Please, tell us a story [Billy, Dodu & Way'si]

Elle me donne l'autorisation, alors moi, ben j'attends plus, ça non. Je m'attendais vraiment pas du tout du tout à ça, et puis ça me prends sapristouillement par surprise, mais moi, il faut que je parle, je le sais bien. Alors avec toujours mes faux yeux fermés, et bah je me rappelle et puis je revois tout.

- Je m'appelle Hay'na, du clan Jre'kan. Nous vivions au coeur de la jungle, au bord d'une petite rivière. On ne chassait pas très bien, mais on avait toujours de quoi se nourrir. Nous n'étions pas non plus jolis physiquement, mais à l'intérieur de nous, il y avait beaucoup. Ma mère s'appelait Naä'ya. Elle était herboriste. Mon père Ja'yan. Il était conteur, fils de l'ancien. C'est lui qui était gardien des secrets de notre clan, et qui se devait de les perpétuer de générations en générations. J'étais une enfant pleine de vie. A six ans, je me suis faite attaquer par un toor'kraan. J'ai perdu la vue, une oreille, et mon visage a été abîmé. Quelques mois après... Ils sont arrivés. Je n'ai qu'entendu et senti, les cris, les bruits, la mort.

Moi, j'arrête de parler là, parce que je sens des larmes qui coulent sur mes joues et puis je renifle bien fort. J'ai rien vu, mais j'oublierai jamais ça, ça non.

Elle se rappelle bien. Des noms, de tout et j'ai l'impression de voir renaître Hay'na, Naä'ya, Ja'yan et les autres du clan Jre'kan dans le vide entre nous. Une sorte d'avidité me prend, l'envie d'en savoir plus, de le retenir et d'immortaliser cette tribu par des histoires que je raconterais autour de moi. Je la réprime. Elle est légitime, cette curiosité mais elle n'est pas à-propriée. Ce n'est pas le moment. Mon coeur se serre en entendant que Ja'yan était un gardien de secrets. Comme moi. Combien de richesses avions-nous perdu dans ces raids incessants ? Cela ne devait plus être. Nous ne devions plus souffrir. Je pose ma main sur la joue de la jeune femme qui pleure la peur de l'enfant d'alors.

"Entendre et sentir sont des façons de voir. Au delà de la vue, plus près des sens. Tu es en sécurité maintenant Hay'na. En sécurité avec Billy. Tu peux continuer, nous te protègeons."

J'ouvre pas les yeux. Je sens juste sa main, et puis ça me rassure un peu. Y a Dodu à côté de moi, il s'est assis juste à côté, et il me tient la main. Je renifle encore fort.

- Ma maman et mon papa sont morts. Ils sont tous morts. Sauf moi et une autre femme, qui n'a pas survécu à notre premier voyage.

A nouveau, j'me tais un tout petit peu, avant de reprendre mon histoire.

- J'ai été libérée par des pirates avant d'arriver dans le lieu d'asservissement. Ils m'ont laissée dans un orphelinat. C'est là-bas que j'ai commencé à grandir. J'étais seule. Je ne comprenais pas la langue qu'ils parlaient : le premier mot que j'ai compris, fut "monstre". Les autres enfants m'appelaient toujours ainsi. C'est là que j'ai cessé d'être mo'at. Je suis devenue personne. Et puis, j'ai rencontré mes parents, et je suis née une seconde fois.

"Tu as beaucoup de force pour être devenue personne et pas un monstre." Cela veut dire qu'il faudra veiller à ce qu'elle n'ait pas non plus un monstre tapi en elle qui voudrait lui faire du mal. Je ne le pense pas, elle est douce et gentille mais elle a vécu des choses qui permettent parfois l'éclosion d'une telle bête dans l'âme des gens et cela ne coûte rien de veiller.

"Que faisait Hay'na avant l'attaque du toor'kraan ?"

