Un héros aujourd’hui, un vaurien demain. [Jezabel & Eugène]

105 ADD

Les tirs fusent et Eugène s'excite. Il n'est pas souvent dans une bataille comme ça, avec le vrai risque de la mort, en voyant ses futures victimes. Et il les a tous pour lui. Il est extatique, une arme dans chaque main. Il a envie de chanter, de danser, il est heureux, plus que ça, plus encore que le bonheur, c'est son paradis.
Sauf qu'aussi frustrant que c'est, il a une jeune fille à côté, une jeune fille paralysée par son jeune âge et la peur. Et cette jeune fille n'est pas n'importe qui, c'est la fille de la capitaine. Ils sont juste deux, et une brèche vient de s'ouvrir de ce côté-ci du vaisseau. Les ennemis sont rentrés comme dans du beurre, sans même forcer une entrée, il a suffi que leur hackeur leur ouvre délicatement le passage. Sauf qu'il ne s'attendait pas à ce qu'on les attende. A ce qu'une personne les attende.
Une personne qui a l'air d'être 10 personnes à la fois tant elle les bombarde de fumigènes, d'explosifs et leur tire à la tête. Par surprise, ils se sont réfugiés dans un couloir.
Eugène n'a aucune idée de ce qu'il doit faire pour la petite. Il a son masque sur les yeux, qu'il relève mais il a encore des traces de poudre partout sur le visage, elle a l'air effrayée mais ne fait pas de bruit.
Il lui chuchote.

"Faut pas qu'tu bouges d'acc. Y'a ta mère qui va arriver. J'suis Loose Cannon, j'vais m'occuper d'eux."

En parlant de ça, cinq affreux arrive à découvert dans un grand silence. Eugène met son masque et se relève avant de les arroser de balles. Par terre un gars crie.

"Il est tout seul les gars, allez-y et trouvez la fille !"

S'il était vraiment tout seul, il y serait allé franco et rien ne lui plairait plus que ça maintenant mais ... il doit se retenir... il doit se retenir. C'est ce qu'il se répète dans sa tête. Il résiste physiquement si fort à l'appel du Chaos qu'il en le tournis. Il halète presque.

"Bon euh..."

Impossible de se rappeler son nom. Il l'attrape par la main et la protège de son corps pendant qu'ils rentrent dans n'importe quel couloir par une porte. Apparemment ce sont les appartements mêmes de la capitaine. L'espace est immense, Eugène les dirige tout de suite dans la cuisine ou il lui donne l'ordre de se mettre dans un placard. Il récupère des épices, des métaux culinaires et il tente un cocktail molotov. Il attend qu'ils défoncent la porte avant de le lancer et de se mettre quelques mètres plus loin pour les orienter du mauvais côté.
De l'espace on les voit par la grande baie vitrée. Eugène se demande ce que ses gars foutent, ça doit faire plus de 15 minutes qu'il les a envoyé vers la capitaine et Beadle pour les prévenir. Il pourrait retenir l'invasion tout seul mais il a quelqu'un à protéger. Il en tremble, frustré.

Le combat est sans nul doute l'un des plus fâcheux que nous ayons connu depuis fort longtemps. Ils nous ont abordé, et bien qu'il ne s'agisse guère d'un vaisseau possédant l'envergure et la renommée du Némésis, ils parviennent à nous causer quelques difficultés. Amère face aux dégâts matériels qu'ils causent, je me déchaîne contre eux, et mes épées monofilaments creusent d'importants sillons dans leurs rangs.

Néanmoins, le visage paniqué d'un de mes hommes affole ma conscience. Il vient de loin, et je vois immédiatement qu'il est blessé. Notre médecin saura le prendre en charge rapidement ; nos regards se croisent, et je comprends qu'il se trame quelque chose de réellement grave. Je parviens à défaire mes assaillants, et à creuser un espace suffisant pour obtenir un peu de répit, tandis que mes hommes poursuivent le combat, vaillants et forts.

- Capitaine, c'est... Votre fille, ils... Ils ont assiégé votre cabine...

Les yeux écarquillés sous l'effet de la panique, je n'hésite pas la moindre seconde. Deux de mes hommes s'élancent à ma suite, laissant les autres combattre ici même. Quant à moi, mon coeur s'affole. Je cours dans les couloirs aussi vite qu'il m'est possible de le faire. Seigneur, faites que je puisse arriver à temps ; s'il arrivait malheur à ma Jillian, je ne saurais guère m'en remettre. Ces hommes vont payer. Ô, ils vont payer leur affront. Ils vont fort bien comprendre ce que s'en prendre à la capitaine Jezabel Alvarez signifie.

