Space Oddity

Évidemment. Le Lieutenant privilégiait la puissance de tir à toute autre stratégie plus risquée. Cela dit, en offrant les flancs de ses corvettes à la vision de Joaquin, Mia De Moya ignorait peut être qu'elle lui avait offert la possibilité de mémoriser le nombre et l'emplacement des canons de ces derniers - qui, comme le souhaitait Joaquin depuis son plus jeune âge, changeaient aléatoirement à chaque début de partie. Il était désormais en train de faire de même avec les frégates, s'acharnant à faire tourbillonner autour son sloop éclaireur restant.

Le second rôdait toujours aux confins des limites du jeu. Il le rapatria tout à coup, le forçant à lui aussi orbiter autour des frégates adverses. Ses corvettes entamaient une courte manoeuvre, forçant les deux premières à tenter de contourner à gauche et à droite la flotte ennemie tandis que la dernière poursuivait sa route plein gaz.

Soudain, les chasseurs furtifs de Joaquin rentrèrent en action. Plein gaz, ils foncèrent sur la corvette la plus proche, et volèrent au côté de son flanc ouvert. Le feu nourri qu'ils essuyaient ne leur laissait que peu de temps. Le premier ouvrit le feu sur une tourelle. Occupant l'attention, il permit au second d'user de ses munitions à l'endroit où le bouclier avait absorbé le plus gros des dégâts de la première salve. Pourquoi ici précisément ? Parce que c'est ici que Joaquin avait remarqué une légère irrégularité, probable signe de la localisation du générateur d'énergie des boucliers de la corvette.

C'était inattendu. Un coup de chance ? ... Non, tout avait été orchestré avec bien trop de soin. Peut-être connaissait-il le jeu par coeur ? L'adjudant Irigoyen ne m'apparaissait pas comme un tricheur, bien que je ne puisse réellement en juger qu'à mon ressenti, qui m'a plus d'une fois fait défaut.

Peu importe. Les faits, Mia, reprends les faits. Le bouclier tombé sur l'une des corvettes, soit. Une corvette attaquait les frégates en orbitant autour d'elles. Celles adverses continuaient sur leur trajectoire. Les chasseurs ennemis fondaient sur les corvettes. Bien, ça n'était exactement une situation confortable, mais avec une bonne planification ...

Les deux corvettes s'orientèrent afin que l'une protège l'autre de ses boucliers des tirs des frégates ennemies. Reina et ses deux suivantes firent feu de trois pleines bordées, n'essuyant en retour que des tirs de proue, mais tirèrent également de leurs autres canons sur la corvette qui leur tournait autour.

Et, pour l'instant, nulle trace des deux sloops et chasseurs.

L'acharnement des chasseurs de la flotte de Joaquin finit par payer. Le générateur d'énergie des boucliers de la corvette ennemie fut détruit, laissant le vaisseau en proie au feu nourri du reste de la flotte de Joaquin. Elle céda finalement, se désagrégeant dans le vide. Joaquin serra le poing. Ce n'était pas ce qu'il avait prévu. Qu'importe, il allait devoir procéder autrement. S'occuper d'un vaisseau à la fois lui prendrait trop de temps.

Il laissa le gros de ses troupes occuper l'esprit et les munitions du Lieutenant, quitte à perdre une frégate, une corvette ou autre. Il s'occupa pendant ce temps là de ses deux sloops. Son but était simple et à peine dissimulé quand ces derniers rentrèrent en action. Joaquin les fit foncer plein gaz dans les propulseurs principaux de la frégate la plus proche. Sa corvette la plus endommagée entama dans le même temps une sorte de baroud d'honneur en fonçant dans cette même frégate.

Si ses calculs de trajectoire étaient bons - et rien ne pouvait jamais garantir un calcul parfait - l'arrêt des propulseurs empêcherait la frégate de fuir quand la corvette lui rentrerait dedans. Elle entraînerait dans sa chute au moins un autre vaisseau. Du moins l'espérait-il. Il lança la manoeuvre qui lui coûterait quoiqu'il arrive deux sloops et une corvette.

