour de l’entraîner pour s’asseoir. J'ai l'impression que si je reste debout, soit mes jambes vont céder sous mon poids, soit je vais pas pouvoir m'empêcher de lui sauter au cou comme ça encore et encore.

"Mais attend... tu dis que c'est ta maîtresse qui te l'a laissé en cadeau? Ça veut dire que..."

L'incertitude mêlée à l'horreur de la possibilité que j'entrevois me serre la poitrine et je le dévisage en attendant sa réponse.

Hush regarde sa petite soeur et son fils échanger leur première conversation. Les mots de Tobias ne sont pas encore intelligibles, mais il ne fait aucun doute qu'il exprime énormément de choses aux travers des sons qui s'échappent de ses lèvres. Et Hush se sent profondément heureux. Quelques mois plus tôt, Tobias n'avait que la froideur et l'absence d'une famille inexistante. Aujourd'hui, tous ceux qui le rencontraient se mettaient aussitôt à l'aimer. Il avait été incroyablement bien accueilli au sein du Ni'huan, et désormais, il avait une tante, qui, Hush n'en doutait pas, serait merveilleuse dans ce rôle.

Ils s'assoient enfin, et le bonheur d'Aeÿ'gis transcende tout le reste. Elle a tant manqué à Hush... Sa voix, son sourire, son bonheur contagieux, leurs silences qui n'en étaient jamais. Il la retrouvait là, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, comme si seulement la nuit été passée entre eux, et qu'ils se retrouvaient pour un petit déjeuner animé par les récits de rêves et de cauchemars qui avaient peuplé leur sommeil. Mais brusquement, elle se fige, et lui avec.

Elle a compris. Peu étonnant. Hush sait à quel point sa soeur est intelligente. Cela fait partie de ses plus grandes qualités. Il baisse légèrement la tête, puis la relève en même temps que ses mains. Ces souvenirs sont encore frais et douloureux. Il n'est pas à l'aise avec ça.

"Elle l'a mis au monde, mais elle n'est pas sa mère."

J'ai la gorge qui se serre, et même si j'avais eu des mots pour lui répondre, je ne crois pas que j'aurais pu les prononcer. Alors j'utilise mes mains pour lui dessiner le signe "désolé". Je me penche ensuite vers l'avant pour prendre son visage entre mes mains et le détailler de nouveau avec émotion.

D'aussi longtemps que je me souviens, cette chose a toujours fait partie de ma vie. Une partie sombre, une tache d'encre sur un tissage de vie. Cela ne fait que sept ans que cette tache a enfin disparu, même si j'en ai encore terriblement peur et que j'en fais des cauchemars. Mais quelque part, j'étais rassurée que ce soit moi qui doive la vivre, et pas Hush. Lui a reçu suffisamment d'autres blessures pour que celle-ci lui soit épargnée, et j'ai remercié Calypso qu'il soit né garçon. Mais maintenant, savoir que finalement lui aussi a dû le subir... J'ai envie de hurler, de frapper de mes poings. Bon sang que cette vie est injuste. Mais, dans ses yeux, je trouve la force de sourire de nouveau.

"T'as raison."

Je viens déposer un baiser sur son front, puis je remarque enfin les regards posés sur nous. Je ne suis pas du genre à en avoir quelque chose à faire normalement, mais ce moment nous appartient, à moi et Hush uniquement, et je n'ai pas envie de le partager avec tous ces inconnus.

"Tu crois qu'on pourrait aller quelque part de plus... privé?"

Pour son plus grand malheur, il est le premier à savoir à quel point Aeÿ connait et partage sa souffrance. Mais lui, il sourit. Et son regard, son sourire à elle, le contact de ses lèvres sur son front, lui donnent l'envie de sourire encore davantage. Il remarque à son tour le monde tout autour d'eux. Alors, il se lève d'un bond et il fait mine de se mettre au garde-à-vous. Il n'a pas plus envie que sa petite soeur de voir des inconnus s'immiscer dans ce moment profondément privé, qu'il ne veut partager qu'avec elle et Tobias. Leur premier instant en famille.

