Les gens qui brillent

Dit comme ça, ça me rappelle un peu les rituels des messes et tout ce dont Jean parlait en rentrant à la maison le soir. Parlait. Je cache ma bouche derrière ma main, et j'appuie fort, comme si ça pouvait empêcher mes yeux de brûler encore plus. Il va être tellement triste Jean. J'aurais dû laisser un mot. J'aurais dû rester. J'aurais pas dû faire ça.

J'attrape le verre. Celui qu'il m'a rempli.

Je peux encore rentrer. Je peux encore me lever, courir jusqu'à la porte, retraverser les quais, retourner à la maison... espérer qu'ils auront eu assez peur pour pas m'enfermer et me battre et me...

...et je me jette presque contre son verre. Ca fait un bruit bizarre. J'ai foutu du rhum sur la table et sur mes mains, c'est mouillé et ça pue encore plus et je crois que j'ai l'air d'un awäk pris dans les phares d'un speeder en regardant les deux verres ambrés.

Mais c'est fait.

La petite à l'air triste et paniquée un instant. D'ailleurs elle en met de partout. Il soupire une seconde un peu grognon et se rappelle que c'est une enfant. Alors il fait l'effort de sourire avec sérénité et calme.

- bois petite. dit-il doucement avant de boire son verre cul-sec.

Il regarde ensuite la petite faire. Anticipant la toux et la grimace.

Je me ratatine un peu quand il a l'air pas content. C'est fait, c'est fait et s'il veut me faire du mal maintenant ? Non, il a encore le même sourire, et il me dit juste de boire. Je regarde mon verre. J'crois que c'est surtout le sien qui a perdu du rhum, il était plus rempli.

Je bois. Et j'avale très vite pour pas avoir le temps de me poser de question.

Ca brûle. Ca m'arrache la bouche et la gorge et je crache je sais pas, trois gouttes ou la moitié peut-être, j'en sais rien, et je tousse comme si j'avais avalé de travers alors que non. C'est dégueulasse ! Et y a des taches humides sur la table encore.

"Oh la vache..." j'articule en m'essuyant les yeux.

J'ai les joues trempées je crois. C'est le rhum qui m'aura fait pleurer en fin de compte... la toux.

Conrad voit que la petite à du cran et c'est aussi une bonne chose. Sans doute qu'il arrivera à en faire une pirate digne de ce nom. Elle en a le potentiel.

- bienvenue sur le Liberty petite. dit tranquillement le capitaine. tu seras mon aide de camp dans un premier temps.

Après tout un aussi jolie minois au milieu des brutes de son équipage... c'est un peu tôt. Il n'a pas encore sélectionné les membres de son navire. Il a fallu recruter ce qui passait au départ. Alors il n'a pas confiance, pas encore suffisamment.

Je hoche la tête en ravalant mes larmes comme je peux. Allez, inspire. Inspire. Quoi que j'aie signé... maintenant c'est signé.

"C'est joli comme nom... Liberty..." je hoquette. Je renifle un bon coup, je m'essuie les yeux encore. "C'est quoi un ned de camp ?" C'est pas parce que c'est signé que je veux pas savoir. "Merci." j'ajoute dans la foulée, d'une toute petite voix.

Conrad rit doucement en entendant la question de la petite.

- Un aide de camp. Aide. répète le capitaine. C'est une personne qui aide le capitaine pour les détails de la vie de tous les jours. Préparer ses habits, la salle de briefing, faire passer des messages, gérer son planning, le conseiller parfois quand il a suffisamment d'expérience.

Il prend le temps d'expliquer et de montrer que c'est une espèce d'homme à tout faire. Et que tout est fonction des compétences de l'aide de camp. Les plus mauvais sont cantonnés à des tâches ingrates mais utile pour faire gagner du temps au capitaine. Les autres peuvent finalement être des gens influents de manière discrète.

Aaaah. Ouais. Faire la bonniche donc. Mais dans l'espace. Et ça a quand même plus de gueule que changer des couches ou rebroder la même fleur pour la centième fois. Et puis je comprends avec ses explications que c'est beaucoup plus que ça. Enfin c'est présenté comme étant beaucoup plus que ça. Être une petite chose soumise et docile c'est présenté comme étant le parangon de la féminité. Je renifle en me mordant la lèvre, mais j'écoute. On verra bien, de toute façon...

