Secret. Don't tell.

Tortuga.

Ca commence par "tortu", même base que torture donc... Ce n'est pas la première fois que la Baleine se pose sur l'astéroïde depuis qu'Ichabod a rejoint son bord. Ce n'est pas la première fois qu'il disparaît dans ses ruelles sombres, loin des yeux de son équipage, pour vérifier si la seule famille qui lui reste est toujours en vie. Mais... Aujourd'hui, quelque chose est encore pire que d'habitude.

L'air hagard, il s'est mis à errer dans les couloirs du vaisseau pour éviter de se retrouver dans le noir de sa cabine. Il évite la ville parce qu'il serait tenté de boire ou de fumer tout ce qui pourrait arriver à sa portée. Il évite les gens pour ne pas avoir à répondre à des questions gênantes. Mais il cherche en même temps à rester dans leur ligne de mire pour que son cerveau continue de contester ce que son corps réclame pour oublier. C'est une sorte de spirale infernale qui le ramène d'ailleurs souvent devant la porte du dortoir qu'il occupe parce que son cerveau ne supporte pas non plus tous les souvenirs qui l'assaillent aujourd'hui.

Tortuga est le lieu où il a rencontré sa femme. Le lieu où vit son père. Son père qu'il a visité. Il est malade. Rien de fatal, mais délirer est la spécialité du vieil homme, encore plus lorsque la fièvre le touche et même son infirmière habituelle est dépassée, cette fois. Il réclame des fantômes. Des fantômes que son fils n'est pas prêt à évoquer de nouveau...

Deux ans déjà qu'elle fait partie de l'équipage du Capitaine de Nieves. Deux ans qu'elle se donne sans compter à sa nouvelle tâche à l'intendance, qu'elle apprend le combat à l'épée et qu'elle arrive enfin, parfois, à dormir quelques heures d'affilée, trop épuisée pour se réveiller en sursaut toutes les vingt minutes. Deux ans aussi qu'elle a découvert que Tortuga, femme libre ou pas, c'était pas forcément son coin préféré du système. De toute façon elle aime ni boire ni consommer d'autres choses, chair fraîche y compris - quelle horreur. Elle descend juste assez longtemps pour être soulagée de retrouver la coque de noix où elle vit depuis, mine de rien, presque sept ans. Cinq ans de malheur...

Elle profite du calme à bord pour aller vérifier certains stocks qui baissent un peu vite et d'autres menus détails, sans avoir personne dans les jambes et en pouvant fouiner à tout endroit qui ne serait pas sous clé. On trouve de drôles de choses comme ça des fois... Cette fois-ci le butin est composé de stylos, bouts de ferraille, d'une peluche hibou toute sale, et d'une jambe de bois. Oui oui. Qui fait le ménage chez les hackers, sérieux ?

Seik'el examine ses trouvailles, pensive. Elle gardera les stylos, lavera la peluche, lancera un appel à témoins pour la jambe de bois, et la ferraille... Trimballant son sachet de toile et ses inventaires mis à jour, Seik'el se dirige vers le dortoir d'Ichabod. Il saura sûrement quoi en faire, sinon poubelle.

Il regarde la porte, et reste immobile pendant un moment devant cette porte. Deux ans qu'il est à bord, et il ne va pas replonger maintenant... S'enterrer dans un trou pour oublier le monde, c'est bon pour Seik'el, pas pour lui. Il se force lentement à s'écarter de la porte et à emprunter une nouvelle route. Il devrait vraiment retourner voir son père. Mais ça non plus il n'en a pas la force. Une chose à la fois. Un pas après l'autre.

Son regard tombera sur Seik'el dans le couloir. Seik'el et un sac en toile d'où dépasse des orteils. En bois. Heureusement. Il est choqué pendant une seconde, ce qui expliquera la lenteur de sa réplique.

" Salut... " Et son éloquence.

Oh, visiblement elle est pas la seule à trouver ça bizarre.

"Hey Chab. Ca va ?"

Au moment où elle pose la question, elle se rend compte que non. Peut-être pas le moment pour ses bouts de ferraille... elle ressort lentement la main du sac où elle cherchait déjà les bouts de métal disparates.

