─ Maman avait toujours été une aventurière.
Maman avait toujours été une rêveuse.
Perchée sur une branche d'un des grands arbres qui peuplaient les immenses forêts tropicales de Mo'tanui, elle observait le ciel, les étoiles, les corps célestes qui, elle le savait, gravitaient autour d'autres corps célestes, qui gravitaient eux-même selon les lois d'un univers dicté par la déesse Calypso elle-même. Ceux de son clan la surnommait
Tahni Re'o, littéralement
tête dans les étoiles. Interprète, traductrice et diplomate, maman aimait discuter avec les étrangers, comparer leurs cultures, étudier leurs mœurs. Elle avait apprit leur langue, naturellement douée pour cela, et c'était à elle qu'on s'en remettait lorsqu'il s'agissait de régler les affaires extérieures au clan. Qu'un jour elle s'en aille après avoir formé un apprenti n'étonna donc personne.
Maman avait toujours été une aventurière, après tout.
C'était le début d'une belle histoire. Le genre d'histoire qu'on raconte aux jeunes mo'at lorsqu'on veut voir briller leurs yeux d'émerveillement. Mais ce genre d'histoire doit toujours mal se terminer pour le héros, ou l'héroïne. Sinon les jeunes mo'at abandonneraient leur clan, vous comprenez ? L'histoire de maman ne faisait pas exception à la règle, mais maman, en plus d'être aventurière et rêveuse, savait aussi parfois se montrer étrangement déterminée. Alors, lorsqu'elle fut prise en tant qu'esclave dans un vaisseau trinitaire, cueillie aux prémices de sa fabuleuse aventure, elle se contenta de hausser les épaules. Après tout, son objectif était atteint : elle avait quitté la planète. Elle trouverait bien un moyen de retrouver sa liberté. Maman était optimiste et pleine de ressources. Mais maman avait surtout beaucoup de chance, et sans doute la bénédiction de la grande déesse. Elle la remercia profondément, lorsqu'un vaisseau pirate aborda le trinitaire, pilla son contenu et embarqua ceux qui le souhaitaient. Elle fut d'une grande aide pour eux, car maman était futée et savait comment manœuvrer les gens. Je suppose que c'est une qualité qu'elle m'a transmit sans trop le savoir.
Elle passa des années dans le vaisseau, accompagnant ses occupants, apprenant tout ce qu'elle pouvait. Ce n'était pas l'aventure glorieuse qu'elle avait espéré, mais cela comblait un vide au fin fond de son être. Chaque jour était rempli de nouveauté, chaque personne qu'elle croisait avait sa propre histoire. On l'aimait, jolie maman à l'accent chantant et aux yeux d'azur, à la peau saupoudrée du mysticisme de la déesse, au sourire toujours bienveillant. Et maman aimait, en retour. Elle aima un homme comme jamais elle n'aima quelqu'un. Mais son aventure prit subitement fin lorsque Calypso lui murmura à l'oreille ─à moins que ce ne soit une métaphore joliment formulé. Elle sut alors qu'elle devait partir. Et c'est ce qu'elle fit, sans un regard en arrière. Elle aimait le vaisseau, l'équipage, et l'homme, mais elle savait que ses idéaux ne correspondaient pas aux siens.
L'aventure de maman se termina alors.
Et je suis né, bambin aux yeux d'azur tournés vers les étoiles, sur la planète de Mo'tanui où elle était finalement retournée.
Je grandis dans les récits de maman, et j'aimais les astres qui dansaient dans ses yeux comme elle avait aimé ceux qui gravitaient dans l'espace. Elle me surnommait
Tahni, son étoile, mais m'avait donné un prénom de la langue standard. Et très jeune, je compris que c'était parce qu'elle me destinait à voyager, à parcourir le système comme elle l'avait fait. Elle instilla cette idée en moi dès l'enfance, m'éleva dans l'indépendance et m'apprit les langues et les cultures étrangères, sous les yeux inquiets des autres membres du clan. Ils auraient du s'en douter pourtant, qu'une simple naissance ne viendrait pas à bout des rêves de maman, quitte à ce qu'elle dusse les transmettre à son sang et sa chair. Alors elle me chantonnait des berceuses faites de promesses, de rêves et d'aventures. Quelque part, je pense qu'elle savait qu'elle ne reverrait plus jamais les étoiles. Peut-être que Calypso lui avait murmuré.