"Je peux faire." je confirme, soulagée que ça ait pas l'air d'impliquer des trucs dangereux ou violents.

Il se ressert un verre et boit à nouveau avec une descente digne d'un alcoolique... qu'il est.

- encore heureux petite. Parce que tu veux pas faire de truc violent. Tu as 12 ans et une langue bien pendu donc forcement je vais avoir besoin de toi. Si tu sais écouter au porte c'est tant mieux tant que c'est pas la mienne. Et ensuite je t'apprendrais à te défendre. Parce qu'un pirate ça sait se battre, même quand il aime pas ça.

On ne sait jamais quand la violence va vous tomber dessus. Alors il faut se tenir prêt. Sinon on meure. Donc la petite en passera par un peu d'entrainement, juste histoire d'avoir les bases. Ensuite elle décidera si elle décide approfondir ou pas. Généralement après quelques années tout le monde approfondi. Au premier abordage qui se passe mal normalement.

Il pourrait m'obliger. Il a pas l'air de vouloir. C'est... j'ai pas l'habitude. Et puis se défendre c'est pas pareil. Moi je veux bien savoir me défendre. Si j'avais su me défendre tout à l'heure j'aurais pas eu besoin de courir et je serais pas rentrée dans Dents-de-Travers. Et je viendrais pas de signer un engagement alcoolisé avec mes larmes. Ou quelque chose comme ça...

"Je veux bien... me défendre. J'ai dû courir tout â l'heure déjà et..." J'inspire encore, fort. En tremblant un peu. "Ca fait partie du travail, écouter aux portes, m'sieur Conr... capitaine ? Ou des libertés ? "

La liberté c'est aussi de respecter celle des autres. Donc s'il a besoin qu'elle écoute au porte c'est clairement pour le travail.

- si tu respectes pas la liberté des autres je ne vois pas comment tu pourrais demander à ce qu'on respecte la tienne. Donc c'est pas une liberté mais une nécessité du travail. Les pirates ne sont pas des enfants de coeur et je suis un jeune capitaine. Il va me falloir un peu de temps pour sélectionner mon équipage afin qu'il devienne comme je le veux. explique tranquillement le capitaine. Les pirates c'est ... une grande famille très dysfonctionnelle. Alors il faut se méfier de tous, tu pourras compter sur une poignée de personne seulement, sauf si tu deviens comme moi. Là c'est plus simple d'avoir des subordonnés loyaux.

Ca se tient. Je hoche la tête avec tout le sérieux du monde - enfin celui qui passe par-dessus les yeux rougis et les mains serrées l'une contre l'autre qui tremblent un peu.

"Donc ça veut dire que pour le travail on peut aller contre la liberté des gens en gardant la sienne ? Même de l'équipage ?"

J'pense que j'ai l'air de pas comprendre. J'suis pas sûre de comprendre d'ailleurs.

Ca veut dire que pour le bien du groupe il est parfois nécessaire de faire des entorses à la liberté d'autrui. Surtout quand tu es capitaine et que tu veux pas finir pendu à cause de traître ou encore poignardé dans le dos à cause de pirate qui font passer le profit avant le bien de l'équipage. explique calmement Conrad. Mais tout ça reste une prérogative du capitaine. Clair ? demande finalement le capitaine en question.

Capitaine qui délègue aux petites oreilles innocentes donc si je comprends bien.

"Oui." Le reste est compliqué un peu je trouve, je me demande un peu aussi si c'est pas moi qui vais trinquer à la place du capitaine si je me fais avoir. Sûrement. "C'est moche de devoir se méfier de tout le monde..." J'aurais dû me méfier de Jean. Tellement. "...mais je comprends j'crois."

Conrad comprend que les rêves de petites filles sont éloignés de la réalité. Mais elle a déjà compris beaucoup de chose par elle même. Alors autant finir de dresser le tableau.

- on a le Code petite. Et sur mon navire il sera suivi. Il permet de se détendre considérablement dans certains domaines. précise le capitaine.

C'est sans doute là dessus qu'il sera un capitaine apprécié de ses hommes. Un capitaine qui respecte le Code. L'autre point étant d'être un capitaine qui enrichi ses hommes. Mais pour ce côté là de l'affaire il n'est pas très inquiet. Il a appris à bonne école. La meilleure. Juste il désire faire profil bas pendant ses premières années.