"Il s'est passé quelque chose ?"

Elle a pas forcément l'empathie de son vis-à-vis, ni sa délicatesse, mais elle est inquiète tout pareil. Il a régulièrement un air pas flambant comme celui-là... mais là c'est pire.

Il y a des moments où elle ressemble tellement à sa femme, et des moments où elle est totalement différente... Il préfère quand elle ne ressemble pas à Sil’pey. Réellement. Elles sont tellement différentes sur le plan psychologique qu'il préfère quand le physique suit l'image mentale qu'il a de la Seik'el intérieure...

Heureusement que le " Chab " vient le sortir de ses pensées qui commencent à délirer face au manque parce qu'il aurait pu aller loin, dans les métaphores métaphysiques...

" Ca va, ça va... " Il est loin d'être un excellent menteur, cela dit.

Il n'a jamais rien dit à propos de son père à personne. Il ignore même s'il l'a dit ou non au Capitaine. Enfin, il l'avait dit à Guillèn et Mariana. Mais l'un est mort, et l'autre... Il ne l'a plus revue depuis des lustres. Il ne cesse pourtant de dire que parler, ça aide, à ses hommes. Pourtant, lui-même rechigne souvent à suivre ses propres conseils.

" Une histoire de fantômes... T'as volé la jambe de quelqu'un ? " Détourner la conversation... En attendant de savoir s'il veut lui en parler ou pas... Et de voir aussi si elle cherche ou pas à en savoir plus. Il ne veut pas l'accabler de ses problèmes si elle pose simplement la question par politesse.

Ben voyons. D'ailleurs il tarde pas à... pas expliciter. Et à changer de sujet.

"Ouais, ça traînait dans un recoin, du côté des hackers. Avec quelques toiles d'araignées et d'autres machins. Y avait des bouts de ferraille aussi, comme je sais que..." Elle glisse à nouveau la main dans le sac, y farfouille sans cesser de parler. "...ça t'arrive d'en faire des choses, j'me suis dit que ça pouvait t'intéresser ?" Elle en ressort quelques morceaux de métal d'origine indéfinie, et pas en très bon état, exposés dans sa main ouverte.

Marquant une pause, elle le détaille, comme il la détaille parfois, comme il l'a détaillée au sortir d'une certaine trappe de maintenance. Elle hésite. Elle pense pas que ça soit le genre à se ronger les sangs pour ces histoires à coucher dehors qui parlent de mutants, d'esprits furieux maudissant les honnêtes pirates, de... fantômes. Pourtant, poser des questions auxquelles on veut pas répondre, c'est pas instinctif. Pas logique.

"Quel genre de fantômes ?" elle demande finalement, du bout des lèvres et du ton de celle qui sait qu'elle devrait pas vraiment demander.

C'est bien assez ouvert pour placer un "le genre dont j'ai pas envie de parler" ou autre "ta gueule Seik'el". Elle serait bien culottée de lui reprocher une réaction de ce genre...

Elle s'est dit que ça pouvait l'intéresser ?...

Il observe un instant Seik'el, surpris et distrait de ses fantômes l'espace d'une seconde. Il y a même un fantôme de sourire qui glisse sur ses lèvres, même s'il n'atteint pas ses yeux, avant de baisser le regard vers la main qui lui propose de petits bouts de ferraille. Ses pensées se perdent un instant dans une réflexion ni heureuse ni malheureuse, pensive, qui lui arrache quelques secondes de silence pensif avant qu'il ne réponde enfin.

" Oui, merci. J'essayerai d'en faire quelque chose... " Pour elle, peut-être. Histoire de fêter l'intention...

Il finit par relever son regard et revenir à la réalité, néanmoins. Il ne croyait pas qu'elle allait poser la question. Ca semble trop poli cependant pour être ouvertement inquiet. Il soupire, sans sembler savoir quoi répondre.

