Comptes de faits

Il rigole et fait tourner la bouteille entre ses mains, pas franchement assez concentré pour s'attaquer aux petits caractères. À défaut, il reprend du second ambré pour pouvoir trinquer joyeusement.

"J'aime bien l'idée de la vengeance mo'at. Est-ce que ça marcherait pas encore mieux avec un alcool fait à partir de ces fruits qu'ont un goût super épicé qu'avec du rhum, par contre ?"

Il trinque et boit. Contre son palais, les goûts se mêlent et s'emmêlent et il s'en fout un peu. La tête légère, il considère d'un regard amusé les bouteilles bien moins pleines qu'elles ne l'étaient il y a quelques verres de ça.

"Y'a intérêt à ce qu'on aille pas cloper, si on est censés être plus inflammables avec le rhum..."

"On en a, de l'alcool d'Ukeu. Je l'utilise dans un de nos cocktails mais les palais non-indigènes n'aiment pas trop." Soudain, toute envie de rire le déserte. Il repense au racisme latent qui a déservi sa mère et à la honte qu'elle a de leurs origines. Pourquoi les hommes veulent-ils rabaisser d'autres hommes. Il ne comprend pas. Sur son visage, c'est comme si soudain le soleil s'était couché. Il se sert à nouveau, ne toast pas et avale tout d'un coup. Mais même cette chaleur là lui semble froide...

Le borgne ne comprend pas de suite le changement d'expression soudain. Au travers des brumes cotoneuses que l'alcool jette en travers de son esprit, il peine à trouver une raison. À défaut, il écarte son verre et toute bouteille sur le chemin, pose une main sur celle du rouquin.

"Eyh, t'es en train de partir là - je sais pas où, mais t'es en train de partir. Reste avec moi, ok ?"

Il regarde son ami comme s'il le découvrait pour la première fois et une autre onde de culpabilité l'envahit. S'il avait été mieux, il aurait pu protéger l'artilleur des éclats qui ont pris son oeil. Il aurait du perdre plus, voilà. De fil en aiguille, il repense à tous les morts du Lion et à Audrey qui les a rejoint et là, c'est la goutte d'eau. Ses yeux se remplissent de larmes. "Audrey, études, perdu, explosion racisme..." articule-t-il dans une phrase qui était pourtant très claire dans sa tête à lui.

Le borgne cille. L'alcool n'aide pas à faire sens des mots jetés en vrac ni du lien avec leur situation mais il ne s'en lève pas moins, ramène sa chaise à côté de celle du rouquin pour passer un bras réconfortant autour de ses épaules.

"Tu peux pas faire faire des études à tous les mini-rouquins qui passent, Wulf. Pis en plus, y'a pas besoin d'études pour mettre des droites aux racistes" explique-t-il doctement - et surtout imbibé.

C'est vrai... c'est vrai ? ll lève des yeux plein de larmes sur son ami et soudain, son cache-oeil lui saute...aux yeux. Ca aussi c'est de sa faute et ses iris verts se troublent à nouveau d'eau salée. Troublé, il préfère cacher son visage dans la poitrine de son ami, sans rien dire. La destruction du Lion lui revient en pleine face. Dur.

"Là, là" continue le borgne avec plus de bonne volonté que de talent pour rassurer, tapotant la tête rousse.

L'alcool n'aidant ni à son élocution ni à penser clairement, il re-remplit leurs verres d'une rasade de la première bouteille à lui tomber sous la main, sans même en regarder l'étiquette ou la couleur.

"T'sais quoi, quand on repartira sur notre vaisseau, on mettra de bons vieux coups de canon aux racistes, ça leur apprendra à pas finir leurs études."

Une vague voix au fond de son esprit objecte face au raisonnement foireux et se tait instantanément.

"Ou...oui" répond le géant d'une voix d'ours avec l'intonation d'un enfant de cinq ans à qui on promet du bonbon pour le consoler de son gros chagrin. Il ne s'écarte pas pour autant. Ca sent bon contre le torse du brun. Ca sent la sécurité, quelque chose qu'il n'a pas ressenti depuis très, très longtemps. Par chance, il commence à reprendre le fil sinon d'une pensé cohérente, au moins de ses émotions.

Le borgne rit doucement, des mèches rousses lui chatouillant le menton. Pour la peine, il souffle dans les premiers épis à passer à portée, les bras resserrés autour de Wulf avec tout le naturel du monde. Le tissu lavé et relavé s'est adouci assez pour laisser deviner dessous le jeu des muscles.

" 'Pis 'faut vraiment être con pour être raciste, en plus, t'sais" poursuit-il distraitement. "C'est p'têtre pour ça qu'ils ratent leurs études ?"

« Ca veut dire que je suis raciste parce que j'ai raté les miennes ? » balbutia Cath avec la soudaine logique de l'ivrogne persuadé d'avoir trouvé la Vérité et submergé par une nouvelle vague de tristesse à cette idée. Il ne s'était jamais cru raciste lui mais s'il avait raté ses études, c'était forcément pour ça...