Je sais pas trop si j'ai eu beaucoup de forces, c'est que je suis devenue personne parce que je voulais pas être une mo'at parce que c'était trop difficile d'être une mo'at dans ce monde-là, où y a rien du tout qui différencie les mo'ats des autres hommes et femmes et puis pourtant, ils sont traités pire que comme des animaux. Je suis même pas sûre que j'aurais pu devenir une médecin comme ça si j'avais été mo'at pour de vrai. Mais ça, je le dis pas, ça non.

- Hay'na chantait, jouait, riait. Elle aimait les couleurs et les sons. Elle aimait la beauté du monde, la magie des plantes et des histoires que l'on raconte. Hay'na était une enfant heureuse, qui n'avait peur de rien, et était attirée par tout. Une enfant qui aimait le monde, et qui ne connaissait que la douceur et l'amour.

"Et Billy, qu'est ce qu'elle aime faire ?" Je ne suis pas dérangée par le principe de parler à la jeune femme de ses deux vies comme deux personnes distinctes. C'est ce qu'elles sont pour le moment. Mais si elles parlent entre elles, par mon intermédiaire. Si elles se retrouvent, alors elles verront qu'elles ne sont qu'une seule personne, avec une évolution bien-sûr mais un fond commun où elles peuvent se retrouver. L'idée n'est pas d'effacer Billy ou d'oublier Hay'na, l'idée est de réconcilier les deux.

Je réfléchis un peu. Ce que j'aime moi ? En fait, j'ai pas vraiment besoin de réfléchir, parce que je sais déjà bien tout ça.

- Billy, elle aime soigner et aider les autres. Elle aime Dodu, et manger des framboises avec lui. Elle aime les couleurs et la vie. Elle aime la beauté du monde, et celle qu'il y a en chaque personne qu'elle rencontre, la magie des plantes et des histoires que l'on raconte. Billy est une femme heureuse, qui a peur parfois, et est attirée par tout. Une femme qui aime le monde, et connait aussi la noirceur et le malheur, la tristesse et la mort, la perte, les retrouvailles, et les nouvelles rencontres.

Ses paroles sont sapristouillement pertinentrices, et ça me secoue tout plein. Saperliottouille, depuis que j'ai retrouvé la vue, j'veux bien soigne tout le monde et puis je veux aider les autres à ressentir ce que moi j'ai ressenti quand j'ai revu les couleurs et puis tout, et j'ai oublié que c'était bien par Hay'na qu'il fallait que j'commence... Par moi. Alors j'ouvre les yeux, j'suis bien émue.

- Merci.

Et je crois bien que c'est pas Billy qui parle, là. J'suis bien incapable de dire quel que mot que ce soit, je suis bien trop émue pour ça, ça oui !

- Chante-nous une autre chanson, s'il te plaît.

Nous. Dodu et Billy. Hay'na et Dodu. Hay'na et Billy. Billy est Hay'na.

Je crois que je suis allée le plus loin possible en une seule fois. La vie d'Hay'na est maintenant entre ses mains mais c'est une femme belle et courageuse que j'ai devant moi. Malgré sa cicatrice et ses traits grossiers, c'est une vraie Mo'at de Renaissance, belle sous les marques de la nature. Je lui souris, doucement, et commence une nouvelle chanson, pleine d'espoir qui parle du retour prochain d'un amour parti en voyage. C'est un peu mélancolique, pas trop, c'est surtout plein de tendresse, de douceur et d'attente. Une chanson sur la réunion, c'est le dernier pansement dont ma soeur a besoin avant de reprendre sa route.

Dodu, je l'ai jamais jamais vu aussi calme, ça non. Il est tout tranquille, contre moi et puis moi aussi, j'ai le coeur tout plein de joie et de trucs qui brillent. Way'si, elle nous chante une autre chanson en mojat, et c'est beau. C'est très très beau, les mots mojat, parce que ça vient du coeur, comme si c'était pas la bouche mais autre chose qui parlait. Nous, on se laisse bercer par le rythme doux et apaisant de la musique et puis on se balance un peu, à droite, puis à gauche, puis à droite, puis à gauche. Je suis vraiment très reconnaissante pour cette rencontre là, parce que là, je peux bien regarder mon enfant intérieure et puis enfin lui dire qu'elle doit plus jamais avoir peur, ça non.