Just give me a reason. [Eugène & Azel]

Je ronchonne, Katy m'a renvoyé de la salle des informaticiens malgré que je sois la première hackeuse, parce que d'après elle, je mettrais une mauvaise ambiance dans le groupe avec mon humeur de cochon... J'ai mes raisons! Eugène n'est pas venu me voir. Vous y croyez? Il n'est pas venu depuis deux semaines! J'ai de quoi ronchonner.
D'accord, je l'ai engueulé au réveil, y a deux semaines, lorsqu'il s'est introduit dans ma chambre, ivre mort, et s'est effondré dans mon lit sans même me demander mon autorisation. Mais quand même, c'est quoi cette attitude? Bon, d'accord... j'ai refusé de le voir... Je l'ai évité, j'ai mis des barrières. Oui, mais sauf qu'il aurait dû insister, s'il crie sur tous les toits qu'il tient autant à moi!
Il aurait dû venir me voir... Je lui en veux. Parce qu'on dit pas des choses comme ça si on ne le pense pas. Et j'ai pas envie de céder, il doit s'excuser.

Oh et puis zut! Qu'est-ce qu'il peut m'agacer... Que fais-tu de mon coeur, Eugène de Chateaubriand? Tu le prends et tu l'écrase? Attend que j'te tombe dessus...

Alors que je suis en pleine errance dans les couloirs, mes jambes prennent une direction plus précise. Il est temps d'arrêter les caprices, il va en prendre pour son grade, le Don Juan. Alors, je presse le pas et marche si vite que mes cheveux rose flottent presque derrière moi. Et vite, j'entrevois les escaliers que j'empreinte toujours pour descendre chez les artilleurs, ils commencent à avoir l'habitude de voir ma tignasse de guimauve dans leur antre de gros bras.
Seulement, quand ils me voient débarquer, ils ont ce regard étrange que je ne note pas, je n'ai qu'une idée en tête, le trouver.

-EUGENE!!! CHATEAUBRIAND SORS DE LA!

Je crie son nom, me pressant dans tous les couloirs, poussant presque le moindre homme qui se mettait sur ma route. Soudain, quelqu'un me barre le passage. Je relève le nez, grogne et fronce les sourcils.

-Laisse-moi passer. Où est Eugène?

Je soutiens son regard alors qu'il fait deux fois ma taille. Et je remarque enfin ce regard, cette étincelle de compassion. Une tendresse étrange que je ne lui connaissais pas...

-Quoi?

-Azel...

Ils ne m'appelaient jamais par mon prénom. Aucune d'entre eux. Mon coeur s'emballe et mon regard passe de la colère à une détresse infinie.

-Cannon est à l'infirmerie.

Je manque de m'étouffer. Je savais que Jack était mort, mais... la colère remonte en moi.

-Pourquoi personne ne m'a prévenue?!

Sans même attendre la moindre réponse, je me retourne, cours à l'infirmerie. Mon coeur bat fort dans ma poitrine... Je crois que j'ai peur pour lui. Très peur.

Ça fait une semaine qu'Eugène est là, dans deux jours il se fait opérer pour une prothèse et ce qu'il ne sait pas c'est que les artilleurs cotisent pour lui offrir une vraie prothèse améliorée. Son état des premiers jours s'est considérablement amélioré. Il n'a plus de fièvre, son moral est remonté, il se reconnaît enfin même si quelque chose a changé en lui. Depuis hier il tanne la médecin pour se lever et aller voir la petite informaticienne dont le caractère de cochon tout rose lui manque.
Sauf qu'il est bloqué ici, en cage. La médecin l'a mis dans un coin vu qu'il torturait ses voisins pour se divertir en leur lançant des épingles.
Le reste du temps, il dort. Il retrouve dans ses rêves, ses magnifiques apothéoses explosives. Il a hâte de retrouver ses canons et ses hommes, de repartir à l'attaque. Encore plus vivement qu'avant. Même si évidemment il commence déjà à gérer les siens de loin, à leur dire qui mettre où, quoi réparer... Il a souvent de la visite, de la bonne visite, pas comme ce chien de stratège qu'il rêve de voir imploser en avalant une grenade ou être déchiqueté par une mitrailleuse à plasma... Ce serait jouissait et amusant...
Il dort encore quand une porte s'ouvre en grand fracas, ce qui ne le réveille pas. Contrairement à Bullet, qui elle aussi s'ennuie et remue la queue tout de suite.

