Un chagrin d'amour c'est l'amour sans amour

Ca fait bien trois jours que personne a vu Seik'el. Le premier jour personne s'est vraiment inquiété, elle était à bord en partant donc elle y est toujours, mais là ça commence à se poser des questions à l'intendance. Elle y passe littéralement ses journées et ses nuits, d'habitude.

C'est parce que ça fait bien trois jours que Seik'el se terre derrière une trappe de maintenance que Valmont avait un jour mentionnée comme inutilisée. Pourquoi elle est pas utilisée, elle en sait foutre rien et elle s'en contrefout. Y a pas de fil à nu, pas de moteur, pas de machins qui bougent et qui pourraient la broyer ou lui arracher des bouts, c'est assez grand pour qu'elle puisse bouger un peu, personne la voit et personne ira la chercher là et c'est tout ce qu'elle veut. Elle en sort deux fois par jour, en rasant les murs, pour soulager sa vessie et la re-remplir.

C'est pas parce qu'à vingt-six ans on fait le premier chagrin d'amour de sa vie qu'on a plus besoin de boire.

On lui a toujours dit qu'il avait un bon sens de l'observation. Moins aiguisé en terme de sécurité, mais très performant lorsque ça concerne les gens. Il n'était pas encore Quartier Maître de l'équipage de la Baleine, et il ne jouait pas des pieds et des mains pour remplacer celui qui était en place, mais l'équipage commençait à voir en lui quelqu'un de fiable. Lentement. Très lentement. Mais sûrement.

Donc le premier jour, il avait remarqué la disparition de Seik'el.
Le deuxième jour, il avait commencé à s'inquiéter et avait cherché à en savoir plus.
A la fin du troisième jour, un mousse lui avait signalé sa cachette.

Elle n'y était pas. Elle avait dû la quitter pour des raisons biologiques. Alors il s'était posé tranquillement contre le mur du couloir qui menait au minuscule réduit dans lequel elle avait trouvé refuge. Une trappe de maintenance inutilisée... Pourquoi diable se cacher là dedans ? DE quoi diable se cacher là dedans ? Il n'aimait pas mettre les gens au pied du mur, alors il n'allait pas la forcer à quoi que ce soit. Il attendait simplement. Si elle voulait continuer à se terrer, au moins allait-il vérifier qu'elle n'avait pas besoin d'assistance médicale. Sinon, elle pourrait s'arrêter pour parler.

Bras croisés, mine à la fois sombre mais surtout inquiète, il guettait le retour de la mo'at en espérant qu'elle n'allait pas fuir en courant.

L'inconvénient d'être à bord d'un vaisseau et de pas avoir de jour et de nuit dans l'espace, c'est qu'il y a toujours des gens qui bossent dans un coin ou dans l'autre. Seik'el louvoie pourtant, avec une discrétion toute approximative mais en suivant les couloirs les moins fréquentés avec l'habitude de celle qui a passé plus de cinq ans à bord. Les toilettes. Remplir sa bouteille au lavabo. Eviter le miroir - il pourrait lui parler de ses yeux rouges, s'inquiéter de son air éteint, s'indigner de la chemise blanche toute froissée et marquée de quelques traces grises de larmes et de cambouis, et pire que tout déchirée au coude - et regagner la cachette où, jusqu'à présent, on lui a foutu une paix royale.

Elle réalise trop tard que la paix, c'est fini. Quelqu'un l'a trouvée. Quelqu'un l'attend dans le couloir. Elle est prête à faire demi-tour, et puis presque aussitôt elle reconnaît Ichabod. Bien sûr. Elle a pris l'habitude de manger avec lui. Bien sûr qu'il s'est rendu compte qu'elle était pas là. Elle hésite, figée. Au fond, elle pourra pas rester là-dedans éternellement. Et puis il l'a vue. Et puis même si ça la fait chier, elle préfère encore lui qu'un autre. Lui au moins il l'enfoncera pas. Et au pire hein, il lui arrivera quoi ? Le sas ? Ben comme ça, ça sera réglé.

Elle s'avance un peu, à mi-distance, en silence. Ses pensées l'ont un peu rallumée, un instant, avant qu'elle s'éteigne à nouveau.