- Faudra que tu l'apprennes et que tu l'appliques. Sans lui on ne serait que de vulgaire criminel. expose Conrad.

Un code ? Qu'est-ce que c'est que ça encore ? Un truc qui dit comment il faut s'habiller, comment il faut parler et comment il faut vivre ? Rien que l'idée me hérisse. J'ai pas quitté un enfer de règles au prix de tout pour tomber dans un autre !

"C'est quoi le code ?" je demande, méfiante.

Je suis pas sûre qu'il y ait un délai de rétractation de deux semaines comme chez le vieux Marcel, mais je veux quand même savoir ce qui va se passer. La partie "pas de vulgaires criminels" est réconfortante un peu, mais ça reste un peu inquiétant quand même. Pas autant que le reste, et pourtant pas si loin, dans son genre. S'il faut se barrer en courant... j'attendrai la fin de soirée. Avec tout ce qu'il boit... lui et les autres...

- Le Code ... c'est quelques règles qu'il faut respecter afin de garantir ta liberté et celle des autres. commence le pirate. Pas de bagarre à bord par exemple. Un partage équitable du butin et si on prend quelqu'un à voler une partie du butin il est puni. continue Conrad.

Il s'arrête à ses deux exemples. Le reste sera donné dans l'espace, pas à terre.

- c'est plutôt profitable aux pirates que contraignant. Tu penses bien que je déteste les contraintes, sauf quand elles sont là pour garantir la sécurité et la liberté des gens de mon équipage. ajoute le grand bonhomme.

Il se ressert un verre et commence à le boire doucement.

Si tu restes avec nous je ferais de toi une grande pirate. dit-il finalement la voix assurée et la conviction chevillée au corps.

"Des contraintes qui garantissent la liberté ?" je répète, les yeux plissés d'effort.

Les contraintes ça étouffe, ça garde l'ordre établi bien en place. Ca brise, ça tue, ça éteint. Il croit que je suis là pour quoi ?

"Je comprends pas."

J'essaie pourtant hein, mais vraiment je comprends pas. Et puis je commence à avoir un peu chaud. Le monde, les émotions... le rhum ? Et puis je sais pas si je serai une grande pirate mais... il a l'air convaincu alors qu'il me connaît depuis même pas une heure. Mes propres parents ont jamais cru en moi. Surtout pas mon père. Alors je sais pas quoi en faire. Je crois pas que je veux être une grande pirate. Je veux juste être libre...

- la liberté c'est bien, mais en profiter c'est mieux. Si on avait aucune règle.. n'importe qui pourrait décider de te faire de toi sa femme tant qu'il est plus fort que toi et que personne ne décide de te protéger. Avec le Code il y a le minimum de règles qui permettent de ne pas sombrer dans l'anarchie et d'imposer un minimum de respect entre nous. prend le temps d'expliquer Conrad. Le monde n'est pas noir ou blanc petite. Il est gris et il faut savoir naviguer entre ces différentes nuances. Mais je suis pas inquiet pour toi. Tu as l'air maligne et débrouillarde, tu vas apprendre rapidement.

"Les règles ça a jamais empêché le premier timbré venu de décider pour moi !"

J'ai parlé trop fort je crois. Trop aigu. Plus que d'habitude quoi. Les règles elles auraient voulu que je me mette à mon trousseau dès que mes parents auraient décidé à ma place du reste de ma vie, et avec le sourire en prime. Que j'épouse l'autre taré. Et que je lui fasse une douzaine de gamins en continuant à veiller au bien-être de la maisonnée, en élevant mes filles à m'aider et à devenir comme moi, ma mère et sa mère avant elle. Alors les règles !

"Imaginons que le Code soit là pour me protéger, sans m'étouffer." je reprends, un peu plus calme, la main à nouveau refermée sur mes ciseaux. "Imaginons que ça soit seulement possible. Si je suis les règles, qui me dit que les autres le feront ? Qu'ils en auront pas juste rien à faire ?"

Je suis pas juste énervée. J'ai surtout peur d'avoir signé pour la même chose mais en différent. Quelque chose qui m'écrase, parce que je serais assez bête pour y obéir, et qui laisse tous les droits aux autres.

Conrad avance doucement son visage vers la petite manifestement apeurée et en colère à la fois.