Le plan de l'adjudant avait été rondement mené, mais dénué de toute possibilité de transposition dans la réalité. J'étais en partie déçue qu'il ne rentre pas dans mon jeu implicitement, ne comprenne que je tâchais de jouer sur des événements plausibles.

Foncer plein gaz dans les propulseurs avait effectivement endommagé fortement toute possibilité d'avancer rapidement de l'une des frégates, et la même fut percutée par la corvette endommagée, presque détruite. Enfin, elle s'était en partie écrasée sur une seconde frégate, Reina, qui, si elle n'était pas encore détruite, accusait de gros dommages.

Cependant, mes troupes n'étaient pas restées dans l'attente : les bordées simultanées s'était acharnées sur les frégates ennemies, dont je barrais le T, en détruisant une à mon tour avant d'endommager très lourdement une seconde, et c'en serait resté là ... Si ce n'était pour les chasseurs et sloops que j'avais gardé en réserve et qui, maintenant que les troupes de Joaquin se trouvaient loin dans mes lignes, vinrent détruire le deuxième vaisseau endommagé. Il devrait, au choix, sacrifier ses frégates et espérer pouvoir m'anéantir à temps, ou renvoyer ses vaisseaux légers ce qui lui prendrait du temps et me permettrait de les pilonner dans l'intervale.

Presque inconsciemment, je faisais l'état des lieux. Reina, et donc l'amiral fictif de ma flotte ainsi que le VIP, étaient encore en état. Une autre frégate, elle, était intouchée. De l'autre côté, une frégate restante, mais plus d'unités légères. De chaque côté, deux sloops, deux corvettes et deux chasseurs. Presque trop équilibré.

Joaquin allait perdre cette partie. Il l'avait compris dès le deuxième tour de jeu. Il avait été trop négligeant et pas assez patient. L'excitation de jouer dès son premier jour à bord, qui plus est contre le Lieutenant Da Moya, lui avait fait perdre sa capacité de réflexion. L'entrée en jeu des chasseurs et sloops adverses l'avait rappelé à la raison. Tant pis pour cette fois. Bien qu'il détestait perdre, il n'oubliait jamais de tirer une bonne leçon de chaque rencontre. La suivante était probablement : "faites preuve de plus de réalisme, Irigoyen."

Il l'avait plus ou moins anticipée en analysant le comportement de son adversaire. Il lui semblait que sa stratégie était basée - en plus d'une attaque surprise - sur la défense d'un vaisseau en particulier. Pourquoi le Lieutenant avait-elle renvoyée ses corvettes protéger ces frégates lors du premier assaut si ce n'était pas pour les protéger ? Après tout, elle aurait très bien pu faire subir de lourds dégâts à Joaquin en jouant une flotte disparate. C'était donc celui-ci que Joaquin allait viser en priorité. Il jeta dans la bataille ses dernières forces, s'employant à détruire la frégate ennemie avant de perdre lui même sa frégate restante. Ses chasseurs et sloops tournoyaient autour de la flotte ennemie, subissant de lourds dégâts à leur tour. Ce n'était plus qu'une question de minutes avant que Joaquin ne perde la partie. Avait-il seulement réussi à anéantir la frégate protégée ?

Enfin. Il avait compris deux choses : le désespoir de sa situation, et la faille dans ma stratégie. Car celle-ci était basée sur la faiblesse qu'était l'existence d'un supposé chef de flotte. Dans un jeu, le chef de flotte est éthéré, invisible. Peu importe les vaisseaux restants, il ne meurt ni n'existe réellement, se contente d'ordonner, et les hommes obéissent. Joaquin allait désormais goûter à la réalité qu'impose un équipage rempli d'êtres humains : ils ne sont ni parfaits, ni coordonnés de nature.