"Si tu as une idée, je t'écoute. Il y a bien les chambres à l'étage, mais tu décides de notre endroit."

Il lui fait entièrement confiance là-dessus, comme sur tout le reste. Hush n'est libre que depuis peu. Il ne connait pas encore tous les codes de ce monde. Il semble qu'Aeÿ soit libre depuis bien plus de temps, mais il ne sait encore rien à ce sujet. Hush range aussitôt ses carnets, ses divers matériaux d'artistes - peintures, crayons et autres -, puis les dessins de son fils, en prenant soin de ne rien froisser. Il se dirige vers le petit garçon pour le prendre, mais se stoppe net en chemin, et se tourne vers Aeÿ'gis, dessinant quelques mots avec ses mains.

"Tu veux le prendre, petite soeur ?"

"On pourrait surement trouver un coin un peu tranquille sur l'Iceberg, mais la seconde ou ça va se savoir que je t'ai retrouvé, va y avoir plein de gens qui voudront te rencontrer. Parait que je me la ferme jamais à propos te toi! Donc la chambre à l'étage est une bonne idée. J'm'en occupe."

Je me lève, mais alors que je viens pour m'éloigner vers le comptoir et le gérant de l'endroit, je n'arrive pas à lâcher sa main. J'ai l'impression absurde que si je le lâche, il va disparaître de nouveau, comme lors de la dernière fois que je l'ai vu, au marché d'esclaves. Alors je reste là. Et puis merde, on peut bien y aller ensemble, au putain de comptoir, non? J'essaie néanmoins d'être raisonnable et parviens à lui rendre sa main pour qu'il puisse ranger ses affaires. Tant que je peux garder les yeux sur lui et que je ne m'éloigne pas, ça devrait aller. Lorsqu'il finit de remballer ses affaires et me fait sa proposition, je tire une tête qui doit ressembler à une gamine à qui on propose de tenir pour la première fois un chaton dans ses bras.

"Je peux?"

Délicatement, avec précaution et un immense sourire, je prends Tobias dans mes bras.

"Hey bonhomme. On va aller faire un tour, qu'est-ce que t'en dis?"

Les yeux brillants, je me dirige avec Hush jusqu'au comptoir, loue une chambre pour la nuit puis suis le tenancier dans les escaliers menant à l'étage.

Hush la regarde encore et encore, détaille son visage, son être tout entier, se nourrit de ses mots, de sa voix, de son sourire. Elle essaie de s'éloigner, emporte sa main avec elle, se rend enfin compte qu'elle le tient. Hush est attristé de voir quelle peine son absence a causé à sa soeur ; il lève un sourcil interrogateur au nom de l'Iceberg, mais se contente de le garder dans un coin de son coeur pour l'instant. A nouveau, il se sent amusé. Il ne peut qu'imaginer à quel point sa petite soeur avait dû avoir son nom à la bouche, tant et si bien que la moitié de ses comparses doivent le détester - uniquement par principe.

Il la regarde prendre Tobias sans la moindre inquiétude, et ensemble, ils se dirigent vers le comptoir. Là, on les guide vers leur chambre, non sans leur glisser un regard et un sourire. Le frère et la soeur ne cessent de se lancer des regards qui, malgré le silence, en disent long.

- Vous formez une jolie famille.

La voix du tenancier sort Hush de ses pensées et il rit, de son rire silencieux, qui laisse son visage transpirant de bonheur. Tobias le regarde, intrigué, une main dans sa petite bouche, l'autre tenant encore son biberon toujours pas terminé. Plutôt intimidé, il s'est pourtant laissé volontiers prendre par sa tante, et se blottit contre le torse de cette dernière sans la moindre crainte.

