Calypso a dit

C'est pas souvent qu'on voit l'intendante traverser la moitié du vaisseau pour honorer la salle des machines de son insigne présence. Oh, bien sûr, il y a bien eu ces deux semaines imposées par le Capitaine l'année précédente, mais d'une façon générale c'est bien le dernier endroit où on s'attend à la voir dans le vaisseau... parce que c'est là qu'on a le plus de chances de croiser Valmont.

Alors forcément, quand Seik'el débarque sans prévenir, l'air moitié inquiet, moitié déterminé, un rien fébrile et totalement nerveux, avec en prime son maquillage noir tout barbouillé autour des yeux, un papier dans la main et un "je dois parler à Valmont, tout de suite"...

Valmon faisait l'habituel entretien d'un des moteurs. C'était presque du travail de mousse, mais ça le détendait et le tenait occupé. Il était couvert d'huile et s'était un peu éraflé le bras dans la procédure. Comme quoi, on est jamais trop sûr de soi, même en revenant aux bases. On frappa sur la trappe au dessus de lui.

"M'sieur Valmont, y a l'intendante pour vous !
- Passez moi le communicateur. 
-Non, non, mais M'sieur. Elle est là.
- Hein ?!"

Il se frappa la tête en se relevant brusquement. Une injure en trinitaire plus tard, il ouvrit la trappe et pu voir de lui-même que la présence de Sei'kel était bien effective. En plus, elle était dans un drôle d'état. Elle tenait un papier dans la main. Il avait fait une erreur dans ses demandes ? Impossible. Il s'extrait du plancher et s'essuya les mains en s'avançant vers elle.

"Y a un soucis ?"

Non non, elle est juste là pour le plaisir de sa présence. Raaaah, rien que de le voir émerger du sol elle se raidit et elle se ferme. C'est quand même terrible, ça, après cinq ans à consciencieusement chercher le moindre prétexte pour rien laisser passer, rien pardonner... allons, bon, les désirs de Calypso sont des ordres plus encore que ceux du Capitaine. Allez. Courage. On inspire.

"Ouais." C'est toi le souci. Non, c'est pas ça qu'elle est venue dire. "Non." M'enfin de là à dire que tout va bien... elle pousse un gros soupir, bref et clairement pas tranquille. Elle se balance pas d'un pied sur l'autre, mais tout juste. "Faut qu'on parle. Seuls."

Elle sait absolument pas ce qu'elle va lui dire. Et elle a bien vu le résultat de leur dernière tentative de conversation à plat, en terrain neutre, tout ça. Difficile de trouver un terrain neutre et discret sur le vaisseau, elle vient le voir directement sur son terrain à lui, elle a l'intention de boucler ça en cinq minutes montre en main, alors au moins, au moins qu'il la dispense des oreilles de ses gentilshommes.

Valmont ne comprenait pas ce qui se passait vraiment. Parler ? Seuls ? Hem. Certainement. Elle avait enfin décidé d'en finir avec lui ? Il avait dépassé les bornes ? Il ne se souvenait pas vraiment de ses dernières demandes de composant. Il fit un mouvement de la main et la salle des machines trop calme se remit au travail. D'un mouvement de tête, il confia le reste à son second.

"Suis moi."

Il marcha non loin, dans une sorte de bureau qu'il n'utilisait presque jamais. Son statut d'officier lui avait donné ça, youpi, du coup, il l'utilisait comme réserve. Il poussa les cartons pour dégager un bureau couvert de plans et de croquis, ainsi qu'une chaise. Il alluma un néon qui crachota vulgairement avant se stabiliser. Valmont attrapa une serviette déjà sale qui traînait dans un coin et tenta d'améliorer l'état de ses bras.

"Qu'est-ce que j'peux faire pour toi ?"

T'es venue chez moi. Tu cherches un service.

Seik'el s'attendait à un refus. A une remarque. A quelque chose. Pas à un accord direct, sans chicanerie, sans rien. C'est pas elle qu'ils auraient soutenue pourtant, tous ces gens qui ont arrêté de travailler pour suivre l'échange et qui s'y remettent en deux gestes. Elle se sentirait presque morveuse pour le coup.