" Des fantômes d'un passé que je ne peux pas éviter indéfiniment "

Ca a l'air de lui plaire. Elle suppose. Enfin, pas vraiment, mais il a l'air moins fermé, moins... agité. Elle sourit doucement en réponse. Ca dure pas longtemps, et il a pas l'air de vouloir trop en dire. Le passé... elle en a très peu parlé, de son passé. Vite fait au Capitaine, le jour de leur rencontre. Quelques bribes en passant, parfois, à Valmont avant... avant. Quelques bribes à Ichabod peut-être aussi. Elle sait plus. Elle veut pas en parler. Peut-être par pudeur, parce que ce qui se passe dans sa tête c'est la seule chose qu'elle a toujours pu garder pour elle. Elle a surtout l'espoir sans illusion d'arriver à oublier un jour, à faire comme si rien n'était jamais arrivé et qu'elle était née à vingt-cinq ans. Ca marche pas. Alors elle comprend. Elle referme la main, la retourne, attendant clairement qu'il tende la sienne pour y déposer les morceaux tintants, et cherche son regard.

"Si je peux t'aider. Enfin je sais pas si je peux, je sais pas si tu veux non plus. Mais si tu veux même juste parler, ou si je peux faire quelque chose... n'hésite pas."

Elle se demande après coup pourquoi elle a dit ça. Elle est pas particulièrement inquiète des états d'âme des autres, normalement. Et puis elle se dit que c'est peut-être la première fois aussi qu'on aborde le sujet avec elle, et que ça ressemble à quelqu'un qui se noie mais veut faire semblant de savoir nager quand même.

Sa main de métal viendra se poser sous la sienne pour récupérer les petits bouts qu'elle lui propose. Ne les voyants pas arriver tout de suite, il relève son regard sur elle. Il n'est pas aussi calme que d'ordinaire. Il est même un peu nerveux. Sombre. Agité. Perdu. Est-ce qu'elle peut lire tout ça, seulement ? Peut-être pas, mais la différence avec un Ichabod normal reste... indéniable.

Il reste en suspens à sa proposition. Suspendu sur un doute... Est-ce qu'elle peut l'aider ? Peut-être. Est-ce qu'il en a envie ? Sans doute pas. Mais il repense à son père et à ses suppliques. Même s'il n'est techniquement pas à l'article de la mort, comme le répète assez froidement son infirmière, il a toujours un doute. " Et si c'était la dernière fois qu'il le voyait ? " " Et si c'était la dernière fois qu'il pouvait le soulager ? "

Elle lui dit de ne pas hésiter. Et pourtant, il hésite. Beaucoup. Avant de finalement lâcher un " Peut-être ". Parce qu'elle ne sait pas ce qu'elle lui propose de demander. Et que l'offre est alléchante mais à prendre avec des pincettes.

" Je ne sais pas si tu es au courant... " Probablement que non, il se cache assez bien et ne l'a jamais dit à personne après tout. " Que mon père vit sur Tortuga. "

Il a vraiment pas l'air dans son assiette, aujourd'hui. Tic-tic, tititic, ting, font les bouts de métal dans la main cybernétique. Les fantômes ça fait mal, ça serre le ventre et la gorge, et parfois ça rend fou et ça donne des envies de meurtre. Parfois ça tue. Si elle peut aider ? Peut-être ? Il la reluque pas, il est pas intrusif, il l'écoute et il s'inquiète même pour elle quand il la voit pas pendant trois jours. Et puis ils mangent ensemble, souvent. Et ils ont un passé... plus ou moins commun. Drôle de fraternité. Elle se demande si c'est de ce fantôme qu'il parle. Il hésite vraiment beaucoup, tellement qu'elle est à deux doigts de lui dire qu'elle l'oblige à rien. Et puis... Une légère surprise passe sur son visage. C'est vrai, ça, les gens ont parfois une famille.

"Non, je savais pas." elle répond prudemment.

Un pirate à la retraite peut-être ? En quoi elle peut bien aider ?

Bien sûr que non, elle ne savait pas. Pourquoi et comment, elle l'aurait su ? Pendant un instant, il se dit qu'il est encore temps de faire demi tour sur sa décision d'expliquer pourquoi il a cette tête-là. Lui dire que ça va, qu'il a juste un coup de barre et qu'il va aller lui faire un joli truc avec les petits bouts de métal qui traînent à présent dans sa main. Il joue avec doucement d'ailleurs, en réfléchissant.