Je rentre en trombe dans l'infirmerie, une femme tente de me stopper, sauf qu'elle croise mon regard. Noir, implacable. De celui qui prévient "touche-moi, je t'éclate". Malgré mon manque évident de capacité physique à éclater quiconque. Tant que le regard fait son effet, c'est le principal. Et il le fait, elle ne me touche pas et se contente d'aller appeler quelqu'un ailleurs, je suppose. Parce qu'une tornade rose bonbon dans l'infirmerie, il faut dire que même moi, je n'appellerai pas ça un trait de génie. Seulement, je veux Le trouver. Lui gueuler dessus. Pourquoi n'est-il pas venu me voir? Pourquoi est-il resté dans cette infirmerie depuis je-ne-sais-pas-quand? Trop de questions qui se bousculent dans ma tête déjà bien fournie.

Et là, je vois la silhouette de Bullet se jeter sur moi. Je souris quelques instants, lui donne une caresse et aperçoit celui que je cherche tant. Je me rue vers lui, fixe son visage endormi. Il est là, dans son lit, endormi! Quel culot! Je me plante au pied du lit, mains sur les hanches.

-Eugène de Chateaubriand, j'attend une explication!

Bullet se met à me tourner autour.

-Crocket, réveille-toi!

Eugène se réveille en sursaut. Dans son œil le plus vivant une lueur cruelle et démente brille, accordé à son sourire dérangé. Il rêvait de l'explosion, dans laquelle il retrouvait le stratège et d'autres fantômes de son passé, qu'il prenait plaisir à faire souffrir.
Il cligne des yeux et son œil le moins vivant repère tout de suite la seule teinte de rose aussi pétillante du vaisseau, cette bimbo superficielle et agressive, ce génie dans ces choses électriques qu'il ne comprend pas. Son Cupcake. Son sourire prend une teinte moins mauvaise.

"Mon p'tit Cupcake, tu nous as manqué !"

Il rigole en se frottant la tête et ne se gêne pas pour la mater, ça fait longtemps qu'il ne l'a pas vu. Son regard sans gêne passe par ses grosses bottes de bonhomme, ses jambes à croquer et ses petites fesses moulées dans son jean, son haut rose comme d'habitude, un décolleté qui en dévoile trop peu pour lui et ce qu'il préfère, son cou, l'embranchement gracile de ses épaules et de son cou. Son visage montre une expression indéchiffrable pour lui, il y voit néanmoins de la colère, elle lui en veut encore peut-être ?

"Oh fais pas la tête j'dormirai dans ton lit que quand tu m'le proposeras la prochaine fois promis !"

Il se redresse complètement pour s'asseoir, frustré de ne pas pouvoir faire ses acrobaties comme avant, frustré de sentir une semaine sans entraînement et sa masse fondre, frustré de ne pas jouer autour d'elle.

Je le vois qui se réveille enfin, j'ai envie de l'enlacer et pourtant, il y a cette pointe d'amertume dans ma gorge qui prend le pas. Et mon désir de lui en mettre une domine presque. Il paraitrait que je supporte très mal l'abandon, une question d'expérience. Et lui, il me sourit, me dit que je leur ai manqué. Il rit en se frottant la tête, m'observe, finit par parler à nouveau. Je rougis l'espace de quelques secondes, raffermit mon oeil rancunier.

- J'fais pas la tête pour ça... D'ailleurs j'fais pas la tête, j'suis énervée. C'pas pareil.

Mes bras se croisent sur ma poitrine, je souffle.

- Tu m'as laissée toute seule, t'es pas venu.

Je lui en veux vraiment. Parce que je sens qu'il gagne et que je m'attache, et que maintenant, il fait semblant de n'en avoir rien à faire et ne vient plus me voir. Oui, il est à l'infirmerie. Mais bon sang, il aurait pu me prévenir, non ? Envoyer quelqu'un pour me dire qu'il était ici, j'aurais compris ! Mais non, monsieur il dit rien et moi je m'énerve pour rien...

Quand elle lui dit qu'elle est énervé, il fronce les sourcils. Il aime la voir s'énerver mais pas s'énerver vraiment. Et contre lui... Ses épaules se baissent et son air est penaud. Il se rappelle de Jack et ça le rend encore plus triste. Et quand il la regarde, il a cet air fatigué.