Le regard calme du pirate se pose enfin sur la préposée à l'intendance. Le temps d'arrêt, qu'il n'a pas habituellement quand il l'observe, est court mais néanmoins bien présent. Il la détaille, plus d'une seconde, et presque sous toutes les coutures. Un peu comme ces gens qui la dévisagent, mais qui n'observent pas son visage. Néanmoins, ce sont d'autres détails que ses formes qui l'intéresse, actuellement. Son coude, son état, ses yeux, sa chemise, ses vêtements de manière générale, sa façon de marcher, de tenir sa bouteille... Probablement qu'une conclusion se forme dans son esprit parce que les nuages tranquilles de son regard gris se mettent soudainement à tournoyer une seconde... avant de se calmer à nouveau, indécis, inquiets, mais surtout... perdus.

Il ne sait pas quoi dire. Parce que pour lui, c'est indéniable : un des hommes est allé trop loin. Néanmoins, on a pas retrouvé de cadavre dans les couloirs de la Baleine ces derniers temps. Et il n'a rien remarqué d'inhabituel au sein de l'équipage, si ce n'est la disparition de Seik'el. Et s'il pouvait s'imaginer tout ce qu'il voulait sur comment la jeune femme devrait réagir, compte tenu de son passé d'esclave, les rumeurs qui courent sur ce qu'elle a fait à ses capitaines...? Pfeuh. Qu'est-ce qu'il peut bien y connaître à ça ?...

" Tu as besoin d'un médecin ? " Qu'il finira simplement par demander, voyant qu'elle ne fuit pas, et qu'elle continue de s'approcher, bien plus lentement que son pas précédent cela dit.

Il la regarde. Il la détaille. Il la décortique. Et son regard change, et un instant elle a peur de ce qu'elle y voit. La colère. Il lui en veut, elle recule d'un pas. Et puis soudain plus rien. Elle comprend plus ce qu'il y a dans ses yeux. Ca fait tellement longtemps qu'on l'a pas regardée comme ça. Des années, peut-être des décennies. Dans une autre vie. Elle a oublié. Elle a oublié, mais elle sait que c'est pas les yeux de quelqu'un qui lui veut du mal, et ça lui coupe la réplique cinglante qu'elle aurait voulu cracher pour le faire partir et rester seule, encore, toujours, et oublier. Alors elle se remet à marcher, lentement.

"C'est de l'autre côté l'infirmerie, Chab." elle souffle juste, sa bouteille d'eau à la main, en essuyant machinalement quelques gouttes avec sa chemise.

Elle aurait voulu l'envoyer balader. Vraiment. Mais elle peut pas. C'est pas pour ça qu'elle fait une jolie réponse bien claire par contre...

"Comment tu m'as trouvée ?"

Chab ? On ne l'avait encore jamais appelé Chab... Ca le décontenance une seconde, il faut avouer. Il en oublie sa colère pendant un instant, tout en continuant de l'observer avec une attention toute particulière à son état physique - et non à ses formes.

" Un mousse t'as vu passer par là tout à l'heure " Qu'il répond donc, avec la même tonalité qu'elle. Un calme forcé.

" Pourquoi tu te caches ? "

A ton avis ? Pourquoi les gens se cachent ? Pourquoi les gens veulent pas qu'on les voie, pourquoi les gens veulent qu'on les oublie ? Pourquoi les gens veulent pas qu'on les regarde ? Elle est pas guérie de vingt ans d'abus Seik'el, et même s'il a jamais levé le quart du petit doigt sur elle les soudains regards insistants d'Ichabod commencent vraiment à la rendre nerveuse.

"Si on te demande t'es pas au courant." elle répond, presque cassante - presque. Et une fois qu'elle est devant lui, la main sur la porte de sa trappe pour retourner s'y terrer, elle pousse un gros soupir. "J'vais pas pouvoir continuer longtemps pas vrai." qu'elle souffle, son œil éteint fixé sur le panneau. C'est pas une question.

" Je ne risque de ne pas l'être, au courant... "
Qu'il rétorque à demi-mot, pensivement.
" Mais je ne te forcerais pas à parler... "
Mais peut-être qu'elle voudra l'écouter ?...