- parce que les contrevenants je les tue. dit-il avec conviction alors que son regard se fait dur comme l'acier. Personne ne rompt le Code en ma présence. Pas quand il s'agit de protéger mon équipage, mon vaisseau, ma vie.

Il fixe la petite de ses yeux flamboyants alors que rien ne semble pouvoir le faire fléchir dans sa conviction. Le Code c'est ce qui différencie les criminels des pirates. Il n'est pas un être assoiffé de sang. Il est de ceux qui laisse la vie sauve à ceux qui demande merci. Enfin quand ça ne contre carre pas ses plans.

...d'accord, là il fait peur le bonhomme. Je me sens me ratatiner sur ma chaise encore, la tête dans les épaules et le regard par en-dessous. Je baisse pas les yeux. J'ai jamais baissé les yeux. J'ai rien fait qui mérite de baisser les yeux. Mais comme j'ai baissé la tête et qu'il est grand...

"C'est... efficace je suppose ?" Autant que certaines lois sûrement... suffisamment pour que moi je me tienne à carreau en tout cas. Là, il a l'air très capable de mettre la menace à exécution. "Mais si c'est quand vous êtes pas là ?"

Pas de défi, juste de l'inquiétude.

- j'ai déjà des hommes de confiance dans mon équipage. Ils me suivraient jusqu'en enfer et jamais ils ne trahiraient l'esprit que j'essaie d'inculquer au Liberty. explique Conrad. Tu peux faire partie de ces hommes et femmes qui assurent en mon absence que les choses restent dans la ligne directrice que j'ai fixé.

Il n'est pas inquiet, les mutineries sont monnaie courante, mais pas contre les hommes tel que lui. Les pirates se rassemblent derrière lui... pas contre lui.

- les gens préfèrent me suivre plutôt que me défier petite. ajoute finalement le capitaine.

Je crois pas que je suivrai qui que ce soit jusqu'en Enfer. J'ai failli le dire, je me suis retenue à temps. Peut-être que je le suis déjà en Enfer, lui, Conrad... Conrad quoi, tiens ? Capitaine Conrad ? Peut-être aussi que, si on va pas en Enfer tout de suite, un type aussi... brillant, je suis désolée je vois pas comment le dire autrement, il brille, peut-être que s'il me demandait plus tard d'y aller en toute connaissance de cause, je le ferais. Je sais pas. C'est pas pour tout de suite j'espère, parce qu'il y a aussi cette faveur qui plane et je sens qu'elle a pas fini de me bouffer.

"Parce que vous brillez." je murmure, parce que c'est l'évidence. Même s'il y a peut-être une dizaine d'autres raisons, comme "je veux pas me faire tuer si je suis pas d'accord"...

- c'est ça. confirme simplement Conrad. Je suis un guide pour les pirates... Enfin ceux qui ont encore une âme.

Pour d'autres pirates il est un bourreau. Il l'était sur son ancien navire, il le sera en tant que capitaine. Pour le moment il suivra la voie du capitaine Valmor. Plus tard il tracera sa route. Il sait déjà quel chemin choisir.

- l'important c'est que tu es libre de quitter mon bord quand tu le désires. précise Conrad

Libre. Est-ce qu'il sait, lui, ce que ca fait de s'entendre dire ca peut-être pour la première fois ? Est-ce qu'il sait à quel point on peut s'y raccrocher bêtement, parce qu'au fond ma seule preuve de sa bonne foi c'est sa parole et cette espèce de lumière intérieure ? Je veux pas savoir ce qu'il est pour les pirates "sans âme", pas encore. Mais si pour moi c'est un libérateur, un vrai... alors peut-être que je pourrais l'y suivre, en Enfer. Je sais pas. On y est pas.

"C'est pas courant ce genre de propositions. Pour l'instant je... sais pas. J'ai jamais quitté Salem vous savez, alors..." On va s'arrêter là pour les confidences. "On va commencer par le début ?"

- le début... j'aurais bien dit qu'il est temps pour ta première cuite... mais il me semble que tu es trop jeune pour ça. s'amuse Conrad. Il prend le temps de la réflexion et regarde la petite fugueuse.

- j'imagine que tes habits et ta paire de ciseau de combat représentent toutes tes possessions ? demande le pirate. le début consiste à faire des courses... parce qu'à bord j'ai pas vraiment ta taille.