Eugène attrape un assaillant par derrière et le tient en bouclier. Il s'approche des trois autres. Ce n'est pas un spécialiste du combat au corps à corps, d'habitude il gère les combats à distance mais il n'a pas le choix. Il se jette vers eux, dans la gueule du loup pour faire appât. Ils ont une seconde de battement, le temps de comprendre qu'il est suicidaire et tire sur son homme bouclier qui gémit avant de s'effondre. D'une roulade, Eugène se retrouve de nouveau dans la cuisine.

"Eh oh ça va toujours là-dedans ?"

Un murmure lui répond qu'il n'entend pas au vu des déflagrations. Soudain il entend des tirs hors des appartements, dans le couloir. Et il voit les ennemis dans l'appartement se cacher pour surprendre et tuer les intrus. S'il parle, il risque de donner sa propre position.

"LES GARS GAFFE VOUS Z'ATTENDENT DERRIERE LA PORTE !"

Une balle siffle et rafle son épaule. Le sang, l'adrénaline et la douleur lui donnent un coup de jus. Il met en place son bouclier.

"Allez v'nez par là mes zoziaux .... vous voulez jouer. Z'allez jouer avec Loose Cannon."

Et il tire sans discontinuer, passant de planque en planque, si les balles le touchent, il ne s'en rend pas compte. Il aimerait aller au-devant d'eux, protéger ses gars mais cette satané innocente petite. Un silence de mort tombe, il n'entend plus les gars. Il sent sa colère monter, il ne tiendra pas longtemps face à son envie de tout exploser.

Mes pas résonnent dans le long couloir obscur,
Qu'ils tuent, détruisent, m'arrachent ; je n'en ai cure.
Le coeur battant, les traits déformés par la rage,
En moi déferle le plus violent des orages.

Si de leurs odieuses mains ils touchaient à elle,
Qui de toutes mes fleurs demeure la plus belle,
Invoquer les Dieux relatés dans les écrits
Ne suffirait en rien à étouffer leurs cris.

Mes lames détruisent ceux qui causent ma gêne ;
Derrière la porte, j'entends la voix d'Eugène.
Mon être tout entier emporté par la haine,
Je ne retiens qu'à peine ma propre géhenne.

D'une main assurée, j'active mon égide,
Animée par l'envie de voir les corps rigide,
Lorsque je leurs aurais ôté leurs têtes sales.
Sans d'autres cérémonies, j'entre dans la salle.

Mes yeux fous cherchent la présence de ma fille,
Mon ange, mon aimée, mon unique famille,
Mais ne la trouvant guère, j'hurle son prénom,
Et me laisse envahir par mes pires démons.

La capitaine entre comme une furie dans ses appartements et alors qu'Eugène pensait être fini, le calme revient, au moins le temps que d'autres n'arrivent. Le calme revient parce que les corps s'amoncellent face à une furie aux cheveux blancs. Quand il la voit arriver, Eugène s'arrête pour l'admirer. C'est dans ces moments qu'elle est celle pour laquelle il s'est engagé. Une tornade blanche, du sang giclant ça et là, une rage inextinguible.
Et elle s'arrête après avoir crié un nom. Jillian... voilà le nom de la gosse sans langue. Eugène se tourne vers la capitaine.

"Inquiétez vous pas m'dame Alvarez... j'me suis occupé d'votre fille. Elle est ..."

Et la petite sort du placard de la cuisine.

"Devriez pas sortir, m'est avis c'est qu'les premier qu'étaient là."

Il n'est pas écouté de toute manière et peu lui chaut. Il récupère les deux essoufflés derrière la capitaine pour repousser la deuxième vague qui va sans doute arriver. Il a une envie de poudre à laquelle il doit répondre. Le poids de devoir protéger la gamine s'estompe vu qu'elle est avec sa mère, maintenant c'est son moment. Il sort de ses sacoches de quoi tout faire péter mais pas trop abîmer le vaisseau. Une arme dans chaque main. Un immense sourire cruel barre son visage, ses yeux brillent de bonheur.