Peut-être qu'il est temps de voir si elle fuit tout lien avec lui ou si c'est juste un air qu'elle se donne à chaque fois ?

" Je vais le voir quand on s'arrime sur ce maudit caillou. Mais il est vieux, et de plus en plus malade. Sa spécialité, c'est de délirer et de ramener nos fantômes à la surface. Il n'arrête pas de réclamer ma femme. C'était un peu comme son infirmière à l'époque... Sinon il ne veut pas se faire soigner. "

Ca doit être dur d'avoir de la famille dans cet état. Elle a parfois soupçonné sa mère de fabuler, de s'inventer une importance passée pour mieux supporter la déchéance présente, mais elle restait cohérente malgré tout. Indifférente à cette fille non désirée, mais cohérente. Elle hoche juste la tête en silence, l'ombre de ses pensées dans les yeux, et puis...

Sa femme ? Quoi sa femme ? D'où il a une femme lui ? Elle fronce un sourcil, l'autre se lève comme en balancier. Pas qu'ils parlent souvent de leur vie privée, elle pose pas de question et il a compris tout seul que tenter d'apprendre quelque chose à son sujet aurait pour seule conséquence de la hérisser de piquants comme un poisson-globe... mais elle l'imaginait pas marié. Alors elle hoche la tête, prudemment, en se focalisant sur le fait que sans sa bru, le père d'Ichabod ne veut pas se faire soigner, et en se demandant en quoi elle pourrait aider à l'affaire.

Il l'observe, même s'il a l'air perdu dans ses pensées. Il se demande surtout pourquoi il lui raconte tout ça à elle. Certes, elle a la peau mate et les cheveux bruns. Et elle est très belle. Et elle fait presque la même taille. Mais elle n'est pas Sil’pey... La seule raison qui pourrait faire que ça fonctionne, c'est qu'il soit cuit comme une truite au rhum... Ce qu'il est la majorité du temps.

Mais il faudrait aussi qu'elle soit convaincante. Et elle a même du mal à le convaincre qu'elle est vraiment intéressée à l'aider.

" Mais je sais pas pourquoi je te raconte tout ça... Tu voulais sans doute juste être polie. Désolé. "

L’œil de Seik'el s'assombrit soudainement et elle croise les bras. On pourrait facilement la croire vexée, et en vérité elle est pas loin de l'être.

"J'ai passé toute ma vie à me forcer à être polie, maintenant que j'peux enfin dire merde j'vais pas m'gêner." Voilà, ça c'est dit. "Alors si je propose, c'est pas juste pour être polie." Elle hausse les épaules, s'adoucit un peu. "Mais c'est pas moi qui t'obligerai à quoi que ce soit." L'hôpital se fout pas de la charité à ce point. "Si tu penses que je peux faire quelque chose, dis-moi. J'peux pas promettre d'accepter tant que je sais pas ce que c'est par contre, mais j'écouterai."

Il se gratte la barbe, sa main de métal sur le poil dru de son menton faisant toujours ce bruit étrangement dérangeant. Il est un peu mal à l'aise pour le moment, face au regard vexé de la jolie métisse. Il aurait sans doute dû savoir tout ça, mais il n'est pas dans son état normal... Il est plus tendu que d'habitude. Ses larges épaules semblent taillées dans le marbre, loin de son attitude un peu nonchalante habituelle...

" D'accord. Très bien. "

Il inspire et réfléchit un moment, observant la jeune femme avec un regard pensif.

" Tu ressembles beaucoup à ma femme, et dans l'état dans lequel il est, mon père ne ferait pas la différence. Si tu veux m'aider, tu pourrais m'accompagner. Mais comme tu le dis et comme j'en conviens, rien ne t'y oblige et c'est plutôt étrange comme demande. "

Même Ichabod aura sans doute du mal à dire ce qui retient Seik'el de lui en coller une. L'inspiration, les yeux et les lèvres soudain plissés, le raidissement, presque un début d'élan, tout y était. Elle le laisse finir, pourtant, l’œil mauvais d'un chat blessé.

"Ha. Ta femme hein." elle lâche dans un ricanement amer.