Elle semble prête à retourner se terrer.
Et lui ne peut s'empêcher de soupirer.
Intérieurement pour l'instant.
Parce que si elle l'entend...

" Ton corps finira par manquer d'énergie.
Et ça m'ennuierait de devoir expliquer
Comment j'aurais fini par te retrouver,
Dans une trappe, recroquevillée sans vie... "

" D'ailleurs, j'imagine que tu as l'estomac vide.
Si on reprenait nos habitudes ?
Ca m'évitera de mourir sur un astéroïde...
Et de continuer à nourrir mon inquiétude... "

"J'en suis pas à me laisser mourir..." elle grogne en brandissant sa bouteille, à moitié tournée vers lui à présent.

Mais son air blasé, c'était rien à côté de son expression quand il a prononcé l'expression "estomac vide". Tout le monde sait que c'est pas quelque chose à dire devant quelqu'un qui a effectivement l'estomac vide, c'est le meilleur moyen que l'organe se souvienne qu'il existe et se manifeste bruyamment. Et tout de suite, c'était le meilleur moyen de faire tourner à l'orage les yeux de Seik'el, à leur tour. Il pouvait pas se taire, cet imbécile d'estomac ? Il a eu à boire, ça lui suffit pas ? Elle a chipé un biscuit hier, c'est pas insurmontable de rien bouffer d'autre en trois jours quand même ! Elle a survécu à pire...

"Tu vas pas me croire si je dis que j'ai pas faim, maintenant." elle grogne.

Là tout de suite, les abandons sur cailloux sans atmosphère, Seik'el s'en fout un peu. Elle pense pas que le Capitaine irait jusque-là pour elle. Comme s'il en avait quelque chose à faire, de toute façon... mais quand même, quelque part elle serait embêtée que quelqu'un finisse encore ses jours comme ça à cause d'elle. C'est vraiment glauque, et puis il lui a rien fait, Ichabod. Enfin à part lui mettre le grappin dessus alors qu'elle aurait voulu se fossiliser dans son trou à rats.

"Et arrête de me reluquer, tu veux ?"

Ah, Seik'el. Le chat sauvage qui prend la mouche même quand on lui tend un morceau de viande. Si elle ressemble physiquement à sa femme - qu'elle repose en paix - niveau caractère, c'est le contraire. Sinon, il n'aurait pas tant de mal à l'approcher. ll ne sait même pas pourquoi il continue d'essayer. Peut-être parce que c'est son job ? Enfin, ça l'était. Ici, il n'est qu'un membre d'équipage. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure.

Bien sûr qu'elle n'en est pas à se laisser mourir. Pas consciemment, du moins. Mais à force de s'affaiblir... Son regard se voile une seconde à la pensée...

" A trop creuser un trou, on finit par ne plus vouloir en sortir... " L'idée n'était pas de le prononcer à voix haute (enfin, basse, pour le coup, c'est presque un murmure). Mais c'est fait. " Mais je ne dis pas que c'est ton cas. Je m'inquiète simplement pour toi, c'est tout. "

Mais il peut comprendre que le regard insistant sur la façon dont sa chemise retombe sur ses côtes puisse être pris pour autre chose. Alors il arrête.

" La cuisine doit être fermée, mais je peux te trouver quelque chose à manger. Enfin si tu veux. "

Non, malgré ses feulements de petit chat sauvage, il n'abandonne pas l'idée.

Elle a l'air de vouloir en sortir, de son trou ? Elle y serait déjà retournée si elle était pas certaine qu'on viendrait l'y chercher tôt ou tard maintenant que quelqu'un l'avait vue, et surtout si son estomac s'était pas réveillé. Parce que maintenant, ouais, elle a la dalle. Ce soir Seik'el a pas envie d'être aimable, pas envie d'être sociable, pas envie de se préoccuper des états d'âme des gens et pas envie de parler. Oh, elle le remarque, pourtant, ce regard qui se voile, et elle note l'inquiétude, mais elle doit surtout retenir l'envie de piquer. Au moins il regarde vite ailleurs, et ça l'apaise un peu. Juste un peu. Juste ce qu'il faut pour baisser le nez au lieu de continuer à feuler, juste ce qu'il faut pour une moue blasée au lieu d'ironiser que visiblement ça l'a pas trop inquiété de plus la voir pendant trois jours.