Hein ?

Hein ?

Mais qu'est-ce qu'il lui racontait, le Wulf ? Le borgne vacilla, intellectuellement et très physiquement. Il plissa le nez sous la réflexion, une vague histoire de conséquence et de causalité lui restant sur le bout de la langue, sous un goût de rhum ambré.

"Bah non. Comment tu peux être raciste si tu tapes sur les racistes ? C'est vachement trop compliqué pour viser..."

C'était pas faux. On était pas raciste si on tapait sur les racistes et il tapait sur les racistes. Ou alors il était raciste anti-raciste peut-être. Mais oui, c'était ça. Ca expliquait tout. Le fait d'avoir raté ses études ET le fait de taper. Raciste anti-raciste il voulait bien. C'était moins pire. Une flamme flamba dans ses yeux verts et délavés par l'alcool.

"T'as raison. Merci. T'es un vrai ami, tu sais. Un vrai. Je t'aime." l'énormité de ce qu'il venait dire le frappa mais pas de plein fouet, juste assez pour qu'il se reprenne. "T'es un vrai ami."

Et paf, y'a des flammes vertes comme un feu passé au cuivre dans les iris de Wulf et des mots qui coulent plus librement que le rhum versé un instant plus tôt, qui réchauffent différemment.

"J't'aime aussi." La phrase fuse avec un naturel que la conscience rattrape un peu tard, un "T'es un pote du tonnerre, Wulf" qui tombe en vrac.

En réflexe de complicité, il ébouriffe la tignasse rousse en mode diversion, relève son verre. Y'a un blanc dans son cerveau le temps de trouver une formulation.

"À nous ?"

"Ouais, à nous." C'pas parce qu'il passe sa vie à expliquer aux gens comme quoi il se sacrifie pour ses frères et soeur (ce qui est vrai en plus même s'il le raconte surtout pour que les gens payent plus et mieux) qu'il est du genre à parler de ses vrais sentiments alors malgré l'alcool et la légère rougeur sous sa barbe rousse il lève son verre, cherchant autre chose pour euh... éviter que ça devienne embarrassant. "Et au Runny Amber !"

Un vague pressentiment le prend, qu'après avoir mis les pieds dans le plat ils le contournent désormais avec autant de prudence et de subtilité que peuvent le faire deux gars aussi imbibés. Puis l'instant de lucidité, s'il peut toutefois porter ce nom, est passé et noyé quand il lève son verre pour trinquer.

"Au Runny !"

Le verre tinte avant qu'il ne le porte à ses lèvres, ajoutant après une gorgée.

"C'comme un bateau, mais par terre. Et avec une porte ouverte."

"C'EST un bateau ! C'not' bateau ! C'est le plus beau passqu'on est dedans. Le plus fort. Et quand on pourra, on r'partira loin et on prendra Minipouce. Tu veux bien de Minipouce dans not' bateau ? Elle est gentille Minipouce. Sauf si elle marie Wynn. Tu crois qu'elle pourra marier Wynn ? Si Wynn se mariait puis Sunny j'pourrais r"partir tu vois." Un silence soudain puis une petite voix de petit garçon. "Avec toi."

Il vole pas super bien, le bateau, quand même... mais ça compte quand même décrète le brun imbibé.

"Mais oui qu'on l'emmène. L'est cool, Minipouce. Et si elle veut marier Wynn, 'faudra p'têtre un peu qu'elle l'attrape avec un lasso pour l'empêcher de se barrer sur un coup de stress au moment de dire oui, mais c'pas ça qui l'arrêterait."

Dans le bref instant de silence, il n'entend que l'essentiel : repartir ensemble. L'idée rallume un éclat décidé dans ses iris alors même qu'il vacille sur son siège.

"On repartira ensemble, juré. Et ça prendra l'temps qu'ça faudra mais on repartira."

Un instant, son cerveau se chicane sur la grammaire douteuse de la déclaration assénée avec la conviction qu'ont les évidences. Puis ils se laisse sidetracker - du moins en surface.

"On devrait trouver un lasso à Minipouce."

Ou à quiconque envisagera d'épouser Wynn, hein, ça marche aussi.

Catwulf se gratte la tête. Un lasso pour son frère ? "C'pas possib', il est trop grand Wynn pour que Minipouce puisse lancer un lasso, t'es con. Tu l'imagines ? Il lui faudrait une échelle. Nan, le lasso c'pas la solution."

Mais alors c'est quoi la solution ? Parce qu'il a raison, Wynn aura jamais le courage de se marier s'il est pas obligé et sans ça ils ne pourraient pas repartir ensemble. Il cherche. Et il trouve pas. Alors il soupire. Le genre de soupire qui vient d'un coeur brisé. Le genre que, quand il l'entend chez un client, il propose un verre en sachant que l'autre en commandera plein derrière.

"C'est sans espoir. J'sais pas quoi faire d'lui. C'pas possible."