"ALLEZ C'EST L'HEURE !"

Avant de s'élancer dans le couloir, il jette un œil à la mère et la fille, ça lui fait mal au cœur. Et il s'élance.

Il existe une multitude d'évènements susceptibles de me mettre en colère ; je ne suis nullement connue pour mon calme et ma maîtrise de mes émotions. En revanche, il n'y a qu'une seule raison qui peut me pousser à être hors de moi au point de devenir une réelle furie et de ne plus maîtriser aucun de mes actes : je ne puis souffrir que l'on s'en prenne à ma famille. Au même titre que personne n'est autorisé à dire du mal de maman ou à toucher à Hannabeth, personne ne peut prétendre s'en sortir en vie s'il lui vient la folle envie d'essayer de m'arracher ma fille.

Le sang coule, et ils meurent tous. Ils ne pouvaient rien y faire ; aucune chance ne leur a été laissée. Et lorsque je vois ma Jillian se diriger vers mois en courant, le soulagement est tel que toute ma colère s'évanouit. Je me baisse pour l'accueillir dans mes bras, laissant choir mes épées pour l'accueillir tout contre moi. Là, tout près, je vois Eugène ; mon regard sur lui change légèrement. Si je possédais déjà beaucoup d'estime pour lui, ma reconnaissance est sans limite aucune. De même que je peux punir les comportements déloyaux, je sais généreusement récompenser la loyauté et le sacrifice.

Le combat n'est guère terminé, cependant, je ne quitterai plus ma fille jusqu'à ce que tout soit terminé. Je ramasse mes épées, m'avance dans le couloir avec Jillian.

- Tuez-les jusqu'au dernier.

Eugène boîte, son bras pend le long de son corps, pourtant sa main tient toujours son arme. Ses habits partent en lambeaux à certains endroits, brûlés, découpés, déchiquetés. Son débardeur est noir de poudre, sa peau est brûlée presque aléatoirement. De son autre main levée il tient le scalp d'un homme. Sur son visage, un sourire satisfait, et un cri pour ceux qui sont autour de lui, encore vivants, victorieux. Les quelques artilleurs qui restent autour de lui hurlent en retour, et les abordeurs lèvent leurs épées.
Le rire d'Eugène les aurait hanté longtemps s'ils n'avaient pas été dans son équipe.

**

La porte cassée pend et déjà des membres d'équipage, encore en état, s'occupent de réparer les appartements de la capitaine. Eugène n'a pas besoin de toquer. Il rentre.

"M'dame Alvarez me cherche ?"

"La capitaine est dans son bureau Monsieur Loose Cannon."

Les histoires vont vite... malgré sa fatigue, ça fait sourire Eugène. Chez lui, il a été accueilli en héros et on a pris soin de lui faire une réputation à la hauteur de sa résistance. Il ouvre à peine les yeux pourtant. Les médicaments l'assomment lourdement. Sauf qu'il ne fera pas attendre sa capitaine. Il n'a même pas passé de l'eau sur son visage, miraculeusement indemne mais taché de sang.
Devant le bureau, cette fois il toque, une seule fois, paresseuse, de sa main valide.

Il me semble avoir veillé Jillian longtemps. J'ai été efficace lors du combat mené, cependant, ma fille est bien trop chère à mon coeur pour que je la laisse après ce qu'elle a vécu. J'ai failli la perdre. Cette vérité m'arrache les entrailles, me consume le coeur. Sans Eugène de Chateaubriand, elle serait morte ; et je n'ose imaginer ce qu'ils auraient pu faire endurer à la fille de la capitaine. Mon amour pour elle n'est un secret pour personne.

Le combat est suffisamment bien engagé, la confiance que je porte à mes hommes transcendante ; alors je parle avec Jillian, je lui promets d'intensifier ses leçons de combat pour que plus jamais elle ne soit dans une telle situation. Puis, elle demeure au près de moi, dans mon bureau. Enfin, le combat se termine sur le Némésis. Les dégâts matériels sont importants, mais peu influents sur notre avenir. J'ordonne alors que l'on fasse venir Eugène. Il me faut à tout prix lui parler. Un coup discret, sur la porte.

- Entrez.

Loose Cannon apparaît, et je me penche vers Jillian.

- Jillian, mon ange, veux-tu aller dans ta chambre ?