"J'serais bien v'nu. Mais j'peux pas bouger avant l'opération. Pis tu connais la médecin elle rigole pas. Elle m'a même mis tout seul."

Il soupire de son propre malheur sans se rendre compte que la médecin en question n'avait certainement pas le choix. Entre ses crises d'hystérie, sa nervosité et sa presque agression du stratège, elle a du augmenter la dose de médicaments pour le calmer. Eugène s'en rend compte maintenant que ce médicament fait effet, à quel point il est déraisonné quand sa folie latente reprend le dessus. Et pourtant quand il reprend ses esprits il espère qu'elle ne va pas gagner toute la partie. Il veut rester avec les artilleurs. Il sait ce que la capitaine lui a proposé et ce que ses frères d'armes voudraient, qu'il reprenne le flambeau. Rien ne lui ferait plus plaisir mais pour ça, il doit empêcher ses impulsions chroniques de faire exploser n'importe qui passant sur son chemin, allié ou ennemi. Son regard se plante dans celui de celle qu'il convoite depuis tant de temps.

"Pis p't'être que t'aurais pas aimé c'que t'aurais vu."

Impossible de voir s'il pense à son état physique ou mental.

Je sens mon coeur se serrer lorsque j'aperçois cette étincelle dans son regard. De l'abattement, une tristesse profonde. Je garde les bras croisés sur ma poitrine, je tiens mes distances. Et je l'écoute qui parle, tellement bizarre. Il semble si différent de d'habitude... Ce n'est pas mon Crocket. Et mon esprit tique, les mots de mon artilleur font exploser toutes mes certitudes. Je ne bouge que d'un pas dans sa direction, mon visage s'affole et mes yeux d'émeraude s'envahissent d'un éclat d'inquiétude.

- Une opération ? De quoi tu parles ? Quelle opération ?

Je ne tiens plus et m'avance jusqu'à lui, me met à genoux et avance ma tête si proche de la sienne. Sourcils toujours froncés, ils ont changé d'émotion. Plus la moindre colère, mais une angoisse insistante.

- Qu'est-ce que j'aurais pas aimé ? Dis-moi !

Je déteste ne pas comprendre. Je hais ne pas être au courant de ce qu'il se trame, l'ignorance m'est insupportable. Je ne le touche pas, je reste là, face à lui.

- Qu'est-ce qui s'est passé, Eugène... Et Jack... est-ce que tu... tu es blessé ?

Quelle idiote... il va croire que je m'inquiète pour lui... Pourtant, c'est vrai. Je m'inquiète pour lui, terriblement.

Eugène n'a même pas le temps de formuler sa pensée que voilà son petit Cupcake affolé, paniqué. Elle l'appelle même par son vrai nom, c'est donc très sérieux. Et pourtant il ne peut s'empêcher de rire. Elle lui demande s'il est blessé... Alors qu'il est alité depuis une semaine et qu'elle vient le voir à l'infirmerie. Bullet saute sur le lit pour lécher le visage d'Eugène qui la repousse en se calmant.

"Azel, t'sais qu't'as des magnifiques yeux. Et j'pense c'que j'dis. Mais j'me demande s'tu peux voir avec."

Il se rend compte qu'elle est proche, elle est venue d'elle même. Il aimerait la prendre dans ses bras là maintenant. Il s'appuie juste sur son bras pour approcher sa tête de la sienne, espérer sentir son odeur. Il fait mine de réfléchir à toutes ces questions.

"Alors l'opération c'pour ma prothèse, les gars ont cotisé pour ça, c'est sûr qu'moi j'aurais pas pu l'acheter même une simple comme celle-là. Pis ça sera dans quelques jours le temps qu'on s'pose."

Il pince ses lèvres, décide de ne pas l'effrayer plus que de raison.

"Bah t'sais j'devenais fou sans toi... pis bloqué comme ça dans un lit."

Ses doigts sont presque attirés par les cheveux roses, il aimerait jouer avec, avant de tracer un trait sur sa peau.

"J'suis pas ici par plaisir. Mais ... tu savais pas ? J'étais là d'ssous quand ça a explosé. Jack... l'est plus là. Pis moi j'suis toujours là. Mais pas tout complet."

