Starry skies

Le mo'at impressionnant s'appelle Hez'keyl, un nom que le gamin n'utilise pas parce que quand il s'adresse à lui, c'est "quartier-maître". Voire, le plus souvent, c'est "oui quartier-maître" - que ce soit quand on lui demander de récurer le pont ou le plan de travail des mécanos, de porter un message, de ramener un outil, une information ou une boisson chaude à quelqu'un ne pouvant pas quitter son poste. Et quelle que soit la mission, le mousse s'exécute au mieux de ses capacités.

Il faut à Selvh'ën quelques quarts et le port d'une belle poignée de messages avant de se repérer sur le navire, puis quelques uns de plus avant de sortir un rien de sa réserve. Il retient quelques noms, au fil des interpellations qui filent au-dessus de sa tête, sourit aux taquineries au lieu de les ignorer. Un jour, il finit par se risquer à poser une première question, puis une autre et bientôt il reprend ses vieilles habitudes d'écouter absolument tout ce qu'on voudra bien lui confier - les jurons sur ce boulon qui refuse de coopérer et les anecdotes sur l'abordage précédent, les conseils sur comment faire le café ou les débats sur les vaisseaux les plus redoutés.

Pour cette fois-là, cependant, ce n'est pas des bribes de savoirs et de demi-secrets qu'il est venu chercher. Sa dernière tâche a laissé le pont principal propre comme un sou neuf. Les doigts un peu fripés d'eau, un parfum tenace de détergent accroché à la peau, le gamin s'assoit en tailleur non loin d'une des ouvertures vitrées pour profiter de la pause accordée pour souffler... et regarder, toute proche et impossible à toucher, l'immensité de l'espace étoilé.

Le reflet dans le verre d'une silhouette familière le détourne de sa contemplation. Un sourire sincère illumine son expression alors qu'il pivote vers le combattant.

"Enguerrand. Tu es de quart ?"

Enguerrand mène pour le moment une vie simple. Pas d'abordage signifie pas de travail... enfin si on excepte les cours qu'il donne aux officiers. Il n'a pas un grand sens de la pédagogie loin de là. Mais on apprend juste en observant un maitre ou en luttant contre lui à l'entrainement. Certes il ne dévoile pas tout son jeu. Mais en face de lui le niveau est très moyen. Les officiers n'ont pas vraiment le temps pour parfaire leur niveau d'escrime.

Il erre donc dans les couloirs afin de rejoindre la salle de repos, seul endroit où il peut fumer tranquillement. Le second est une femme pénible qui a décidé que fumer était une nuisance et qu'il fallait parquer les fumeurs dans un lieux adéquat. Elle ferait mieux de traiter le problème d'alcool qu'elle semble avoir avant d'emmerder les autres avec leurs vices. Comme il n'est pas là pour faire du tapage et que le capitaine lui a donné l'odre en personne... il va s'y plier.

Sur le chemin il croise finalement Selvh'ën. Le gamin semble en bonne santé et son corps de laisse paraitre aucune difficulté à se mouvoir. Sans doute que les choses se passent bien. La santé de son âme pas contre il ne peut rien percevoir.

- Je ne monte pas de quart. répond Enguerrand avec sa fougue habituelle.

Le combattant est toujours aussi expressif. Le gamin ne s'en formalise pas, ayant appris petit à petit que la froideur d'Enguerrand est un mode de vie plus que l'expression d'un mécontentement. Il s'incline un peu en arrière, se dévissant à demi la tête pour voir le guerrier sans faire vraiment mine de se lever.

"Tu fais quoi du coup ?" s'informe-t-il en éponge perpétuelle à informations en tous genres.

Le gamin pose des questions... c'est bien. D'un autre coté il pourrait essayer de deviner.

- Devine. Enguerrand commence à reprendre sa marche il veut fumer. Si le gamin veut parler il va falloir qu'il se bouge les miches. Je vais en salle de repos.

Sur que le gamin ne pourrait deviner. Et ça sonne comme une invitation à le suivre si le petit est disponible.

D'un geste fluide, Selvh'ën décroise les jambes, donne une impulsion pour se retrouver sur ses pieds, prêt à suivre Enguerrand d'un pas léger.

"Tu es un combattant mais on n'a abordé personne. Mais tout le monde a un rôle sur le vaisseau."

Les derniers mots copient parfaitement les intonations du quartier maître alors qu'il répète la phrase entendue de sa bouche comme un écho. On n'embarque que des gens utiles, qu'ils soient mousses comme lui ou experts flirtant avec le génie.

"Tu t'entraînes ? Ou tu entraînes des gens ?" suppose-t-il après un bref instant.