Elle suit, les doigts crispés sur son papier, vers... un local ? Oh bon sang, c'est un bureau. Et dire qu'il y a des gens pour trouver le sien bordélique... Fais rien tomber sinon c'est sur moi que ça va retomber. Elle s'appuierait bien sur quelque chose, mais elle a un peu peur de provoquer l'éboulement fatal, et la chaise... lui inspire pas confiance. Vraiment, mais alors vraiment pas. Elle a aucune envie de s'éterniser, et s'asseoir c'est un peu comme dire qu'on en a pour des heures. Un peu un signe de détente et de non-agression aussi, mais elle est tendue comme un élastique, elle va faire gober à personne que... Ses fesses prennent toutes seules le chemin de la chaise et l'y posent.

Et maintenant, la bonne blague... trouver quoi dire. Elle l'évite du regard, inspire, ouvre la bouche, lève les yeux, la referme. Ca vient pas. Va bien falloir qu'elle trouve un truc à dire pourtant.

"Ta liste." Non, t'es pas venue pour l'agresser. Change de ton. Elle inspire à nouveau, la brandit pour appuyer son propos. "Tu l'as pas gonflée cette fois-ci ? T'as bien trié par ordre d'urgence ?"

Valmont la regarda un instant et alla s'appuyer sur le bureau.

"Non. Je t'aurais bien ajouté deux-trois compilations de mon groupe de space-rock préféré, mais avec la situation actuelle et les abordages imminents, ça aurait été de mauvais goût."

T'es vraiment venu ici pour ça ? Le capitaine t'a obligé ? Les communicateurs fonctionnent pas ? T'as choppé une maladie mortelle, tu regrettes la haine que tu as propagé autour de toi et tu viens demander pardon ? Valmont fronce les sourcils.

" Il y a un truc qui ne fonctionne pas pour les abordages ? Une information grave ? "

Meilleur explication plausible pour l'instant.

"Très drôle." Elle l'aurait encastré dans une cloison depuis longtemps s'il avait tenté ça. Ca aurait fait un joli haut-relief et en prime elle aurait eu la paix. "Non. Ouais."

Très claire hein Seik'el... c'est qu'il soit aussi près qui la dérange, à tous les coups. Obligé. Elle sur la chaise, lui contre le bureau. Evidemment. Parce que l'autre effet collatéral des chaises, c'est que quand on est assis dessus ben on peut pas bouger.

"...c'est compliqué." elle conclut, comme si ça expliquait tout alors que clairement, ça fait qu'en rajouter une couche. Elle s'attarde un peu en terrain connu. "Faudra gonfler un peu les stocks avant le premier abordage... surtout côté vivres. Médicaments. Va falloir rogner sur tous les postes."

Les esclavagistes sont pas connus pour prendre soin des hommes qu'ils vendent comme du bétail. Tout juste s'ils font en sorte d'éviter les épidémies, parce que ça serait une perte trop importante et que ça pourrait les contaminer aussi, donc les stocks ennemis suffiront pas à nourrir et soigner tout le monde. Et les médicaments, ça coûte cher. Alors tu comprends bien que tes cathodes et tes anodes et tes synodes, là, c'est pas ma priorité, et tu vas te démerder de faire durer les précédents jusqu'à ce qu'on aborde ces enfoirés.

"Donc s'il y avait des choses à enlever de ta liste, là tout de suite, ça serait quoi ?"

Valmont la fixa silencieusement un instant. Assez pour qu'elle comprenne qu'il trouvait la situation assez anormale.

"Je t'ai fournis la liste habituelle, je ne sais pas très exactement ce qu'il y a dedans à la virgule près. Si tu veux couper dans le haut, reviens me voir avec la liste en main et j'enlèverais ce qu'il faut..."

Il fronça les sourcils.

" Mais si tu veux couper, commence par le bas. Et vois ce qui t'arrange. Comme toujours... C'est... Le truc que tu fais à chaque fois car venir me voir serait une perte de temps."

Il posa la serviette à côté de lui.

Ben oui c'est pas normal. Bien sûr que c'est pas normal. Et le pire - le pire - c'est qu'elle est même pas venue pour ça, à la base.