J'ignore son compliment sur mes yeux. Il se rapproche de moi. Et je m'étonne de ne pas reculer. Que fais-tu à mon coeur, mon Eugène?
Une prothèse. Une prothèse? Je m'affole et mes sourcils se froncent tellement que j'en ai mal. Pourtant, j'ignore tout ça et je réfléchis. Et je me rend compte que je suis terriblement stupide... Il est à l'infirmerie depuis tellement de jours, pourquoi n'ai-je pas pensé qu'il était vraiment blessé? Et pourquoi personne ne m'a rien dit avant, bon sang.
Crocket continue de parler et moi je ne l'écoute que d'une oreille. Et soudain, il parle de Jack et je sors de mes pensées. Je ne l'ai pas réellement connu, mais j'ai envie de pleurer.

-Oh, Eugène...

Et je tilt. Mes joues deviennent rouges. Je tourne ma tête, fixe mon regard sur le lit, l'inspecte intensément, les draps, son corps. Pas tout complet... Et je vois. Là, un vide sous le drap. C'est plat. Je me tourne vers lui, regard embué.

-Tu... Je... C'est... Je viens d'apprendre que tu étais ici et je...

Je n'arrive même plus à parler, je me sens bête de m'être emportée. Et je rougis de honte. Je me met à l'imaginer, mon Crocket, là-dessous, alors que tout explose. Je l'imagine ensanglanté, seul, sans moi. Blessé. Et je n'arrive pas à ôter la vision du drap plat de ma tête même lorsque je plonge mes émeraudes dans les beaux yeux de l'artilleur.

-J'suis désolée d'm'être énervée... On m'a pas dit...

Il voit les larmes dans les yeux d'Azel, il la voit observer ce trou dans le drap, où se met Bullet pour s'étaler de tout son long.

"Mais s'pa grand chose ça. T'sais j'suis un pirate c'est l'risque de pas r'venir complet ou pas r'venir tout court... et puis j'fais avoir une jambe toute neuve. Si elle est pas rouillée c'la dit."

Eugène cherche la main de la guimauve pour la prendre dans sa main calleuse et chaude. Sa toute petite main.

"Tu savais pas faut plus qu't'y penses ! De toute façon j't'aime même quand t'es en colère."

Il essaie de trouver le moyen de lui faire retrouver le sourire, de changer le sujet. Il lui lâche la main et se tortille dans les draps pour s'asseoir en tailleur et perd son équilibre un instant.

"Et puis j'suis toujours aussi beau... même si j'ai perdu un peu de bras."

Il grommelle un peu sur la nourriture de la cuisine, ça m'embête vraiment de ne plus se sentir aussi fort qu'il l'était.

"Et puis j'fais d'venir un robot, un cyber-humain. Entre ça pis mon œil y'a personne qui pourrait m'arrêter. Et j'pourrais trouver tes autres prétendants et leur briser les os d'un coup d'pied. Tes prétendants ou tes ennemis."

Il lui offre un grand sourire espérant qu'elle sourit à son tour.

Je le fixe dans les yeux, j'essaye de ne pas pleurer. J'veux pas. Mais je sens que mes yeux se noient, ça m'agace. Et Eugène qui plaisante toujours, qui essaye de me faire rire pour me rassurer.
Je sursaute légèrement lorsqu'il me prend la main. Pourtant, je n'ai pas le moindre mouvement de recul, je suis juste encore plus rouge tomate. Et me sens bizarre... et bien. Mais bizarre.
La chaleur de sa main réchauffe la mienne, toujours froide. Le contact est si étrange pour moi, j'ai perdu l'habitude... Et ses mots me font sourire. Quelle tête je dois avoir, rouge, inondée de larmes avec un sourire qui s'éveille sur mes lèvres...
Je me sens un peu mal à l'aise, il retire sa main, se tortille et s'assied en tailleur.

-Moi j'm'en fiche qu'tu sois un robot...

Je manque de rajouter que je n'veux pas d'autres prétendants que lui, me retiens. Et d'un bond, je me relève, me glisse sur le lit et m'assied en tailleur face à lui. J'essuie mes yeux d'un revers de manche avant de lui offrir un sourire machiavélique.

-Alors comme ça tu m'aime même quand j'suis en colère? Et tu veux briser les os de mes prétendants et ennemis? De mes AUTRES prétendants?