"Alors c'est ça ton plan depuis le début ? T'as pas trouvé mieux ?" crache son visage. Et puis elle se souvient qu'il avait pas l'air dans son assiette quand elle l'a trouvé, qu'ils sont pas du tout dans un coin du vaisseau où il aurait pu la croiser si elle l'avait pas cherché, et que... Chab, c'est sûrement ce qu'elle a de plus proche d'un ami à bord. Mais avec Valmont aussi ça se passait bien. Avant qu'elle lui colle une paire de baffes.

Elle se referme. Son visage n'exprime plus qu'une vive contrariété, mâtinée d'une réflexion qui finit par prendre le dessus.

"N'attends rien de moi que j'aie pas déjà fait, Chab. Rien du tout." Elle lève la main, déplie un doigt. "Aucun contact." Deux doigts. "Aucun geste plus haut ou plus bas que d'habitude." Trois doigts. "Aucun ragnagna." Elle referme le poing, le ramène vers elle. "Si on est d'accord là-dessus, dis-moi ce qu'il y a à savoir pour aider ton père."

Trahis-moi et je te tue.

En réalité... La réaction de Seik'el l'étonne peu ... mais ça ne l'en blesse pas moins. Il la regarde se fermer comme une huître qui croit qu'on en veut qu'à sa perle. Il la regarde le regarder comme n'importe quel homme qu'elle fixe avec ses si beaux yeux trop acérés quand il fait une remarque déplacée sur une partie de son corps qui n'est pas... son corps, en fait. Il ne sait pas d'où ça vient pour le coup. Le fait qu'il dise qu'elle ressemble à sa femme ? Beaucoup de mo'at ressemblent à sa femme. Beaucoup de mo'at ont la peau sombre, les cheveux noirs et ... bon, les yeux sont peut-être un peu différents des autres, mais c'est une simple coïncidence.

Elle n'a pas l'air de le voir comme une simple coïncidence...

Et pour le coup, il a l'impression d'avoir cassé quelque chose d'important, avec son idée stupide. L'observer énoncer ses conditions comme si elle croyait réellement qu'il pouvait faire ce genre de chose... Il hésite, le regard un peu vague.

" Tu crois vraiment que je fais ça pour... " D'un mouvement de main, il désigne son corps. Parfait. Mais sans le dénigrer toutefois... Elle n'aime pas ça non plus. Il soupire... Longuement.

" Ma demande n'avait rien à voir avec ça. Mais peut-être que c'était trop tôt pour te demander un tel service... Je suis désolé. Merci pour les bouts de métal. Je trouverai une solution, pour mon père. "

Est-ce qu'elle le sait, elle, s'il fait ça pour ça ? Elle demande pas mieux que d'y croire, mais... enfin si, elle demande la paix, et qu'on arrête de la voir comme un morceau de viande. Mais il croit quoi, qu'elle aurait posé des conditions à quelqu'un en qui elle aurait pas un minimum confiance ? Qu'elle est capable de faire assez confiance pour se faire passer pour la femme d'un homme sans un minimum de précautions ?  Elle croise les bras.

"Ichabod Cook. Si tu me donnes ta parole de membre de l'Iceberg que tu respecteras ces trois points même si je fais semblant d'être ta femme, je suis prête à le faire. Je suis assez grande pour dire merde quand j'ai merde à dire, je t'ai dit. Si je pose des conditions c'est que je suis d'accord pour t'aider, mais ça m'empêche pas de prendre quelques précautions."

Précautions purement oratoires soit dit en passant... une promesse ça se brise si facilement. Mais lui... elle le voit pas mentir. Vraiment. Alors elle veut bien le croire.

Essayer.

Pourquoi le sentiment d'avoir cassé quelque chose avec la petite métis le détourne de la misère de la condition de son père ? Seik'el l'exaspère mais elle l'intrigue aussi. Son empathie naturelle ne fait que le ramener vers elle. Parce qu'il veut l'aider. Son père, lui, fait des caprices à cause de l'alcool. Il finira par tomber inconscient, et recevra de toute façon les soins qui lui sont dus. Il sait qu'il devrait l'envoyer dans une maison de soin. Il pourrait. Mais il sait aussi qu'il lui en voudrait à vie.

