Encrucirada

Le calme est retombé sur le bar, les clients partis et le personnel a pris congé. Même les plus irréductibles habitués et imbibés entêtés ont migré vers la sortie ou l'hôtel. Sarrazin a la nuque raide des suites de son service et l'esprit qui bourdonne - de bribes de conversations, de récits, de ragots. D'une proposition comme un phare et d'un rouquin comme une flamme, aussi. Alors quand la porte se ferme derrière la dernière serveuse sur un "rentre bien et fais attention à toi", il se dirige vers l'antre de Wulf.

Trouver Cathwulf vient toujours à l'artilleur avec une facilité étonnante, un naturel qui lui permet en général de remonter les traces de livres de comptes, fumets savoureux et d'occassionnels grommellements de son compagnon. Comme souvent, donc, il suit la piste de son ami jusqu'à frapper à sa porte, attend une réponse pour s'accouder dans l'encadrement, une pointe de sérieux dans sa nonchalance habituelle.

"T'as un instant ?"

"T'as un instant ?" L’apostrophe fait lever la tête du rouquin de ses stocks bien plus que tout ce qu'aurait pu dire son ami. Il semble pourtant en bonne santé. Fatigué par un shift mais ils le sont tous. Ses sourcils se sont froncés d'une légère inquiétude qu'il écarte d'un haussement d'épaule nonchalant. Il se fait du soucis pour rien. Dans quelques secondes, le  feu follet brun va lui voler une pomme ou il ne sait quoi d'autre. Il s'étire, baille, se redresse et regarde l'iris océan de son ami.

"Oui, bien sûr. Entre. Fait comme chez toi."

Pouces enfoncés dans sa ceinture, le borgne s'avance donc dans la pièce, dégage une main pour se gratter légèrement la tête d'un geste qui doit tout à la réflexion quant à comment poursuivre.

"J'aurais voulu ton avis sur quelque chose."

Pour dissiper sa propre pointe de tension, il grimace un sourire amusé, descend la voix sur le ton de la confidence.

"On m'a fait une proposition presque indécente" plaisante-t-il avant de reprendre un peu de sérieux. "Pour une passe d'armes à bord d'un vaisseau, juste le temps de deux mois. Et c'est tentant mais je voulais t'en parler avant de prendre une décision."

Son avis. Euh. Oui. Pourquoi a-t-il l'air si sérieux, si gêné d'un coup pour un simple avis ? Ils passent leur vie à s'envoyer des piques et se dire ce qu'ils pensent, avec de l'humour certes est à la base de leur relation. Cette phrase, et les signes de gêne du brun ravivent l'étincelle d'inquiétude du tavernier, au point qu'il ne sourit même pas à la proposition indécente. Il a peur.

Et il a raison d'avoir peur. Il connait Sarrazin, il sait qu'il est malheureux à terre alors deux mois dans un vaisseau... c'est un adieu. Il ne redescendra jamais. Il sera trop heureux, là haut, avec les siens. Et qui est-il pour l'empêcher d'être heureux. Le visage de Cathwulf se ferme parce qu'il ne veut pas montrer ses émotions. Il est passé de l'ami au patron. C'est plus simple. Ca fait moins mal.

"Quand partirais-tu et à bord de quel équipage? "

La boutade n'empêche pas le visage de Cathwulf de se fermer presque immédiatement. Un pincement au coeur prend le brun. Il l'a blessé. Il aurait dû savoir. Il le savait un peu, déjà, mais l'appel des étoiles n'en reste pas moins présent, lancinant.

"Pour l'instant, c'est un "si je pars", Wulf" nuance-t-il doucement. "Ce serait à bord du Liberty. Ils partent après-demain et le retour serait fin Natcer."

Parce qu'il reviendra. Il n'est pas question de laisser le rouquin s'empêtrer dans ses devoirs et ses responsabilités. Il est foutu de se tuer littéralement à la tâche - et il y tient, mine de rien, à Wulf.

"Et si c'est pas faisable ou si t'as besoin de moi, je reste."