La voir se remettre sur son lit tiré un sourire à Eugène. Maintenant qu'il l'a touchée une fois et qu'elle s'est laissée faire il aimerait recommencer mais il se rappelle de la première fois qu'il l'a vue. Azel est un animal apeuré avec lequel il va devoir prendre son temps. Pour un grand impatient comme lui c'est à la fois un challenge et une frustration.
Entendre ses paroles lui fait du bien et ça le fait rire. Décidément tous les artilleurs finissent par se faire remplacer par des bouts de métal. Un robot ça lui plaît bien, surtout s'il peut intégrer des armes dans son corps. Comme Jack. Il va sûrement perdre en souplesse, mais il gagnera en force. Et ça aussi ça lui plaît bien.
Face au nouveau sourire joueur et presque cruel de Cupcake, il rentre dans le jeu. Il se rengorge et bombe le torse.

"Bien sûr ! J't'aime tout l'temps même quand tu m'as viré d'ta chambre à coups d'chaussure ! J'aime les femmes qu'ont du caractère."

Il lui fait un clin d'œil dragueur.

"Et montre les moi tes autres prétendants. Y'en a pas un qui m'arrive à la cheville ! Même brûlé pis sans jambe j'suis plus fort et plus beau qu'eux... Et tes ennemis... donne moi la liste que j'les fasse flamber vivant un par un."

Il fronce les sourcils avant de se rendre compte.

"Comment ça tes autres prétendants ! Y'a qui dans c'foutu bateau qui veut m'voler mon Cupcake ?"

Au début, j'ai détesté ça. Sa façon dragueur de me parler. Aujourd'hui, ça me fait rire, je rentre même dans son jeu. La preuve étant que j'ai commencé. Je continue de sourire, malgré mon oeil qui n'oublie pas les blessures de Crocket. Et ses plaies... Celles que j'ai vues, la première nuit. Partout. Je ne peux pas m'empêcher de penser... Parce que je sais à quel point mes propres blessures sont douloureuses.

Je chasse mes pensées, j'essaye de faire face. Pour lui. Parce que je n'ai pas envie qu'il croit que je suis si sensible, parce que je n'ai pas le droit de pleurer. Je dois sourire, il aime me voir sourire.

- Tu crois quoi, toi, qu't'es le seul à avoir des prétendants ici ? Et ouais, j'suis convoitée, monsieur. Tu te sens menacé, Crocket ?

Mes fossettes se dessinent, mon sourire s'accentue. J'ai un peu chaud, le stress passé. Machinalement, je remonte les manches de ma veste militaire. Je remonte mes cheveux en chignon maladroit au-dessus de ma tête.

- Il va falloir que tu les débusque, pour conquérir ton Cupcake !

Il la sent à demi bien. Mais de toute manière entre les médicaments qui l'assomment et son esprit de réflexion habituel, il n'a pas les outils pour l'analyser et discerner ce qu'elle pense vraiment.
Azel le cherche et le provoque. Il fait mine d'ouvrir la bouche, choqué. C'est sa langue qui sort en premier pour caresser sa canine, une de ses manies. Il garde le contrôle en se fixant sur les fossettes de son cupcake en face de lui. Il aime la voir sourire. Il aime la voir jouer, et s'énerver contre ses artilleurs. Elle le fait rire même quand elle le dégage de sa chambre. Et il la trouve belle même quand elle pleure.

"Me-na-cé ?"

Le sourire cassé qu'il montre habituellement prend tout son sens à ce moment, sourire menaçant, dérangeant. Sa respiration devient plus profonde. Il a l'air plus sérieux que jamais.

"Si tu m'le demandes j'les trouve tous. Et ils s'ront plus tes prétendants. Un par un."

Il aime qu'elle lui demande de le conquérir. Il aime qu'elle lui demande de débusquer ses autres prétendants. Son cyber-oeil remarque quelque chose sur son bras. Ce qui le sort de son état d'esprit sérieux, d'un haussement d'épaules il continue.

"Heureusement qu't'es convoitée, vu qu't'es la plus belle fille du vaisseau. Sauf qu'ils peuvent pas toucher."

Et son regard retombe sur ce qu'il a vu. Il tend le bras comme une flèche et attrape le poignet d'Azel. Ses sourcils se froncent alors qu'il l'interroge du regard.

"C'est quoi ?"

Je sursaute lorsqu'il me prend le bras, déclenchant un réflexe protecteur acquis depuis bien des années. J'essaye de retirer ma main. Seulement, Crocket est bien plus fort que moi et me retient fermement. Mon regard s'assombrit, souffle saccadé. J'essaye encore de retirer mon bras, je tire, rien. Il ressert son emprise, je pousse un gémissement douloureux.