"J'crois qu'il va falloir si j'veux que la boîte à bulles la mette en sourdine." elle commente, résignée, après un nouveau et très sonore gargouillement. Elle lui fait signe de passer devant. On sait pas, elle pourrait encore changer d'avis et se trouver une autre cachette... et surtout, lui, il sera plus tenté de la reluquer.

Le regard blasé qu'elle lui lance en dit long... Et il devine qu'il ne s'est soit pas assez inquiété, soit elle n'en a rien à faire de lui. Il ne sait pas pourquoi, parce qu'il ne devrait pas le prendre pour lui, mais ça le blesse un peu... Il avait déjà compris qu'elle avait un caractère de chien, pourquoi il s'en étonne finalement ?

" Okay " Qu'il soupire donc, se contentant de prendre le chemin des cuisines, les mains dans les poches, et le regard sur le couloir. Elle peut fuir si elle veut. Retourner se cacher. Il n'est pas là pour restreindre ses libertés, seulement lui proposer d'autres options, un peu de nourriture et potentiellement une oreille si elle veut vider son sac et expliquer pourquoi elle se cache depuis trois jours.

Lui, pour l'heure, il a peur de dire quelque chose qui attiserait sa haine alors il se tait, et le chemin se fait en silence dans les coursives quasiment vides jusqu'aux cuisines.

A moins qu'elle tienne la conversation.

Nope, elle fait pas la conversation Seik'el. Elle profite du calme. Du silence. Parler après trois jours à ruminer dans un placard et à esquiver le moindre bruit... faut une petite transition. Le temps de reprendre pied avec la réalité, aussi. Doucement. Un pas après l'autre. De se dire qu'au fond, celui qu'elle a appelé Chab machinalement tout à l'heure parce que dans sa tête "Ichabod" c'est trop long et qu'elle l'abrège comme ça, il y est pour rien. D'ailleurs s'il y était pour quelque chose ça lui aurait pas échappé, pas vrai ? Le voyage est ponctué de quelques gros soupirs, et une fois aux cuisines elle se laisse lourdement tomber sur la première chaise venue et fixe sa bouteille d'eau fatiguée. Une tache grisâtre attire son regard sur la manche de sa chemise, elle essaie vaguement de la frotter mais ça doit être du cambouis ou une autre forme de crasse de la trappe. Super.

"Tu proposes quoi ?" elle lâche finalement, à mi-voix.

Les cuisines et le mess sont vides. Pas étonnant vu l'heure. Le début du service n'est pas avant une heure ou deux au moins. Ils ont le temps de se poser sans être dérangés avant que le premier commis ou cuistot n'arrive. Encore que ça peut être le quart où ils ne servent que du nutrisoja. Il ne se souvient pas des plannings. Généralement, il prend ce qui passe, lui. Habitué, à force.

" Je vais voir ce que je peux trouver "

Qu'il répond simplement. Il ne la regarde plus. A peine. Juste pour vérifier qu'elle est installée. Avant de se diriger vers les cuisines pour y trouver de quoi faire une assiette simple, mais chaude et nourrissante. Des oeufs. C'est bien des oeufs. Enfin, c'est des oeufs en poudre. Moins savoureux que des vrais mais ça fera l'affaire. Et puis il risque pas de rater des oeufs. Parce que c'est pas qu'c'est pas un grand cuistot... mais c'est pas souvent qu'il a eu à faire de la bouffe dans sa vie. Sa femme lui a appris un peu... Pour une question de survie " si jamais elle devait s'absenter "...

Les minutes passent. Et l'homme revient finalement avec une assiette d'oeuf brouillé, des couverts, deux verres, et un paquet de biscuits. Des cookies. Au chocolat. Il pose le tout sur la table en essayant de rien faire tomber de ses bras bien chargés.