L'enfant offre un sourire éblouissant à Eugène, me lance un dernier regard avant de disparaître. Je me lève alors élégamment, et fait face à l'homme un instant, plongeant mon regard reconnaissant dans le sien.

- Que désirez-vous boire, Monsieur de Chateaubriand ?

Pendant un instant, Eugène comprend pourquoi il s'est restreint à ne pas partir en vrille. Le temps du sourire de la petite, il comprend pourquoi se battre contre sa propre destruction vaut le coup. Il comprend ce qui lui a pris, pourquoi il fait ça, pourquoi il est sur ce bateau, à avoir envie d'exploser tout ce qui passe, à avoir parfois l'impression d'être enchaîné. Il comprend en un instant dans le regard de remerciement, de reconnaissance, et il oublie à la seconde suivante. Il ne lui reste qu'un goût amer de gâchis. Il aurait aimé avoir quelqu'un comme lui-même en ce moment qui aurait empêché sa propre mère de s'acharner. Et cette pensée s'échappe aussitôt dans un tourbillon de fatigue, de sang et de feu.

Ses paupières lourdes s'abaissent à moitié avant de se réouvrir devant l'intensité du regard de sa capitaine. Il lui sourit mais reste dans sa position à demi affalée sur lui-même, pendant, sale.

"Ce s'rait pas de refus un p'tit rhum. Que'que chose de fort si vous avez."

Il est dans un sale état, un peu d'alcool le lui fera oublier. Avant qu'on doive le traîner chez le médecin vu qu'il n'aime pas trop ça. Avant qu'il finisse par dormir 24h d'affilée dans son dortoir qui sent la sueur, qui résonne de ronflements.

"J'voulais vous dire aussi. J'ai quitté mon poste mais c'tait parc'que j'étai obligé ! Sont rentrés dans l'vaisseau comme dans du beurre !"

Eugène n'y connaît rien en systèmes informatiques.

Je me lève élégamment à la demande de l'homme, et m'approche du meuble en bois laqué que je n'ouvre que lors de très rares occasions. Puisque l'alcool ne fait guère partie de mon quotidien, mes réserves sont uniquement dédiés à mes invités de marques, et ils n'ont en général nullement à se plaindre sur la sélection très particulière que je possède. Je sors une bouteille de mon meilleur rhum. Seul celui-ci pourrait avoir le potentiel de répondre réellement aux exigences de Monsieur de Chateaubriand.

- Vous n'avez nullement à vous reprochez quoi que ce soit, Monsieur de Chateaubriand. Vous vous êtes comportés de façon tout à fait admirable. Je vous en prie, asseyez-vous.

Tout en parlant d'une voix douce et étrangement bienveillante, je rempli son verre avec le liquide ambré. Je referme ensuite la bouteille, sans pour autant la ranger. Il pourrait bien la vider toute entière si l'envie lui en prenait ; je le lui permettrais bien volontiers. Je retourne ensuite m'asseoir sur mon fauteuil, et prends le temps de croiser élégamment mes jambes avant de reprendre la parole.

- Je ne saurais comment vous remercier, Monsieur de Chateaubriand. Ce que vous avez accompli pour ma fille et pour moi est tout à fait admirable ; si j'ai toujours été persuadée de vos talents et de vos nombreuses qualités, ma reconnaissance à votre égard dépasse désormais l'entendement et tous les mots que je pourrais vous offrir.

Observer la capitaine est toujours un comble de fascination. Quand elle lui propose le siège, il hésite un instant. Il va forcément le tâcher ce siège. Mais il l'attire férocement, tout comme son lit l'attirerait. Son attention se détourne cependant face au verre qu'elle lui sert. Eugène s'asseoir donc lourdement, hypnotisé par la teinte ambrée, presque flamme du rhum spatial qu'elle lui sert. Il ne s'y connaît pas vraiment en alcool, il boit ce qui lui tombe sous la main sans discerner le luxe du grossier. Son seul œil fonctionnel suit le liquide remplir le verre.
La fatigue, la fin de l'adrénaline, les médicaments qu'il a du prendre avant la bataille, la bruyante gorgée qu'il vient de prendre et surtout la voix devenue berceuse de la capitaine, le transporte dans un autre monde. Le sentiment est aussi étrange qu'il contraste par rapport aux explosions habituelles de son esprit.

Admirable... voilà qu'j'suis admirable...