- Une brûlure. Ca s'voit pas ?

Ma voix est sèche, presque violente. Et alors que j'essaye de fuir son regard, une colère soudaine monte en moi. Mes pupilles remontent vers son visage, le fixent intensément, une rage profonde émergeant de la surface.

- C'est pas ton problème et tu m'fais mal.

Au coin de la pièce, je revois presque le feu ardent de la cheminée... Je ressens presque ses caresses sur ma peau, ses mots, la douleur. Une panique dévorée de dégoût monte en moi. Je sens toujours la main de l'artilleur sur ma peau, le contact me fait trembler. Et j'entend ma voix s'élever, dure.

- Lâche-moi, Eugène. Tout de suite.

Son étreinte se resserre. Jusqu'à ce que sa voix à elle claque.

Ses yeux voient. Un frisson parcoure son dos. Comment une petite hackeuse peut s'être brûlée tout le bras ? La réponse qu'il s'imagine l'effraie. Bien sûr qu'il y pense tout de suite. Il veut y voir un accident involontaire. Mais la violence d'Azel, son recul, son agressivité confirme son instinct. Les cicatrices sont vieilles, blanches, elles ravagent son avant-bras. A l'intérieur d'elles, il voyage autre part. Sa respiration se fait plus profonde comme s'il entrait dans un rêve. S'oubliant, il oublie aussi sa force qui broie le poignet d'Azel.
Il n'a pas peur d'elle. Ni de la bombe qu'elle peut représenter. Il n'a pas peur qu'elle lui explose dans la main. Mais il sent sa fragilité effleurer la surface, il la sent aussi vulnérable que la première fois. Il veut la prendre dans les bras et la protéger. Il veut lui dire de ne pas avoir peur de lui. Pas elle. Il veut la garder ici, obtenir ses réponses, savoir la vérité aussi dure soit elle. Sauf que s'il la garde trop proche, trop fort, il risque de la briser. Parce qu'elle ne se laissera pas faire.
Il lâche le poignet doucement et la regarde enfin dans ses yeux. Il voit la douleur derrière la colère. Lui aussi les vagues refluent, il les contrôle mais elles sont là. Il tient, d'un sérieux profond, méconnaissable. Calme avant la tempête.

"Qui t'as fait ça ?"

Il lâche mon poignet, je le presse contre ma poitrine, caressant la peau douloureuse. Eugène me regarde dans les yeux, je le fixe. En colère, emplie d'une rage à peine contenue. Et cette douleur sous-jacente qui ne cesse de venir troubler mon esprit fou. Et son regard à lui, est d'un sérieux que je ne lui ai connu qu'une fois. Lors de notre rencontre. Et il parle, à nouveau.
Je sens le feu sur mon bras envahir ma poitrine. Ma lèvre se soulève légèrement, j'ai un tique à l'oeil.

- Un type qui m'fera plus rien aujourd'hui.

Instinctivement, je recule un peu de quelques centimètres. Mon poignet m'élance encore, je me referme sur moi-même. Il m'a fait mal... Eugène m'a fait mal.
Je me referme, me retrouve à nouveau dans ma bulle et j'entend ma voix, froide, au-travers du voile de mon refuge.

- Et c'pas tes oignons... Pourquoi tu gâche tout en cherchant des trucs qui t'regardent pas...

Je n'arrive plus à être heureuse. Je le regarde, mais je le vois Lui. Je vois le feu, les violences, je vois les intrusions dans ma chambre, la douleur. Je vois mes larmes. Un océan de larmes. Et je me revois, couchée dans mon lit d'enfant, baisser les bras. Abandonner le combat. Le laisser faire.
J'ai de nouveau mal.

La respiration d'Eugène s'accélère. Il a l'air en colère. Azel qui recule en se frottant le bras. Il la voit se replier, se renfermer. Il sait qu'il aurait pu devenir comme cela plutôt que d'abandonner toute raison, toutes attaches, tout sérieux, toutes normes et toutes lois avant de devenir aussi libre et détaché quitte à assumer sa folle passion pour les explosions, les batailles et le feu. Quand il a décidé que le monde des hommes ne valait plus la peine, que seules les créatures les plus pures et innocentes méritaient son effort et sa considération. Quand il a lâché prise sur cette absurdité et qu'il a pris ce rôle de démon qui l'appelait depuis toujours.
Il voit en Azel cette enfant apeurée qui se protège.
Dans ses yeux en colère, des larmes roulent. Le souvenir de n'avoir plus eu confiance en celle qui lui avait donné la vie. En dedans, ça le secoue fort.
Il se recule lui aussi et fait un effort pour sortir les mots les uns après les autres.