Le commentaire du tenancier me fait rire, heureux, et le remercie. Je ne le démens pas d'ailleurs, bien qu'il doit nous prendre pour un couple. Hush est mon frère après tout. L'homme n'a pas besoin de connaitre les détails. Une fois la porte refermée derrière nous et que nous sommes enfin seuls, je ne lâche toujours pas la main d'Hush et l’entraîne vers le lit. Je m'y installe confortablement en tailleur, l'invitant à faire de même, et cale Tobias dans le creux de mon bras. Comme je porte plusieurs bracelets colorés aux poignets, fidèle à mon habitude, je lui présente mon bras droit afin qu'il puisse jouer avec. Tobias semble particulièrement intéressé par le large bracelet de cordes finement tressé formant un motif entrelacé.

"Bon sang, Hush... j'ai tellement de questions que je sais même pas par où commencer!"

Je serre sa main, toujours aussi incapable de le lâcher. Il va bien falloir à un moment, je pourrais pas rester accrocher à lui pour toujours comme une ventouse, ça va pas être pratique, mais pour l'instant je me fou complètement du reste.

"Mais le plus important, je crois, c'est savoir comment tu vas réellement. Tu vis dans le coin? Est-ce que tu es bien? Tu manques de rien?"

Avec Tobias dans les bras, je ne peux pas parler avec mes mains en même temps, même si ça me démange. Je dois quand même me faire violence pour arrêter là ma liste de questions et le laisser répondre sans le noyer.

Hush se sent profondément heureux. Enfin, sa petite soeur, sa chère petite soeur, devant lui. Elle semble aller bien, et son look particulièrement décalé lui fait croire que cela fait un moment qu'elle est libre. Cette pensée, bien que n'étant encore qu'une suggestion de sa part, le soulage particulièrement. Il a tellement eu peur pour elle, toutes ses années. Combien de fois s'est-il demandé ce qu'elle avait à subir ? Où elle était, ce qu'elle faisait ? Combien de fois a-t-il prié Calypso de l'épargner ?

Hush sourit doucement à Aeÿ. Il ne résiste absolument pas quand ils rentrent dans la chambre, et s'assied en tailleur juste en face d'elle, tout proche. Cette scène lui en rappelle des dizaines et des dizaines d'autres, lorsqu'ils étaient petits et qu'ils conversaient autant qu'ils le pouvaient dans ces mêmes positions. Il récupère momentanément sa main, afin de pouvoir lui répondre.

"Tobias et moi vivons sur le N-I-'-H-U-A-N depuis trois semaines. Je vais bien, et nous ne manquons de rien. Et toi, petite soeur ? Depuis combien de temps es-tu libre ? Où habites-tu ? Que fais-tu ? Tu es radieuse."

Un sourire incrédule doit s'afficher sur mon visage lorsqu'il me dit faire parti du Ni'huan. Ce n'est pas un hasard donc, que je l'ai retrouvé aujourd'hui. Le contraire aurait été étonnant, mais avoir la confirmation que mes recherches ont finalement porté fruit, après toutes ces années.

"Je suis heureuse pour toi alors, vraiment."

Je meurs d'envie de lui poser davantage de questions, mais il a été plus rapide que moi et je ne peux pas éviter une seconde fois de lui répondre. Dans ma tête, c'est complètement absurde de parler de moi là maintenant, alors que je l'ai enfin retrouvé. Néanmoins, ce doit être la même chose pour lui, j'imagine.

"Je vais bien aussi. J'ai été libérée par des pirates il y a... 7 ans maintenant, et depuis, je vis avec eux. Je suis artilleuse pour l'Iceberg. Je te cherche depuis tout ce temps, Hush, j'ai jamais arrêté, ni de croire que t'étais toujours en vie."

Une larme coule sur ma joue à ces derniers mots, mais je n'arrête pas de sourire. Bon sang, je suis tellement heureuse là maintenant que j'ai l'impression que ma poitrine va exploser! Je n'ai pas le temps d'ajouter quoi que ce soit néanmoins puisque Sorewn, qui n'est pas habitué d'être ignoré aussi longtemps, vient se poser entre moi et Hush pour renifler curieusement mon frère.