" Seik'el. " Qu'il finit par répliquer, après un instant de silence pensif à l'observer. " Je suis désolé. C'était une erreur de te demander ça. Une mauvaise idée. Je ne peux pas garantir que mon père ne te touche pas. " Il se rend soudainement compte de la tournure de la phrase. " Pas de la manière dont tu crois, mais il était proche de ma femme et avait l'habitude de l'étreindre pour l'accueillir, par exemple. Et la dernière chose que je veux, c'est de te mettre dans une situation dans laquelle tu ne veux pas être. J'ai pas les idées claires. Je suis désolé. "

Il peut très bien promettre de ne pas la toucher, lui. Il ne voit pas l'utilité de cette promesse, mais si elle a besoin de mots pour ça... Il peut bien les dire. Mais il ne peut pas promettre pour quelqu'un d'autre.

" J'arriverai à gérer, t'en fait pas. "

"..."

Un instant elle semble rétrécir, l'ambre de ses yeux se teinte d'angoisse. Un vieil homme délirant... des mains... des mains... des mains sur elle...

"..."

Elle recule d'un pas. Presque rien, un pas de fourmi.

"...je pourrai pas. Je suis désolée je pourrai pas. Je risquerais de..." De le tuer. "Je peux pas. Je supporterai pas." elle répète comme une incantation.

Elle a le choix. Ca lui rappelle qu'elle a le choix. Elle peut dire non. Et même si c'est un vieux fou inoffensif... un vieux fou peut-il seulement être inoffensif... ça lui semble insurmontable. Même si c'est le père d'Ichabod. De Chab.

"Toi si tu me promets je te fais confiance. Mais je... je suis désolée je peux pas. Je suis désolée." elle répète encore.

C'est vrai... le pire c'est que c'est vrai. Si elle avait retrouvé sa mère et qu'elle avait besoin de soins et... Elle inspire. Longuement. Pour se calmer.

"...je ferais plus de mal qu'autre chose." elle conclut. "Je peux pas te promettre de pas... avoir des réactions... disproportionnées. Il vaut mieux pas." Elle pince les lèvres, nerveuse. "Je suis vraiment désolée. J'aurais voulu vous aider mais je... je peux pas."

Elle est vraiment, totalement convaincue que si elle y va, ça va mal se passer. Pour elle, pour lui... les deux sûrement.

Il retient la main qu'il voudrait soudainement lui poser sur l'épaule. Foutus réflexes. Foutu lui. Qu'est-ce qui lui prend ?

" Calme toi. Seik'. Doucement... " Qu'il soufflera, pour essayer de ralentir le flot de paroles qu'elle murmure comme des incantations pour se préserver du monde extérieur... et des réactions qu'elle peut avoir contre lui. Sa voix est douce, grave, calme, comme toujours. Il a en lui cette assurance de ceux qui commandent, mais surtout, de ceux qui compatissent. Sa voix est rassurante par nature, même si elle jure un peu avec son apparence burinée par la vie.

" C'est moi qui suis désolé. Je n'aurais pas dû te demander ça, et je retire d'ailleurs ma demande, sans t'en vouloir le moins du monde à toi, d'accord ? Ne t'en fais pas. "

Il l'aurait bien serré dans ses bras... Mais ce serait égoïste et non avisé. C'est lui qui est en manque de contact humain. Certainement pas elle. Alors il reste immobile, les bras ballants au milieu du couloir.

Non. Non elle se calme pas. Il a même un geste, un geste qu'elle fixe soudain le cœur battant à lui exploser les oreilles. Et pourtant rien, rien alors elle se tait et elle voit bien qu'aucune main vient l'attraper et la toucher alors elle tremble un peu moins - elle avait oublié qu'elle tremblait. Avant elle tremblait pas. Avant elle avait l'habitude. Avant... avant. C'est fini, avant. Fini. Fi-ni. Plus jamais. Elle l'a juré à la Dame. Plus jamais. Et elle serre les dents, la colère se mêlant à la peur et presque la remplaçant, parce qu'elle devrait plus avoir ces réactions.

Plus jamais.

"Ca va... ça va. Merde." elle siffle en mojat avec un mouvement d'humeur, se détournant dans la foulée, rompant le contact.