"Le Liberty est un bon vaisseau qui suit le Code." répond Wulf avec le ton bourru qu'il utilise quand il ne veut surtout pas montrer ses émotions. Le même qu'il utilise avec ses cadets pour leur donner des ordres. Après, le Liberty vient de baisser dans son estime d'un coup. Piquer le second de quelqu'un avec deux jours de préavis c'est un manque de respect. Il pensait que le Capitaine Stackborn le considérait mieux que ça. Bah. Tant pis.

"Je me débrouillerais Sarr. Mais toi, tu penses que tu es assez remis ? Ca n'a pas l'air d'être une partie de plaisir son truc et s'il en est à recruter des artilleurs...c'est que c'est chiant à former un bon barman." C'est à son tour de tenter d'alléger l'atmosphère avec une mauvaise plaisanterie.

Sarr' le voit se blinder à coups d'expressions aussi neutres que possibles et de ton qui râpe. On ne lui fait pas le coup, compliment sur le Liberty ou pas : il a déjà vu Wulf utiliser ces façades, et ce n'est généralement pas quand il est ravi. Il ne s'en fend pas moins d'un demi-sourire de forban pour polir les angles de la nouvelle.

"Tu connais les parties de plaisir des pirates. C'est clairement pas les cures zen-déconnectées-bobo à la mode."

Ce sera dangereux, ça l'est toujours. C'est pour ça que c'est grisant : parce qu'au bord de la mort, on réalise l'importance de la vie. S'approchant un peu, il décoiffe son compagnon d'un geste plein d'affection.

"Et prend pas cet air lugubre, je reviens ! Tu vas pas être débarassé si facilement de moi, non mais."

Il revient...c'est ce qu'il dit et Wulf est certain qu'il est sincère mais il connaît lui aussi l'appel de l'espace. Il n'est pas moins pirate que l'espèce de forban qu'il a en face de lui. Il a apprit à s'oublier depuis plus longtemps c'est tout. Et il sait parfaitement qu'une fois là bas, il n'aura pas envie de redescendre. Et il ne veut pas d'un Sarrazin qui ne reviendrait que pour lui et qui serait malheureux. Il pose sa main de fer sur la joue de son camarade, d'un geste étonnamment doux pour la poubelle qui lui sert de bras. Il caresse du pouce les cicatrices.

"Fait attention à toi, c'est tout ce que je demande. Et exige des primes de risque parce qu'il est hors de question que je te paye pendant ces deux mois. Autant je t'aime bien, autant je dois rien à Stackborn."

Il se censure bien-sûr. Il ne veux pas le perdre et il en veut beaucoup au Liberty et à toute la piraterie, là tout de suite. Mais il connait son mauvais caractère et refuse de le laisser se mettre entre lui et la liberté d'aller de l'artilleur.

D'un geste posé, il récupère la main de fer sans la déloger de sa joue, effleure du bout des doigts la fraîcheur qui métal qui se réchauffe lentement au contact de sa peau. Son sourire perd de sa nervosité avec l'acceptation de son interlude spatiale par le rouquin. Une pointe de culpabilité s'attarde quand même.

"Je ferai pas de folies, promis."

Un haussement de sourcil sincère suit, entre taquinerie habituelle et sérieux.

"Ne profite pas de mon absence pour t'épuiser à la tâche. Si je reviens et que je te retrouve avec des marques d'oreiller en forme de livre de compte, je te le confisque."

"Tatata. Qui va à la chasse perds sa place. T'as rien à me dire si tu t'en vas, non mais oh." Les yeux de l'aîné des Searuweard brillent de fierté et son ton est bourru. Rien d'inhabituel donc. Rien non plus qui motive le besoin d'enlever sa main de la joue du garçon. Et puis... il baisse les yeux. L'idée de le perdre lui fait mal. Cela fait maintenant plusieurs années qu'ils ne se sont pas quittés plus de quelques jours d'affilée. "Ne prends pas ton shift demain, tu vas avoir des préparatifs à faire. N'hésite pas à demander une avance à ton Capitaine mais revient dîner avec moi s'il te plait." Ne m'abandonne pas plus tôt que nécessaire.