"Oh et je te présente Sorewn, l'amour de ma vie!"

Hush se sent profondément ému. Apprendre que sa soeur est libre depuis toutes ses années, qu'elle a trouvé sa place, qu'elle est heureuse... C'est comme une seconde libération. Un soulagement tel qu'il ne peut retenir quelques larmes qui roulent sur ses joues, à travers son sourire. Ce sourire qui pourrait illuminer les nuits les plus sombres. Ce sourire qui se fait encore plus marqué lorsqu'elle lui présente le petit animal. Tobias est immédiatement attiré par la boule de plumes, et il tend ses petits bras vers elle. Hush aussi est captivé par le petit animal, et il le laisse renifler, avant de le gratter affectueusement.

Il lance un regard joyeux à sa soeur, et lâche un rire silencieux. Une main sur son coeur, il n'a besoin d'aucun autre geste, aucun autre mot, pour lui dire à quel point il est heureux. Cependant, rapidement, il montre les lumières qui clignotent sur le haut de son crâne, curieux. Il ne connait pas cette technologie, et il ne sait pas ce qui est arrivé à sa soeur pour qu'elle passe de la fillette qu'il a connu à cette jeune femme pleine de couleurs.

Mais progressivement, son sourire s'efface. Ses sourcils s'affaissent légèrement. Il pense déjà connaître la réponse à sa question, mais il a besoin d'entendre sa soeur le lui dire. Il n'avait pas envisagé cette réalité un seul instant avant cette rencontre, et son coeur saigne déjà.

"Et... Maman ?"

Il semble heureux d'entendre l'état de ma vie actuelle, et les larmes me montent aux yeux à moi aussi. J'ai trouvé une nouvelle maison, une nouvelle famille sur l'Iceberg, bien sûr, mais c'est... différent. Personne ne m'y connait d'avant, et si j'ai de bons amis et même quelqu'un que je considère comme un père adoptif, il n'y a rien comme le regard d'Hush là maintenant. Parce qu'il SAIT, il connait le avant, l'a vécu lui aussi. Parce qu'on a vécu tant de choses ensemble aussi. Parce qu'il a eu peur pour moi comme moi j'ai eu peur pour lui pendant toutes ces années.

Hush pointe ensuite les lumières sur le côté rasé de ma tête et je me sens bête de ne pas avoir pensé avant qu'il devait se demander quel diable m'avait collé à la peau.

"Oh! C'est mon interface. J'peux me connecter directement aux ordinateurs de contrôles de l'artillerie, avec ça, c'est vachement pratique. Et puis ça me donne un look trop bien, non?"

Je ris un peu, passant ma main sur ma peau, sentant à peine les petits circuits qui passent dessous. Sa question suivante me fait néanmoins l'effet d'un coup de poing au ventre et mon sourire se fane aussitôt. Je baisse alors les yeux, ramenant instinctivement ma main contre le petit corps que je tiens entre mes bras, le serrant doucement tant pour le protéger que pour y trouver du réconfort. J'arrive pas à parler, mais en soi, ma réaction doit lui donner sa réponse.

Hush se fige devant l'air de sa petite soeur. Il a la brusque expression que son monde s'effondre une nouvelle fois. Il se rend compte que pas une seule fois il avait imaginé qu'elle n'était plus de ce monde. Dans tous les scénarios qui avaient évolué dans sa tête durant toutes ses années, il s'imaginait retrouver sa soeur et sa mère ; ils riraient aux éclats ensemble, jusqu'au levé du jour et même après ; lorsque Tobias était né, il s'était vu le présenter à elles. Il avait vu l'émotion mordante de sa mère apprenant qu'elle était grand-mère, et il avait senti le bonheur d'avoir retrouvé une famille.