Il se sent validé, touché. Un sourire moins éclatant, moins carnassier, plus enfantin, se faufile sur ses lèvres sans qu'il s'en rende compte. Et il ne sait comment répondre.

"Euh... merci. J'crois pas qu'on ai d'jà dit qu'j'étais un gars admirable... Vous savez j'fais mon travail et si j'peux faire exploser deux ou trois inconscients pour sauver c'te gamine qu'a rien d'mandé... j'le fais avec grand plaisir."

Il insiste sur les mots avec une jouissance malsaine.

"Surtout ... faudrait r'voir l'gars d'l'informatique si vous voulez mon avis, sont rentrés ici comme dans du beurre eux z'autres."

La reconnaissance que j'éprouve pour Monsieur de Chateaubriand dépasse l'entendement. Si ces hommes avaient pris ma fille, j'en aurais perdu l'esprit. Il est certain que jamais je n'aurais su m'en relever. Je note aisément les appuis qu'il marque sur ses mots. Le plaisir qu'il prend à tuer ne m'importe nullement ; moi-même, je possède un certain attrait pour le sang qui jaillit d'une gorge fraîchement tranchée. Je n'étais nullement ignorante de ses penchants lorsque je l'ai engagé à bord du Némésis. Pourquoi cela se mettrait-il à brusquement me déranger à présent ?

- Vous le savez fort bien, Monsieur de Chateaubriand ; lorsque je vous ai invité à rejoindre mes rangs, je l'ai bel et bien fait pour votre efficacité au combat. Jusqu'à lors, vous ne m'avez jamais donné la moindre raison d'être déçue. Continuez à me surprendre.

J'hoche la tête quant à sa dernière phrase.

- Vous avez raison ; cela fait un moment que mon informaticien chef n'est plus assez performant, et multiplie les erreurs. Je le ferai remplacer. Cependant, ce n'est guère pour parler de lui que je vous ai fait venir.

Dans mon regard, des flammes ardentes brûlent de mille feux.

- Vous n'ignorez guère que ma fille est ce que je possède de plus précieux. Ainsi, je désire vous remercier, et vous offrir une récompense. Je préfère d'abord vous demander si vous possédez une préférence quant à celle-ci ; si ce n'est point le cas, j'en ai une qui, j'en suis persuadée, vous plaira.

Eugène hoche la tête. Il sait pertinemment comme tous les membres d'équipage que les filles de la capitaine sont ce qu'elle chérit le plus.
Sans même s'en rendre compte Eugène renifle tandis qu'il réfléchit à une récompense, elle le met dans une position étrange. Elle veut lui offrir un cadeau et il n'y est pas habitué. En plus de ça il n'a aucun désir particulier, ce n'est pas quelqu'un de matériel. Si elle veut lui faire plaisir elle pourrait améliorer l'armement du navire, mais lui en particulier ? L'argent et la richesse sont des concepts éloignés d'Eugène qui n'en comprend même pas l'utilité. Il n'a rien en tête mais elle semble avoir une idée plus que lui. Ce qui la confirme dans le rôle qu'elle a déjà dans l'esprit mouvementé de l'artilleur. Ce n'est pas de la fascination qu'il a pour elle, c'est un manque de reconnaissance et d'attention, un manque à jamais qu'elle ne remplit que goutte à goutte. Et aujourd'hui c'est un jour à goutte alors malgré sa fatigue et ses blessures il en profite.

"Qu'est-ce que c'est ?"

Ce n'est pas agressif, il a tout d'un coup un air enfantin, excité à l'idée de souffler ses bougies d'anniversaire qu'il n'a jamais eu. Sa respiration s'accélère, un plaisir envahit ses veines et il se laisse aller à cette sensation satisfaisante. Là est donc le plaisir qu'avaient les autres à recevoir des cadeaux ?

Je suis belle et bien satisfaite devant l'air excité du jeune homme ; il réagit tout à fait tel que je l'escomptais. Je lui souris avec une certaine douceur, tout à coup attendrie par l'aspect enfantin qu'il présente. Il pourrait parfaitement réduire le Némésis en cendres, il pourrait boire le sang de nos ennemis à leur source, il pourrait perdre le contrôle et devenir plus déchaîner encore que la plus sauvage des bêtes ; néanmoins, je n'éprouve pas la moindre crainte à son égard. Seulement une douce reconnaissance qu'il doit à ses actes héroïques et la confiance absolue que je m'efforce d'offrir à chacun des membres de mon si bel équipage. Son talent est indéniable, et je suis persuadée, sans jamais pouvoir en douter, qu'il demeurera seulement un atout.