Elle se retrouve vite seule à nouveau, la tête dans le vide. Elle a envie de rien. Et faim. Pas marrant ça, avoir faim et pas envie de manger. Dans un soupir, elle se cache le visage dans les mains, un instant, juste un instant. Le noir, ses doigts frais sur les yeux, se détendre. Respirer. Allez, elle a survécu à pire quand même.

Les bruits en cuisine se calment, elle se reprend et fixe à nouveau la bouteille en attendant qu'Ichabod revienne. Les pas lui font lever les yeux pourtant, dans un nouveau concert de gargouillis. Elle se recule, se laisse servir en silence, attentive. Des œufs brouillés. Elle aurait peut-être dû surveiller son assiette, qu'il y mette rien de bizarre. Bah, non, il aurait rien mis. Elle a trop faim pour qu'il y ait mis quelque chose. Elle se rappelle vaguement qu'il faudrait servir à boire peut-être, alors elle lui verse un verre vite fait et se jette sur l'assiette, expédiée en à peu près deux minutes. Ca va mieux. Elle a mangé un peu vite, quand même, surtout avec l'estomac vide, alors elle se sert un verre aussi - au lieu de boire à la bouteille, quelle idée - pour faire passer. Voilà, la boîte à grub-grub est contente, maintenant la ferme. Seulement alors elle relève les yeux vers lui, toujours un peu méfiante mais rassasiée. Plus lentement, elle ouvre le paquet de cookies et le pose entre eux, en prend un.

"Pourquoi tu fais ça ?"

" Tu ... "

Il n'aurait pas eu ses réflexes qu'il n'aurait sans doute pas compris toute la scène.
Enfin, il exagère, mais il n'a pas le temps de lui dire de prendre son temps pour manger, parce qu'un estomac qui n'a pas connu de nourriture pendant trois jours risque de râler d'être ainsi traiter... Elle a déjà commencé à engloutir son assiette après lui avoir rapidement servi un verre. Il regarde le verre. L'air perdu un instant. Mais il laisse faire.

Il sirote même un peu son verre d'eau en la regardant manger. Enfin, son regard est fixé sur la table, mais il voit à sa périphérie ses mouvements de mains et l'assiette qui se vide. Puis le verre qui se rempli. Les biscuits qui sont ouverts et proposés. Il prendra un cookie. Et l'observera un instant avant de venir en prendre une bouchée.

" Je te l'ai dit, je m'inquiétais pour toi "

Maintenant, il va s'inquiéter de la voir vomir son repas d'une minute à l'autre... Mais bon...

Oh non, elle est habituée à jongler entre la pénurie et une assiette à engloutir le plus vite possible, habituée aussi à s'arrêter quand elle sent que ça va pas. Là ça allait.

"T'es bien l'seul on dirait." elle commente en prenant une petite bouchée de cookie.

Il a même retenu qu'elle aimait bien ces petites choses au chocolat. Ou alors il a pas fait exprès. Elle se demande vaguement s'il faut en conclure quelque chose, mais à présent qu'elle a l'estomac plein - ou pas vide en tout cas - elle est nettement moins sur la défensive.

" Tu t'es vraiment bien caché, tu sais, comment tu peux savoir que je ne suis pas le seul à m'inquiéter ? "

Elle a mis des caméras ? Elle a checké le tableau de bord quand y avait personne pour vérifier qu'il n'y avait pas une affiche " Avez-vous vu cette femme perdue dans le vaisseau ? ". Il en doutait. Elle ne voulait voir que le mauvais côté des choses. Ou continuer de râler sur son sort. Il ne savait pas... Il ne savait même toujours pas pourquoi elle se cachait comme ça. Alors il se contente de grignoter son cookie. En attendant qu'elle parle, ou non.

"J'ai des oreilles. L'est pas insonorisée, la trappe. Et le mousse qui m'a vue a pas essayé de me parler. Personne."

Personne l'a appelée. Personne a parlé d'elle dans le couloir. Personne a prononcé son nom.

"Que toi. Tu vas en parler, de la trappe ?"

Elle aimerait bien que non. Elle en a pas cinquante, des cachettes que personne ou presque connaît.