Il reste alors figé quelques instants, incapables de faire le moindre geste, incapable de réagir. Le choc de la nouvelle l'ébranle si fort qu'il se sent perdu un moment. Finalement, il se relève, et il va prendre sa soeur dans ses bras, Tobias entre eux. Le petit garçon a beau ne pas saisir le sens de la situation, il cesse un moment de babiller joyeusement, comme s'il était touché d'une quelconque façon. Il les serre dans ses bras pendant un long moment, et des sanglots silencieux secouent sa poitrine. Cette fois, ce n'est pas de joie. Puis, il se décolle d'elle, et Tobias pousse un petit cri, comme interrogatif et inquiet de voir son papa dans cet état.

"Quand est-ce arrivé ? Comment ?"

Il a besoin de savoir.

J'arrives plus à respirer ni à bouger. J'ai parlé de la mort de maman avant aujourd'hui, à Aaron et à quelques amis, mais c'était différent. Ce fut difficile, mais l'annoncer à Hush, c'est de la torture. Parce que je sais ce qu'il ressent en cet instant. Je l'ai ressenti moi aussi, quand j'ai appris, et j'ai l'impression de le revivre maintenant encore.

Lorsqu'il vient me prendre dans ses bras, ms larmes se mettent à couler d'elles-mêmes et je ne peux empêcher mes épaules d'être secouées par de violents sanglots. J'aurais voulu qu'il soit là, quand j'ai appris sa mort, pour pouvoir pleurer ainsi avec lui. J'aurais voulu, surtout, que la mort de maman ne soit qu'un mauvais rêve, et apprendre à Hush qu'elle est toujours vivante, que je l'ai secourue et qu'elle vit heureuse avec nous sur l'Iceberg. J'aurais voulu tellement de choses.

Quand la brûlure violente du deuil s’atténue juste assez pour me laisser parler de nouveau, je peux enfin répondre à ses questions.

"J'en sais peu. Elle a été vendue quelques jours après nous et envoyée sur une autre plantation de Renaissance. Quand j'ai été libérée par l'Iceberg, j'ai dû la chercher pendant un an avant d'en retrouver la trace. Les esclaves à qui j'ai enfin pu parler m'ont dit qu'elle était morte quelque mois plus tôt, j'ignore comment. Je... Oh Hush, je m'en veux tellement, je l'ai retrouvée trop tard, et je..."

Mes mots sont noyés dans un nouveau sanglot alors que la douleur déchire ma poitrine.

Hush ne lâche plus sa petite soeur. Il ne veut plus jamais la lâcher. Ses larmes roulent toujours sur ses joues, ses sanglots silencieux font échos à ceux intenses et déchirants d'Aeÿ'gis. Il l'écoute parler, et de toutes les réponses qu'elle aurait pu lui donner, il s'agit sans doute de la pire. Après quelques secondes atrocement douloureuses, il se détache d'elle, juste assez pour pouvoir lui parler. Entre eux, Tobias se met à pleurer aussi. Il ne comprend pas, mais il ressent la détresse des adultes avec violence.

Alors, Hush se fait violence. Du bout des doigts, avec une douceur infinie, il relève le menton de la jeune femme, pour que leurs regards se trouvent et s'emmêlent. Beaucoup de mots passent d'ores et déjà par ses yeux marrons profonds et doux. Lorsqu'il est sûr que la jeune femme va l'écouter, il se met en mouvements.

"Ce n'est pas ta faute, petite soeur. Rien n'a jamais été de ta faute. Tu n'y es pour rien. Maman n'aurait pas voulu que tu t'en veuilles. Tu as fait tout ce que tu as pu. Maintenant que nous sommes réunis, elle va reposer en paix."

Et puis son regard termine de parler pour lui. Elle est ici à jamais, dit-il, en posant une main délicate sur le coeur de sa petite soeur. Puis, il caresse sa joue, et la reprend dans ses bras, ainsi que son fils.