Reina ne mit pas longtemps à tomber sous les feux incessants des ennemis, explosant sans endommager les unités autours. Et, le temps d'une bordée ou deux, les unités de mon camp ne tirèrent plus, presque sidérés par la perte de cette unique frégate. Certains tentèrent un baroud d'honneur, fonçant sur la frégate restante, d'autres fuyèrent tout simplement, dans l'espoir - vain, puisque c'était impossible - de dépasser les limites du plateau. Les autres cessèrent de tirer, ne bougeant plus d'un parsec.

Si Joaquin n'avait pas encore gagné, ce n'était plus qu'une question de temps. Je gloussais un peu. « Félicitations, Adjudant. Vous venez de tuer le Colonel Tête-De-Bique et l'Empereur qu'il protégeait. Partez du principe que vous obtenez la demande de reddition des unités qui ne fuient ni n'attaquent ; que déciderez-vous, maintenant ? »

Détruire les vaisseaux restants, chasser les fuyards, ou cesser la partie et accepter retraite et reddition ?

Joaquin retira sa tête du module, se recoiffa tant bien que mal et se redressa. Il ne voyait pas l'intérêt de poursuivre une partie qu'il avait perdue. Sa supposée victoire ne tenait qu'aux fantaisies du Second De Moya et aucune des félicitations qui lui étaient adressées ne pouvait avoir l'effet escompté.

"J'accepte la reddition, Lieutenant. D'autant plus qu'avec la force de frappe restante, les survivants pourraient tout simplement m'exterminer", expliqua-t-il en coupant son module. "Quant à cette partie... Je vous prie de bien vouloir dissocier mes compétences ludiques de mes compétences réelles. Les stratégies mises en place ici sont totalement irréalisables en manoeuvre spatiale véritable. J'en ai parfaitement conscience. En jeu, seule compte ma victoire. Sur le Cerberus, la survie sera mon maître mot."

Il ne doutait pas une seconde que cette partie avait avant tout été un test de ses capacités. Il s'en moquait. Il connaissait ses forces et ses faiblesses. Et quand bien même il aurait voulu envoyer le Cerberus s'écraser sur un vaisseau ennemi, il n'avait pas encore le pouvoir de l'ordonner.

Bien. Il avait compris le fond de la leçon. Je n'étais cependant pas totalement certaine que les forces restantes de mon côté signifieraient forcément la victoire, dans le cadre standard du jeu : il y avait des passes à réaliser, des mouvements possibles. Je ne pouvais cependant nier que ceux-ci n'étaient pas simples, et bien souvent risqués.

« Félicitations, peu importe ce que vous en pensiez. Je pense que vous portez la psychanalise un peu trop loin. Vous voyez peut-être cela comme une défaite, ça n'est pas mon cas : vous avez su lire clair dans mon jeu, trouver la faille et l'exploiter. De plus, je suis admirative du mouvement opéré avec les chasseurs. Comment avez-vous trouvé et réussi à exploiter la faille dans le bouclier ? »

Joaquin haussa un sourcil. Il pensait pourtant que le Lieutenant avait deviné le pourquoi et le comment de sa manoeuvre initiale rapidement. Il toussota, tenta de masquer aussi rapidement que possible sa surprise pour la remplacer par le respect qu'il devait à sa supérieure hiérarchique.

"En début de partie, j'ai mémorisé le nombre des canons de chacun de vos vaisseaux et leur emplacement exact. Puisque les générateurs de boucliers sont souvent assez proches de la carlingue et qu'ils prennent une place non négligeable, ils peuvent altérer la régularité de disposition des canons. C'était le cas sur votre corvette, dont le huitième canon était espacé d'un mètre de plus sur la gauche que ceux qui le précédaient. J'en ai donc déduit que votre générateur se trouvait ici. En concentrant ma force sur ce point précis, j'ai réussi à le désactiver", expliqua-t-il sans marquer la moindre pause ni même reprendre son souffle. Il était complètement absorbé.

Quand il se rendit compte du silence qui suivait sa tirade, il ajouta, penaud :

"Le diable se niche dans les petits détails."