Je prends néanmoins le temps de ménager le suspens, mon regard plongé dans le sien, en une connexion intense mais certainement brève. Lentement et élégamment, je lève une de mes mains vers son visage, sans jamais le toucher, ni même l'effleurer. J'abaisse à nouveau mon bras avant de prendre la parole.

- Voilà bien longtemps que vous vous contentez d'un oeil peu efficient. Et je suis grandement persuadée qu'une prothèse digne de ce nom pourrait améliorer vos performances et le plaisir que cela vous procure. Que diriez-vous de pouvoir viser un ennemi simplement à l'aide de votre oeil, sans plus avoir besoin d'un viseur ni d'un quelconque appareil encombrant ?

Eugène regarde la main qui s'approche de lui. Un frisson parcoure son échine. L'intensité de ce qu'il ressent n'a pas de mots, un plaisir presque coupable, une envie dévorante de contact. Il oublie où il est et ferme les yeux. Sauf que ce qu'il voit sous ses paupières le fait sursauter. Une gifle, la voix cinglante de sa mère. Ouvrant les yeux pour s'échapper du souvenir trop fort il met un temps d'adaptation, le temps que la main de la capitaine s'éloigne.
Au fur et à mesure de ses paroles, le sourire d'Eugène s'étend. Il ne sait même pas quoi dire. L'opération a toujours été au-dessus de ses moyens et un œil en moins il s'y est fait, de toute façon on ferme un œil pour viser. Mais une prothèse améliorée !

"Ah ça ! C'est sûr que vous m'feriez plaisir ! Pis qu'ça m'aiderait bien pour l'travail."

Il tend la main vers le verre et ferme son seul œil valide, s'imaginant voir autre chose que du noir et fait mine de tirer.

"Mais mon cap'taine c'est qu'ça a un coût ce genre d'opération... j'voudrais pas vous mettre à sec."

Sauf que la promesse a été faite, ou du moins c'est comme ça qu'il l'entend et il veut maintenant cet oeil auquel il ne pensait plus. Il le veut parce qu'il comprend les dégâts qu'il pourrait faire avec.

"Avec ça ... y'a plus aucun vaisseau qui m'échappera."

Un ricanement s'échappe.

Me voilà parfaitement satisfaite par l'effet que provoque mes paroles sur Monsieur de Chateaubriand. Je n'en attendais guère moins de la part de ce jeune homme vigoureux et empli de surprises. Je suis également fort heureuse de son attitude, qui révèle son désir de s'investir corps et âme dans le dur labeur que sous-tend son poste au sein du Némésis.

- Tant que vous conserverez votre efficacité et votre passion, jamais je ne saurais être sans le sou.

Il ne faut également nullement oublier le patrimoine et les origines que je possède ; je descends d'une lignée d'Alvarez qui ont permis de faire briller le Némésis de mille feux, et encore aujourd'hui, de le doter d'une réputation et d'un capital tout à fait admirable. Cependant, je conserve cette constatation en moi ; je désire qu'Eugène de Chateaubriand se sente aussi important qu'il l'est, et qu'il soit dans l'entière capacité d'honorer la confiance que je lui porte.

- Je compte bien sur cela, Monsieur de Chateaubriand. Sans votre oeil, vous êtes sans nul doute l'un des artilleurs les plus brillants de notre galaxie. Doté de cette prothèse, vous serez le meilleur.

Mon regard brille, et si je pose chacun de mes mots avec calme, il ne fait nul doute que je crois profondément en ce que je profère.

Les compliments glissent comme du miel dans sa gorge. Et il se sent repartir d'une nouvelle énergie, il se sent plus fort, plus grand, plus cruel. Puissant.
Évidemment que la capitaine ne manque vraiment, vraiment pas d'argent contrairement à lui, mais le récompenser par un aussi gros cadeau, c'est la première fois pour lui, il a du mal à comprendre le principe même du cadeau. Elle récompense un effort de sa part, d'avoir protégé sa fille au détriment de son propre plaisir ? Son analyse à aller de ce côté du vaisseau ? Son acharnement et son déchainement au combat ? Peu importe. L'œil vivant brille, les épaules se redressent et le torse se bombe. Il sent qu'elle peut le tenir et qu'il continuera à brider ses pulsions tant qu'elle ne lui laisse pas champ libre. Et ses moments de grâce comme celui qu'il a vécu ne seront que plus jouissifs.