J'ai pleuré à sa mort. Pas pour elle ─je savais que son périple était loin d'être terminé, et que la grande déesse avait sans doute des projets pour son esprit. J'ai pleuré pour moi, qui devrait supporter le vide qu'elle avait laissé dans mon cœur, dans mon être. Un vide semblable à celui qu'elle avait autrefois, un néant où ne brillait nul astre. Je sus alors que l'heure était venue. Le clan désapprouvait, mais les mo'at sont rarement du genre à imposer leur volonté. Ils s'étaient d'autant plus fait à l'idée parce que, de la même façon que maman avait instillé cette envie d'aventure dans mon esprit, elle les avait peu à peu habitué à voir en moi un futur explorateur. Un futur absent. Maman était quelqu'un de futé, vous vous rappelez ? Alors, tout comme elle, je quittai finalement les T'Awëyka, leur promettant de faire attention et de ne jamais négliger la grande déesse.
On dit souvent que le premier pas d'un voyage est également le plus important. Je n'emportai que peu de choses avec moi : le strict nécessaire, un pendentif du même bleu que les yeux de maman ─que les miens─ et Boulette, mon amie Tawtute qui n'aurait sans doute pas supporté mon départ.
J'ai aujourd'hui quatorze ans, un de plus que lorsque j'ai quitté Mo'tanui. J'ai embarqué sur plusieurs vaisseaux. Ce fut difficile, mais maman m'avait bien préparé. Voyager en tant qu'enfant au métissage supposé est étrangement plus facile qu'en tant que femme indigène. J'ai été étonné de rencontrer tant de mépris face à mon peuple et à ma culture. J'ai appris à me taire, afin qu'on ne remarque pas mon accent. J'ai appris à obéir, parce que c'était ce qu'on attendait de moi. Mais jamais ma détermination ne fut entachée par quelques événements que ce fut. Pas même lorsque j'eus assisté au triste spectacle de mo'at réduit à l'état de sous-hommes. Ma détermination ne faiblit pas, mais une flamme au fond de moi crût. Je l'entendis, très distinctement, comme un craquement au fin fond de mon être, comme une allumette qu'on frotte contre un mur. Une étincelle, à l'exact emplacement du vide qu'avait laissé maman.
Je ne connais pas la signification de tout cela -je n'ai que quatorze ans, vous savez. Mais j'ai senti comme de la cendre à la saveur de l'impuissance contre ma langue, en songeant que je ne pouvais rien faire. Qu'il fallait que je grandisse. Que je devienne quelqu'un. »
Sven se tut finalement, effrayé par sa propre hargne. Le goût des mots lui laissait une impression étrange. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas autant parlé. Il en était lui même surpris. Il releva timidement son regard azuré sur son interlocuteur, silencieux tout du long de son récit, comme taillé dans la glace. Il ne parvenait pas à deviner ce qu'il pensait. Il se tortilla sur sa chaise, comme un chiot prit sur le fait d'une bêtise. C'était plus ou moins le cas, lorsque de puissants bras l'avaient saisi de derrière sa cachette improvisée.
Un voyageur clandestin, mon capitaine, avait lancé l'homme, un zeste espiègle dans la voix, avant de le laisser en compagnie du chef pirate. Sven s'était fait tout petit devant son regard sévère et son apparence impressionnante pour l'enfant qu'il était. Allait-il le jeter par-dessus bord, dans le vide intersidéral ? Ses prétentions d'aventures allaient-elles se conclure de façon aussi abrupte ? L'angoisse enserrait son cœur alors qu'il adressait une prière muette à la déesse.
L'homme hocha finalement la tête. Un mouvement neutre, presque désintéressé.
Un simple mouvement de tête qui lui autorisait la vie ─pour l'instant. Sven ne sut vraiment ce qui convainquit le capitaine. Son honnêteté ? Son jeune âge ? Il ne le saurait d'ailleurs sans doute jamais, et pour le moment, cela lui convenait. On lui apprit son affectation, nouveau petit mousse à la solde de l'équipage de l'Iceberg, le vaisseau pirate sur lequel il avait embarqué de façon plus ou moins obscure. L'aventure revêtait parfois de curieuses formes.
Pour le meilleur et pour le pire.