Enguerrand marche doucement d'un pas mesuré et précis. Il arrive dans la salle de repos où les rares pirates présents se gardent bien de faire attention à lui. Certains s'apprêtaient à interpeller le petit... mais ils se ravisent. Visiblement le jeune est avec le pirate habillé de noir, et ils ne veulent pas le déranger. La rumeur à déjà couru quand à sa présence à bord et les gens avisés préfèrent l'éviter. Ce n'est malheureusement pas le cas de tous. Mais pour le moment il a de la chance.

C'est ça. Et toi ça se passe comment ? demande le guerrier de sa voix neutre et sans intonation.

Alors qu'il passe le seuil de la salle de repos, Selvh'ën se fait la réflexion qu'il pourrait probablement cartographier l'aura d'Enguerrand rien qu'à la façon dont les gens réagissent selon la distance qu'ils ont par rapport à lui... ou aux mousses qui gravitent autour du combattant.

"Bien."

Un demi-sourire éclaircit son expression.

"Ce n'est pas très compliqué, en même temps, de nettoyer le pont et de porter des outils ou des messages. Mais j'apprends comment fonctionne le vaisseau."

Peut-être que c'est aussi pour ça qu'on laisse les nouveaux commencer mousse : pour leur faire la main et leur apprendre quels couloirs mènent à l'intendance ou qui a besoin d'une clé de 12.

"C'est compliqué, d'entraîner des gens ?"

Enguerrand se dirige vers une table et se pose. Il retire aussi son éternel trenchcoat et sont armement devient apparent. Ce qui est étrange puisque de tradition les armes pirates ne sont sortis qu'avant les abordages pour éviter qu'ils s'entretuent. Seul les officiers peuvent porter leurs armes.

- C'est compliqué. Il faut parler. Expliquer. Communiquer. dit le pirate de sa voix atone.

Il tire un cigare de sa poche intérieur et vient l'allumer doucement pour en tirer des bouffées réconfortantes. Entrainer des adultes... il n'aime pas. Les enfants sont plus réceptifs et la ferme quand il fronce les sourcils. Les adultes aussi mais pour d'autre raison qui ne favorisent pas l'apprentissage.

Or clairement, parler en grands discours, ce n'est pas la tasse de thé du combattant. Hochant la tête avec une compréhension empreinte de gravité, le gamin s'installe à son tour sur un siège. Il incline la tête sur le coté, les iris toujours sur Enguerrand.

"Ils ne peuvent pas apprendre en regardant et en imitant ?"

Lui a presque toujours fonctionné ainsi... mais peut-être aussi parce que l'éducation classique n'a pas vraiment été au programme de ses années d'enfant d'esclave destiné à n'être personne, voire à n'être presque rien.

Malin le gamin comme toujours.

- Si, les meilleurs. Mais c'est de toute façon moins efficace qu'un bon maitre d'arme. précise Enguerrand.

Il ne compte transformer qui que ce soit en maitre d'arme. Sauf celui qu'il choisira un jour comme élève. Mais ce jour n'est pas encore venu pour le moment.

Maître d'arme, c'est un joli mot mais le mousse n'est pas certain de savoir quelle différence on fait entre un maître d'arme et quelqu'un qui maîtrise plus ou moins une arme. Probablement que c'est un degré de maîtrise ?

"Quelle différence ça fait, un maître d'arme ?" embraye-t-il donc logiquement.

Il tire un peu sur son cigare le combattant pirate et regarde doucement autour de lui. Rien de dangereux dans les environs mais on est jamais à l'abri même sur un navire pirate.

Le maitre d'armes désire transmettre son savoir et généralement dispose d'une certaine pédagogie. En outre il s'axe sur la technique. explique Enguerrand.

Lui est un combattant... le summum. La technique est indispensable mais le combat n'est pas que technique. Il y a la violence la tromperie la force et beaucoup d'autre paramètre qui font de lui un danger publique.

Le gamin suit du regard les volutes de fumée s'enfuyant vers les aérations, l'oeil attentif malgré tout et l'attention dirigée vers les mots du combattant.

"Donc c'est un combattant et un enseignant ? ça doit être exigeant..."

Vigilant mais plus détendu au sein de l'équipage qu'il l'a jamais été au sein de la rue, il s'autorise à poser ses coudes sur la table et son menton au creux de ses paumes.

"Tu enseignes parce que tu en as envie et que tu veux mieux enseigner ou parce qu'on te le demande ?"

Enseigner c'est partager et nouer un lien avec les gens. Comment le gamin peut imaginer qu'il fasse ça par choix. Pas encore assez mature le petit visiblement.

- Faut payer le voyage. répond simplement le pirate.

Il n'y a pas d'abordage alors il faut payer d'une autre façon. Tant qu'il ne monte pas de quart. Il déteste ça les quart.

- très exigeant. Mais naturel... un jour il faut transmettre. explique Enguerrand.

Ou faire des enfants... il a un gosse quelque part... mais où ?