"S'pa pour vous contre dire cap'taine mais J'suis pas l'plus brillant des artilleurs... y'a Jack pis tout un tas d'autres. Moi j'suis juste prêt à tout. J'suis l'plus explosif. Pis avec un œil en plus j'viserai en plein ... cœur"

Un rire le secoue mi innocent mi inquiétant avant de se tarir. Une goutte de sueur tombe, son corps le lâche à cause de la fatigue, de l'adrénaline, de l'effort intense, des émotions qu'il a ressenti. Il se calme et devient aussi nonchalant et distant que la première fois qu'elle l'a rencontré.

J'observe les réactions d'Eugène de Chateaubriand avec grand intérêt ; je suis pleinement consciente de son instabilité. Néanmoins, jusqu'à lors, jamais il ne m'a causé d'ennuies capables de me faire regretter son recrutement. Bien au contraire. Etonnamment, la santé mentale brinquebalante du jeune homme octroie une pureté certaine à ses faits et gestes. Il s'agit là d'une garantie extraordinaire pour la confiance que je lui accorde : il me semble que tant qu'il n'est nullement déçu, il conservera une loyauté hors du commun.

- Vous avez tout à fait raison, Monsieur de Chateaubriand. Tous les hommes du Némésis sont extrêmement talentueux ; il s'agit là de la raison pour laquelle ils font partis du Némésis. Néanmoins, Monsieur Beadle semble satisfait de ce que vous accomplissez d'ores et déjà, et moi-même, je suis satisfaite par votre travail. Continuez ainsi, Monsieur de Chateaubriand, et vous irez loin.

Je lui souris avec douceur.

- Si cela vous convient, nous ferons voguer le Némésis vers la clinique la plus sécurisée de la galaxie ; vous pourrez vous y faire opérer dans trois semaines.

Eugène, enfin calmé, laisse son regard passer sur la capitaine. Son cœur reconnaissant se gonfle.

"Merci m'dame."

Il se reprend.

"Euh mon capitaine j'voulais dire."

Sa voix est plus basse et calme, moins frénétique, tout comme ses gestes. Les médicaments qu'il a pris après la bataille font leur effet. Une chape semble se poser sur son esprit. Sans eux, il serait comme avant, incapable de retenir quoi que ce soit de ses pensées, de ses émotions, de ses mouvements. Avec eux, il n'a pas besoin de contrôler quelque chose, il n'a plus ces soubresauts, ou plus avec cette intensité.
Ses yeux sourient en entendant les mots de la capitaine, elle veut toujours le meilleur, le plus fort, le plus sécurisé, le plus grand. Son ambition se répand sur tout l'équipage du Némésis. Ils veulent toujours plus, quitte à prendre des risques.
Dans trois semaines il verra de ses deux yeux. Pour la première fois depuis 5 ans ? Peut-être plus ? A vrai dire les dates ne sont pas son fort.

"Bien sûr qu'ça m'convient. J'serais prêt."

Un coup discret se fait sur la porte. Sur ce, il se lève, les épaules voûtées.

"J'veux pas vous fausser compagnie mais j'voudrais pas m'écrouler sur vot' bureau. Pis y'a une d'moizelle qu'a besoin d'votre attention. Et moi j'ai des gaillards à m'occuper aussi. J'vais pas leur fausser compagnie plus tard qu'ça si vous m'permettez."

Le contentement d'Eugène me satisfait à merveilles. J'hoche la tête, estimant également que rien ne devait être ajouté. Lui comme moi avons de multiples occupations, et cette entrevue a suffisamment duré.

- Bien. Lorsque l'équipage sera quelque peu remis de ses émotions, je convoquerai tous les officiers pour que l'on discute des évènements. En attendant, reposez-vous, Monsieur de Chateaubriand.

Quant à moi, je n'ai nullement le temps de me reposer ; alors que Monsieur de Chateaubriand prend congé, d'autres membres de mon équipage s'en viennent. Je jette un ultime regard à la porte qui sépare mon bureau d'une partie de mes appartements, outrageusement soulagée que ma fille soit saine et sauve.