Ce qu'elle peut détester être une pauvre chose fragile qui se met dans tous ses états pour quelques pauvres mots sans même de mauvaise intention... peut-être... non sûrement. Mais les mains... non, plus de mains sur elle.

Plus jamais.

"Désolée. Désolé. On a l'air fin tiens, et rien n'avance et en plus ça recule." elle grogne pour se donner une contenance, en faisant quelques pas pour s'éloigner.

Elle le voit plus. C'est mieux, c'est pire ? Elle peut pas partir comme ça quand même. Elle virevolte à nouveau, reprend sa place ou presque.

"Tu vas faire comment alors ?"

Malgré l'énervement, ça l'inquiète un peu. Le vieux aux mains peut bien crever dix fois, mais... le père d'Ichabod...

Perdu. Il est perdu. Il se sent con, surtout. Tellement crétin... Il a cru... Boarf, qu'importe ce qu'il a pu croire. C'est une erreur. Il aurait pu dire la même chose à n'importe qui d'autre, mais il avait fallu qu'il se livre à Seik'el. En espérant... Pourtant, il sait que l'espoir ça ne marche pas face aux bêtes blessées. Seulement la patience. Beaucoup, beaucoup, beaucoup de patience...

Elle finit par se calmer. Et s'éloigner de lui. Il ne lui jette pas la pierre et n'essaye pas de la retenir. Il retient un soupir au bord de ses lèvres et se contente de passer une main dans ses cheveux déjà en bataille pour tenter de reprendre un peu contenance, déjà prêt à faire demi-tour, quand elle revient se planter face à lui, le prenant par surprise.

Sur le coup, il manque de pas comprendre la question.

" Hein ?... Ho. J'me débrouillerai, comme d'habitude, t'en fait pas pour ça. " L'idée de base lui parait de nouveau très idiote. Mais malgré ses défauts - bien plus nombreux que ses qualités - son père reste son père et il avait - stupidement, c'est vrai - espéré le soulager un peu dans sa folie alcoolique.

Il se débrouillera. Comme d'habitude. Vraiment ? Il y a quelque chose qui cloche. Dans le "comme d'habitude" sûrement. Un "t'es pas fiable" qui tinte en fond du soulagement que mais oui ça ira, puisqu'il le dit. Mais elle peut pas. Elle peut juste pas. C'est pas faisable. C'est sa limite du pas faisable. Les mains d'un vieil homme malade...

Ca lui apprendra à vouloir aider les gens.

"D'accord. J'vais te laisser alors." Une fuite pas pire qu'une autre. "J'espère que ça ira. Pour ton père."

Espérer ça coûte rien. C'est juste un arrachage de tripes constant, un fil qui tire sur le cœur. Ca ira. D'autres qui n'ont pas peur des mains arriveront à faire ce qui la paralyse.

"A demain ?" elle tente en fin de compte, en esquissant un salut et un départ qui ressemble toujours à une fuite.

Quant à savoir ce qu'elle fuit...

Elle savait, quelque part, qu'elle était pas prête à oublier ses années d'esclavage. Qu'elle avait beau faire semblant, qu'elle avait beau distribuer les gifles et gueuler comme un putois au premier geste malheureux, il en fallait oh si peu pour revenir en arrière et n'être presque plus rien.

Mais à ce point ?

Il aimerait lui dire qu'elle n'y est pour rien. Lui faire comprendre, surtout, que c'est de sa faute. Qu'il n'aurait pas du lui demander ça, la pousser trop loin dans un comportement dont elle ne veut même pas entendre parler. Mais c'est trop tard, le mal est fait. Il tient fermement dans sa main de chair les petits morceaux de métal qu'elle était venue lui apporter. Assez fort pour sentir les aspérités lui rentrer dans la paume, presque douloureusement.

" Ca ira. Ne t'en fait pas. "

Non, il ne lui en veut pas. Il lui sourit doucement, même si elle fuit.

" A demain. Passe une bonne soirée, Seik'el. Et merci pour le métal. J'essayerai d'en faire bon usage. "

Il a déjà une idée de ce qu'il peut faire. Peut-être pour se faire pardonner... Qui sait.