Le fugueur accueille la réponse avec son attention habituelle, accuse réception de ce contraste intéressant : transmettre est naturel... mais pas au point d'enthousiasmer le combattant. Pourtant, Selvh'ën garde la sensation d'avoir appris de lui - mais peut-être à cette façon muette qui convient mieux à Enguerrand.

Il réfléchit un instant, le déroulé des pensées presque visible derrière ses iris noisette.

"Qu'est-ce que tu voudrais transmettre, si tu n'aimes pas enseigner ?"

Cette fois la question est plus profonde qu'il n'y parait. La réponse simple serait l'art du combat. Mais est-ce vraiment cela qu'il veut transmettre ? C'est toute ça vie. Mais il a aussi vécu avec passion être un pirate lorsque son capitaine en valait la peine.

- je ne sais pas. dit-il avec sincérité. Laissez une trace.. d'une façon ou d'une autre.

Il se fait vieux, la gloire n'a jamais été une option pour lui. Cependant il n'a pas envie de mourir oublié de tous non plus.

Le gamin hoche la tête solennellement, ou autant que peut le faire sa jeunesse. L'univers est immense, certes, mais composé de plein de plus petites entités - de petites villes, de petites communautés, de petits mythes qui se faufilent entre les mailles du filet de la grande Histoire. Probablement que ça se fait, de laisser une trace... fût-ce avec de sacrés efforts.

"T'as déjà plein de surnoms. Certaines légendes urbaines commencent comme ça, avec des surnoms et des faits d'armes ou une réputation. Peut-être toi aussi ?"

Enguerrand réfléchit une seconde à ce que dit le jeune. Mais non c'est pas ça.

- je cherche pas la gloire. dit-il doucement.

Ce n'est pas une confession mais c'est un moment personnel, rare de sa part. Il tire d'autant plus sur son cigare. Le gamin est peut-être trop jeune pour comprendre.

Le mousse incline la tête, réfléchissant et tentant de démêler la gloire de la réputation, les traces des exploits. Il n'avait pas trop réfléchi à la question, jusque là - la faute à l'habitude de tout faire pour qu'on ne retienne pas son nom ni son visage, probablement.

"Est-ce que c'est forcément de la gloire, de marquer les gens ? De juste avoir un surnom et des faits d'armes qu'on raconte dans les tavernes, loin des officiels ?"

- mon nom dans les livres d'histoire ne m'intéresse pas. Je veux transmettre quelque chose. dit simplement Enguerrand.

Il n'a jamais cherché la gloire, ni même la moindre réputation. Il ne souhaite pas avoir son nom dans les livres d'histoire. Il désire juste que son souvenir perdure au travers d'une lignée d'épéiste. Oui, c'est ça qu'il vise. Un apprenti qui continuera la lignée de son style de combat.

La perplexité fait des ridules sur le front du gamin, un instant. Il lui a semblé que le combattant n'aimait pas enseigner... mais peut-être fait-il erreur, ou peut-être Enguerrand n'apprécie-t-il de transmettre que dans un certain contexte, à un certain public.

"Alors il va falloir enseigner, non ? Ou trouver quelqu'un qui apprenne en te regardant."

Bien entendu qu'il va devoir enseigner. Mais le cadre sera différent, quand on est motivé et passionné c'est plus facile. En plus son élève sera forcement doué. Donc il n'aura pas besoin d'être un excellent pédagogue.

- Un peu des deux. dit Enguerrand.

Pas facile de le suivre pour le gamin, trop grande différence d'âge et d'aspiration pour le coup.

Selvh' hoche la tête. S'il lui semble comprendre le processus nécessaire pour transmettre, sa jeunesse n'a pas encore saisi tous les enjeux de l'héritage - pas vraiment, encore moins alors que laisser des traces a souvent été synonyme pour lui de "prendre le risque d'être retrouvé".

"J'espère que tu trouveras" se contente-t-il donc de répondre, conscient de ses propres limites.

Il hausse les épaules. Il ne cherche pas vraiment et ne crois pas dans ses chances de trouver quelqu'un. Pourtant le besoin se fait de plus en plus pressant.

- Peu probable, les petits génies ne courent pas les rues explique Enguerrand.

Il regarde autour de lui. C'est pas sur ce navire qu'il trouvera. Aucun des mousses n'a le talent. Aucun. Les autres sont trop vieux pour apprendre correctement. Ils ne sont pas malléables. Et face aux fortes têtes il ne sait pas comment réagir.

Une étincelle s'allume dans les iris du gamin, entre malice et foi muette. Un demi-sourire glisse sur ses lèvres.

"Les gens qui proposent une porte de sortie aux esclaves en fuites qui tentent de leur faire les poches non plus, ça ne court pas les rues. Mais il suffit d'un."

Et le combattant a l'air du genre à barouder, probablement assez pour que, si la Dame le veut, sa route croise celle d'un pupille digne de ce nom - du moins Selvh'ën le lui souhaite.