"Ouais ben là j'suis là. Avec la liste." Qu'elle agite à nouveau sous son nez, lentement, comme un étendard. "Alors si t'as genre cinq minutes. Pour me dire ce qui est dispensable dans les gros trucs." Elle inspire. Que d'inspirations ratées depuis tout à l'heure... "Comme des adultes responsables ?" elle tente, moitié piteuse moitié défiante, le papier tendu vers lui.

Quelque part, et c'est pas bien, elle attend encore une fois qu'un prétexte pour dire "AH ! J'ai essayé, mais on peut PAS discuter avec lui !".

Valmont était patient, très patient. Elle n'était pas là pour ça. Évidemment qu'elle n'était pas là pour ça, faut pas se foutre de la gueule du monde. Mais il savait trop bien ce que ça pouvait donner de la brusquer, alors il se contenta de rester professionnel. Il ignora assez simplement sa remarque sur le fait de travailler en adulte, faire de l'humour n'était pas être un enfant. Équipage trop sérieux.

" Retirer un élément important de la liste n'est pas une décision que je peux prendre seul en dehors de situation d'urgence. Il faut que je vérifie les stocks -il me semble que le plastacier de soudure va être le plus important à acheter- et que je demande l'avis de mon équipe. Je t'enverrais quelqu'un dans l'heure après avoir pris une décision avec eux."

Il tendit la main pour qu'elle lui donne la liste. Il travaillait en équipe avec ses hommes, après tout.

"OK super."

La liste est toujours levée, elle a pas beaucoup de chemin à faire pour se retrouver dans la main tendue. Et maintenant ? Ca a l'air de pouvoir se conclure comme ça, à peu près tranquillement, sans engueulade, sans... rien. Normalement. Enfin, aussi normalement que possible compte tenu de la grappe d'ukeu qu'elle a l'air d'avoir avalée depuis qu'elle est là. Et avec tout ça, elle a toujours pas fait ce qu'elle était censée faire. Elle pianote sur le bureau, une fois, deux fois. Tapatap, tapatap.

"Bon." Elle se lève. "Va falloir qu'on arrive à travailler. Ensemble." Oh que c'est dur à faire sortir. "Tu voulais une remise à zéro. Voilà. On va remettre les compteurs à zéro."

D'un geste sec, elle attrape le revers de sa chemise. Besoin de prouver - de se prouver - que cette fois c'est elle qui mène la danse, elle qui décide et qui impose les "discussions". Comme s'il l'avait pas déjà reçue quand elle voulait, à ses conditions à elle, alors qu'il avait - se peut-il - autre chose à faire.

"Ca veut pas dire que j'oublie. Que je pardonne. Ou quoi que ce soit."

Parce que ça, elle pourra pas le forcer. Pour la Dame, pour l'Iceberg, elle peut essayer de passer outre. Elle le lâche, recule d'un pas, sort un sourire et une voix plus légère. Drôle de contraste avec le maquillage coulé qu'elle a toujours pas vu.

"Mais si jamais t'as cinq minutes un jour, café ?"

Valmont la regarda répéter des choses qu'il avait déjà dit il y a des années comme si maintenant, il s'agissait de ces idées. D'évidences qu'il n'avait jamais su avancer. Avec un brin d'empathie et malgré la pokerface du mécanicien, cette attitude l'énerva un peu. Pourquoi aujourd'hui tu venais me dire ça ? Pourquoi ce jour-ci ? Pourquoi toutes mes tentatives ont été un échec constant jusqu'à aujourd'hui ? Et là, tu reviens, l'air de rien comme si une colombe t'avait apporté un laurier, que c'est bon, on se frotte le cul avec et on oublie ? Pas d'explications ?

Un café ?

"Quand tu veux."

Il s'étire un peu. Beaucoup de sentiments contraires. Il n'arrive pas à en choisir un. Il reste un peu bloqué et ne bouge pas plus. Avait-il réellement besoin de couper dans sa liste ? Elle voulait prendre un café ? Jaziel l'avait menacé donc elle se vengeait ? Trop de questions en lui.