"Si ce type essaie... je le f'rais... imploser."

Le sourire qu'il a est menaçant.

"Plus personne devrait t'faire du mal."

Il voit bien que c'est lui qui lui a fait du mal. Et une lumière s'allume dans son esprit. S'il ne fait pas attention il pourrait faire du mal à ceux qu'il doit protéger. Quelque chose clique et il ne s'en rend pas compte tout de suite. Les mots de Jack font enfin sens, responsabilité et devoir.

Plongée dans son regard, Crocket me fixe intensément. Et je la vois enfin. Cette étincelle qu'une seule âme n'a jamais éprouvé pour moi. Un instinct protecteur démesuré. Son sourire menaçant, ses mots, tout résonne dans mes dernières pensées libres, les premières perdues dans le passé.
Et je me sens bête. Je le sais, mes réactions peuvent parfois être disproportionnées. J'ai peur qu'on me touche. Je ne supporte pas de voir quelqu'un s'approcher de moi... Je me protège. Seulement, le revers de la médaille m'empêche de voir ceux qui me veulent du bien. Ceux qui m'aiment...
Et Eugène, il veut faire exploser ceux qui me font du mal. Il m'aime et je le repousse.

Je baisse les armes, mon bras descend lentement sur mes genoux. Je le regarde toujours, plus calme. Les battements de mon coeur reprennent un rythme régulier.

- Si tu m'laisse l'achever... t'en fais c'que tu veux.

Doucement, mes mains descendent les manches de ma veste, couvrant mes avant-bras. Je pensais cet acte de ma vie révolu, j'avais tord. Ca me fait encore atrocement mal...

- Plus personne devrait nous faire du mal.

Je regarde sa jambe, ou son absence de jambe. Je pense à ses marques, sur son corps... Et je regarde mon bras au-travers de ma veste militaire. A mon intimité... Lorsque je relève mon menton, que je regarde Crocket, je lui souris à nouveau. A demi, les yeux brillants.

- Jamais.

Il est sacrément fébrile à l'intérieur. Il sent que rien n'est stable, il va devoir mettre du temps pour tout ordonner dans son bordel mental personnel. Et pourtant quelque chose a changé. Il reviendra à la charge pour comprendre son histoire, pour trouver cet homme sans âme qui l'a brûlée. Il le retrouvera...
En attendant il se sent plus proche d'Azel qu'il ne l'a jamais été. Elle cache ses avant-bras mais il sait maintenant, il n'a plus besoin de voir pour savoir.
Elle est encore impressionnée par la perte de sa jambe mais lui... il s'en fiche un peu.

"C'te jambe il va m'en r'pousser une autre. Et c'qui a sur ma peau, c'est des histoires pis des trophées. J'ai pas mal, ça m'fait plus mal d'puis longtemps. C'est c'qui m'donne mon cœur et ma force. Par contre ..."

C'est important pour lui alors il la fixe dans ses yeux brillants à elle.

"Azel. J'veux qu'tu m'promettes..."

Les mots sont compliqués, il les cherche pour trouver les bons.

"T'as plus jamais l'droit d'me trahir."

C'est le contrat implicite. Il triche, il tue, il joue, c'est un pirate. Mais il ne peut plus supporter les traîtres, les menteurs, les mères qui rejettent leur enfant, les types qui brutalisent les jeunes filles, les truands qui capturent les animaux. Azel est une innocente, elle est au-dessus des autres mais jamais elle ne doit l'abandonner, lui mentir, devenir comme les autres. C'est comme ça qu'elle lui ferait mal.

Je fronce légèrement les sourcils... Le trahir? Est-ce trahir que de garder ses blessures en soi, pour un simple désir d'intimité? Je ne comprend pas... J'essaye, pourtant. Et je pense à ses cicatrices dont je crève de connaître l'origine. Et cette envie de le défendre, coûte que coûte... Que jamais plus rien ne lui arrive. Peut-être que pour lui, la trahison est une affaire de non-dits. Aucun secret.
Seulement, on le sait, tous les deux. J'ai des secrets, mais tout comme lui en a aussi. C'est clair, entre nous. Deux épaves englouties au fond d'un océan d'ombres. Les secrets font partie de ma vie. Et face à mon Crocket, je prend peur de l'avenir. Dois-je lui confier la vérité, au péril de ma vengeance? Jamais il ne me laissera l'assouvir...
Plus jamais le droit de te trahir. Je ne vais pas pouvoir, Eugène. C'est impossible. Parce que ce capitaine que tu admire tant, elle m'a abandonnée, petit animal blessé au bord de la route. Laissée à la mort.
Je ne peux rien te dire, je ne peux rien te promettre...