"Hmpf ! Je vais développer un réseau télépathique et t'envoyer des messages même depuis l'autre bout du système, tu vas voir" rétorque-t-il, faussement outré.

Regard et angle du sourire d'habitude canaille s'adoucissent face à l'expression du rouquin, aux non-dits et à la concrétisation lente de la séparation. Parce que c'est temporaire, parce qu'il reviendra vite... mais parce qu'il part, quand même.

"Je dîne avec toi" assure-t-il. "Mais je vais au moins filer un coup de main pour le shift ou pour voir si l'un de nos serveurs les plus vieux n'a pas un peu d'expérience en cocktails pour te seconder en attendant que je revienne."

"Bonne idée. Tu fais ça, tu le brevettes, tu me donnes la moitié des droits et nous aurons notre propre vaisseau à nous et plus un seul soucis dans le monde !"

Il sourit mais il a mal. Parce que Sarrazin va partir dans un vaisseau. Et sans lui. Comme s'il le sentait, son ami se...c'est difficile à décrire. Il ne bouge pas forcément et pourtant, il est soudain plus proche. Cathwulf laisse retomber sa main et prend celle du garçon dans l'autre, celle de chair, pour ressentir la peau sous ses doigts. Il ne fait rien de plus qu'un vrai contact, que la paume de l'artilleur au bout de son index dessinant un S.

"Tu me laisses gérer le Runny, petite tête. Je suis bien assez grand pour trouver de l'aide au bar, je connais mieux les horaires et les cvs que toi. Toi tu as un sac à faire je te rappelle. Et peut-être quelques révisions. Tu te souviens de quel côté on tient un canon au moins ?"

Joueur malgré le mélange de sensations opposées qui tourbillonnent en lui, le brun referme les doigts pour tenter d'attraper ceux de Cathwulf. Le geste ne dissipe pas tout à fait le cocktail détonnant d'exaltation et d'inquiétude pour le rouquin, de remords à l'idée de partir malgré l'appel lancinant de l'espace et de l'aventure.

"Du bon côté, bien sûr~"

Le sac ne l'inquiète pas plus. Partir deux mois, ce n'est pas grand chose, rien d'aussi important à préparer que de tenter de trouver un vaisseau et un capitaine pour tous ceux auxquels il tient. D'ailleurs, l'idée d'un vaisseau à eux, dans les mots de Cath, ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd - ou alors dans la bonne.

"Et on le trouvera, un jour, ce vaisseau, tu verras. La prochaine fois que je repars dans l'espace, c'est avec toi."

"Le bon côté, pour rappel, c'est PAS celui qui explose hein, juste pour être sûr."

Il enlève soudain sa main, de peur, presque, de le retenir malgré lui. Le pirate qu'il est a horreur des chaînes; Il souffre les siennes par amour pour sa mère et ses cadets. Parce qu'il a promit à son père de les rendre heureux et surtout intouchable aux tragédies qu'ils ont vécu. C'est son devoir et c'est pour cela qu'il reste au Runny qu'il considère comme son équipage. On lui prend ce jour le joyau de son établissement. Il pourra vivre sans ce saphir. Il n'a besoin de personne. Mais ce ne sera pas pareil et son égoisme le lui rappelle en boucle. Il fait un pas en arrière. Allons. Ils sont hommes et ils sont pirates.

"En attendant, artilleur, vous feriez mieux d'obéir et de retourner dans vos quartiers au lieu de discuter mes ordres." Son sourire moqueur attendrit la sévérité délibérée de ses paroles. Les au-revoir lui ont toujours donné du mal. "Allez, ouste, file."

Plus vite il serait parti, plus vite il pourrait revenir.

"Chef oui chef !"

En reflet des nuances du congé que lui donne le roux, la réponse de l'artilleur se nuance d'une taquinerie mutine, d'une nostalgie d'idéaliste - mélancolique des étoiles qui l'appellent autant que de la compagnie de son ami avant même d'être parti.

"J'reviens pour le dîner sans faute !" prévient-il en prenant la porte. "Voire avant~"

Très probablement avant, le connaissant. Le sac sera vite fait, et compte moins que ces derniers instants passés avant le départ.