Elle veut pas. Franchement, elle veut pas. Elle aurait voulu qu'il lui fasse une remarque, qu'il s'énerve, qu'il se passe quelque chose pour lui donner un prétexte pour gueuler et continuer à se lover dans sa mauvaise foi si rassurante, mais... non. Alors ainsi soit-il, la Dame n'en sera que plus satisfaite. Elle entend plus sa voix depuis qu'elle a quitté son bureau, c'est comme un trou dans sa tête et dans sa poitrine. Elle espère qu'elle est pas vexée. Alors face à la trombine inexpressive de Valmont, qu'elle sent perplexe et qu'elle devine plein d'autres choses, elle hoche la tête.

"Tu m'envoies un message quand t'es libre ?"

Voilà. Pas l'acculer non plus. Pas que ça l'enchante de lui laisser la main, mais elle, elle force pas les gens à faire ce qu'ils ont pas envie de faire. Et puis elle aura pu voir le Capitaine entre-temps - évidemment, elle va pas lui cacher ça - et il lui aura sans doute donné des instructions. Parler ou se taire.

Val' croise les bras, la serviette dans une main et la fixe un instant, comme pour l'observer assez pour vérifier qu'il s'agissait bien de la bonne Seik'el.

"J'ferais ça."

Avec un peu de chance, il oubliera et elle aura pas besoin de se le farcir encore. Hélas, quand "chance" et "Calypso" sont des synonymes et que Calypso demande expressément une réconciliation entre les deux parties, elle est déjà sûre qu'il oubliera pas. Tout ça elle le cache derrière son joli sourire poli, celui qui fait pas briller ses yeux et qui donne pas d'idées aux gens. Dans ses iris sombres que le néon peine à éclairer de doré, c'est autre chose qui se joue. Un mélange de frustration pour n'avoir pas eu le moindre prétexte pour s'énerver, de bouderie "c'est maman qui veut, moi je veux pas", et malgré tout d'une pointe de soulagement parce qu'elle aura pas à ramper pour que ça se passe mieux. Moins mal. Quelque chose comme ça. Peut-être même un peu de reconnaissance piteuse pour pas avoir rejeté le premier pas qu'elle ait fait vers lui en cinq ans, contrairement à elle... mais ça, plutôt crever que de l'envisager.

"Je vais pas te retenir plus longtemps alors." Comprendre "j'ai fini, je me casse, à plus". "Bonne journée, Valmont. Tu me tiens au courant pour la liste ?"

La question est purement rhétorique, c'est plutôt un rappel qu'autre chose. D'ici une heure, il a dit. Sauf que, elle réalise, elle va débouler dans le bureau du Capitaine d'ici environ cinq minutes, et elle sait pas du tout combien de temps ça va durer.

"D'ici deux heures, on est pas aux pièces."

Elle verra bien.

Elle ferme la porte derrière elle et Valmont grimace, un froncement de sourcil et une moue d'incompréhension. Il s'allume une clope et rentre de nouveau chez les mécanos, ceux-ci s’amassent autour de lui pour comprendre ce qu'il s'est passé. Sauf qu'il serait -finalement- bien incapable de le dire. Il lève la main pour calmer les clameurs curieuses et inspire une nouvelle bouffée dans le silence qui s'installe. C'est comme un dragon furieux qu'il lâche la nicotine et un ordre claquant.

" Retournez à vos postes. Rien à voir ici."

Il fait néanmoins un geste à son second et lui donne les ordres de l'intendante. Valmont comprends sa face dépitée, il avait aussi l'impression qu'ils étaient les premiers à avoir des compressions budgétaires. Seik'el serait-elle incapable de comprendre combien le vaisseau était important ? Son budget pourtant peu demandant à ses yeux. Pourquoi devait-il les mettre en danger si un imprévu durant l'abordage avait lieu ? Pourquoi elle n'était pas foutue de remonter la liste ? Elle dévaluait encore son travail. Il restait silencieux dans la salle en regardant les stock s'amenuiser sous les coupes demandées. Il en déchira le filtre de sa cigarette avec les dents.

Elle voulait qu'on travaille ensemble ? Il l'avait toujours putain de voulu, mais ils seraient jamais foutu de se comprendre. Dix ans qu'il était sur ce vaisseau et tandis qu'il se cachait dans une épaisse fumée de crapotage, il se demanda ce qu'il foutait ici, un peu.