-J'veux pas te blesser... c'est juste... moi ça me fait toujours mal. Pour moi, ça, c'est pas un trophée, juste un rappel douloureux constant...

Je soupire, détourne le regard. J'ai cette désagréable sensation du mensonge en bouche.

-J't'en parlerai, Eugène. Un jour. Mais pas là, pas maintenant. J'ai besoin de temps...

Je me sens mal.

-... je n'veux pas te trahir. Mais tu dois comprendre mon intimité... s'il te plait...

Elle est mal à l'aise, elle ne veut pas ou ne peut pas en parler.

"T'inquiètes pas p'tit cupcake j'comprends. J'me suis mal exprimé t'sais j'suis pas très intelligent avec les mots. Prends l'temps qu't'as besoin moi j'suis là."

Il détourne le regard presque gêné.

"T'as l'droit d'avoir tes secrets. J'voulais juste dire qu't'as plus l'droit d'venir comme eux. Toi pis moi on est pareil. T'sais moi aussi y'a que'qu'un qu'a voulu m'faire du mal alors qu'il aurait pas du. C'des monstres. Pas nous. J'te protègerai d'tous ceux là pis j'te laisserai ton temps. J'veux juste que tu m'promettes qu'tu d'viendras pas comme eux. Maint'nant c'nous contre eux z'autres. Tu crains plus rien. Pis moi j'suis pas du genre à craindre grand monde d'puis qu'j'ai décidé qu'jouerai plus leur jeu."

Un sourire s'étend sur son visage, de satisfaction. Et ses paupières papillonnent. Un bip sort de la machine à côté d'eux. Il s'appuie le dos sur le dossier du lit. Bullet siffle, elle n'est pas paniquée, elle va prévenir Jadis ou un apprenti.

"Garde c'que t'as. On en parlera un aut' jour. Quand tu s'ras prête. Tu m'ramèneras tes gâteaux la prochaine fois qu'tu viens ?"

Sa voix devient pâteuse pendant que Jadis arrive pour régler les doses. Elle prévient Azel qu'il dort beaucoup, il doit beaucoup dormir.

"Moi j't'attends. Et j'te promets qu'je serais jamais comme les types comme l'tien."

Sa voix devient murmure même s'il essaie de lutter. Ses yeux se ferment à la fin de sa phrase.

Je ne le quitte pas des yeux. J'écoute. Mon coeur bat vite, ma main me démange. J'ai envie de toucher la sienne, de prendre ses doigts entre les miens. Lui dire combien je suis désolée, pour ce qui arrive. Et arrivera. Lui, il a détourné le regard. Il me parle comme personne ne l'a jamais fait.
Il n'est pas comme les autres. Si différent... comme moi.
Mon prince. Celui qui me réveillera d'un baiser de mon sommeil trop long, celui qui découpera les buissons d'épines pour me délivrer du dragon qui me garde, celui qui grimpera à la haute tour de mes cauchemars pour m'enlacer tendrement.
Eugène est mon prince. Un prince blessé, cabossé. Mais mon prince. Et le plus beau de tous.

-Eugène... tu... je...

Soudain, un bip résonne. Tout va trop vite. Il continue de me parler, sa voix devient pâteuse. Bullet cherche Jadis qui arrive si vite. Elle règle les doses, je vois mon Crocket sombrer lentement dans le sommeil avant que je n'ai pu finir ma phrase.
Je me tourne vers Jadis, les yeux humides. Et lui demande, presqu'implorante, si je peux rester ici encore un peu. La doc' sourit gentiment, acquiesce. Et repart.

Je me penche, à quatre pattes. Je m'avance lentement, me glisse à côté de lui, pose une main sur son torse, j'observe son visage quelques secondes. Mon corps s'allonge, ma tête se dépose délicatement vers la sienne. Je me colle à lui.

-Je crois que tu me rend dingue de toi, Crocket...