Je haussais un sourcil perplexe extrêmement haut, ne cachant nullement ma perplexité. C'était au-delà des capacités d'un cerveau humain normal, et il aurait du mal à me le faire croire.

« Vous voulez dire que vous avez mémorisé tous les emplacements de tous les canons de tous les vaisseaux de la flotte ? ... »

Certes, je ne voyais aucune autre excuse valable à l'exécution parfaite de son plan, mais c'était très peu sérieux. Non, sans doute avait-il réalisé l'exercice sur un seul vaisseau : sa cible. Oui, c'était forcément ça.

Année après année, Joaquin avait pris l'habitude qu'on remette en cause sa capacité à mémoriser tout et n'importe quoi. La question l'irrita pourtant par sa condescendance mal dissimulée. Mais il n'était plus un enfant, ne pouvait se permettre de faire un caprice à sa supérieure hiérarchique et n'était de toute façon pas enclin aux colères brutales. Aussi se contenta-t-il de démontrer la véracité de ses dires.

"Outre cette corvette, votre flotte disposait d'un total de 218 canons et 62 tourelles automatiques. Évidemment, sur les corvettes, la plupart étaient disposés régulièrement le long des flancs. La corvette détruite avait toutefois la particularité de disposer d'une disposition alternative sur les cinquante mètres les plus proches des réacteurs. La seconde, quant à elle, avait disposé vingt canons de manière très rapprochée sur son flanc droit. Chose intéressante, la dernière disposait de deux tourelles sous la coque..."

Il continua de parler sans se soucier des réactions de son interlocutrice. Il lui fallait être le plus convaincant possible s'il voulait dissiper les doutes quant à sa capacité de mémorisation. Après avoir listé tout ce qu'il avait pu retenir de leur partie, il ne put s'empêcher d'en rajouter, pour être bien sûr de se faire comprendre.

"Oh, et il y a 48 néons dans la salle des générateurs."

S'il mentait, c'était le plus grand baratineur de la galaxie. Non, il était certain d'avoir raison, et vérifier ses dires en retournant dans le jeu ne ferait qu'accentuer sa frustration. Mais s'il disait vriament la vérité ... C'était une véritable aubaine. Non, un joker. Quelque chose à garder dans sa manche sans l'ébruiter. S'il pouvait réellement se souvenir d'autant de détails, notre travail en serait énormément facilité.

« Adjudant, je pense vous devoir des excuses. Vous conviendrez qu'on ne croise pas ce genre de capacités mémorielles à tous les coins de rue. Si vous me le permettez, j'aimerais beaucoup m'entretenir avec vous à ce sujet. Je vais vous laisser vous installer, mais peut-être demain, en début d'après-midi ? »

Et je savais déjà parfaitement quoi tenter, et quels documents apporter.

Bien évidemment. Les tests du petit singe savant. Joaquin savait qu'il y aurait droit à un moment ou à un autre mais il ne pensait pas que ça arriverait si vite après son arrivée à bord. Il était bien obligé de reconnaître qu'il n'avait rien fait pour se les éviter cette fois-ci. La faut lui incombait à lui et à lui seul. Aussi se contenta-t-il de sourire timidement en acquiesçant.

"Bien sûr, Lieutenant, je me tiens à votre disposition", dit-il simplement. "Je vous remercie pour votre accueil. Sachez que je ferrai tout ce qui est en mon pouvoir pour que le Cerberus n'ait jamais à se plaindre de moi ou de mon travail."

Il s'inclina poliment, comme on lui avait appris à le faire. Le geste était un peu raide et maladroit mais bien plus gracieux que lors de ses premières tentatives. Il se redressa, quitta la pièce et prit le premier couloir sur sa gauche. Il fit quelques pas avant de grimacer. Autant pouvait-il se souvenir du nombre de néons dans une pièce, autant mémoriser le plan d'un vaisseau qu'il n'avait pas vu était une mission impossible, même pour lui. Il essaya de se remémorer l'esquisse de plan qu'il s'était efforcé de dessiner mentalement et pria pour trouver ses quartiers sans encombre.