Il lui dirait bien que les gens s'inquiètent pas forcément en gueulant son prénom dans tout le vaisseau, ou que le mousse est intimidé par sa beauté, certainement - et sans doute aussi par son air farouche de chat sauvage qui se prend pour un glouton... Mais il ne dit rien et se contente de finir son biscuit, l'observant pensivement, sans la reluquer. Il l'observe comme lorsqu'ils mangent ensemble entre leurs quarts. Ce qu'ils font là actuellement... Sauf qu'il devrait être dans son lit, lui.

" Pourquoi je parlerai de la trappe ? "

Au moins, si elle disparait de nouveau, il sait où la trouver maintenant.

Pourquoi, en effet. Et pourquoi il en parlerait pas. Elle hausse légèrement les épaules, continue à grignoter son cookie.

"Donc c'est ça, on me cherche pas."

Sinon y aurait des questions, des "où tu l'as trouvée", "où t'étais", "est-ce que tu veux faire une prière avant le grand saut". Elle sait même pas ce qu'elle risque à disparaître comme ça pendant trois jours sans préavis et sans nouvelles. Elle baisse les yeux sur son cookie, rassemble les miettes tombées sur la table.

"Il va m'arriver quoi tu penses ?"

Six mois plus tôt... des coups, des privations. Peut-être un jour ou deux chez les artilleurs. Pour "apprendre".

Elle frissonne.

Il soupire, et se contente de reprendre un cookie. Plus de cents membres sur un navire, des gens avec qui elle ne s'allie pas vraiment d'amitié, et elle n'est pas contente qu'il y ait au moins une personne qui s'inquiète pour elle ?...

" Moi je te cherchais "

Mais est-ce qu'il perd son temps ? Non. Il ne croit pas. Cela dit, la métisse est une petite teigne difficile tout de même...

" Retenue sur ta paie, peut-être une remontrance du Capitaine... Si c'est le cas, il vaudra mieux pas récidiver. Il aime pas les récidives... " Il jette un coup d'oeil à sa façon de frissonner. " Mais rien de pire... " Qu'il ajoutera, d'une voix enrouée mais douce. Ou à défaut d'être vraiment douce, attentionnée.

Oui. Ichabod, oui. Pourquoi ? Son regard se perd un instant. Si on se donne cette peine, doit bien y avoir une raison. Un sourire étire doucement sa bouche, une seconde, sans monter jusqu'à ses yeux.

"C'est vrai."

Mais c'est pas Ichabod qui aurait dû chercher cet engrenage manquant.

Son vis-à-vis partage son expérience, précieuse. Rassurante somme toute. Rien de pire. Son regard s'éteint pourtant.

"J'ai pas besoin d'argent. C'est pas grave. J'devrais arriver à gérer une remontrance."

Menteuse. Une remontrance du Capitaine, ça veut dire un Capitaine déçu. Capitaine décevant.

Ses mots n'arrivent pas à l'effet escompté. Déception, somme toute, mais interrogation surtout... Il cache néanmoins cette partie de sa réflexion. Il n'est pas du genre à laisser tomber mais il n'est pas du genre à échouer autant dans ses relations avec les gens. Il ne comprend pas... Il lui manque une pièce du puzzle.

" Tu n'as pas l'air convaincue. "

Il ne sait plus quoi dire d'autre mis à part la confronter à ses propres réactions...

"Si, si."

Bien sûr qu'elle arrivera à gérer. Elle a bien survécu aux artilleurs. Et à tout le reste. Elle s'est refermée pourtant, comme un wovi'ite qui cache ses couleurs brillantes et n'affiche plus que son dos rugueux. Vieille habitude. Elle est blessée, pas physiquement mais elle est blessée. Personne l'aidera, et la moitié de Dorado au moins lui veut du mal. Ichabod pourtant il lui fait pas l'effet d'être dans cette moitié. Il a ce quelque chose de presque rassurant quand il la reluque pas comme tout à l'heure. Et puis il était peut-être inquiet, vraiment. Pour elle. Ca serait bien le premier à avoir cette drôle d'idée. Peut-être qu'il écouterait. Alors après un long silence, un mot se forme sur ses lèvres.

"C'est juste..."

...mais en fait elle a vraiment, vraiment pas envie d'en parler. Elle continue à triturer son cookie en silence, les yeux baissés.