Deux faces d'une même pièce - Face

Elle secoue légèrement la tête. Non, il a jamais l'air de plaisanter le capitaine de Nieves. De toute façon c'est pas une situation où on plaisante... pourquoi il dit ça alors ? Dans sa tête c'est pas envisageable qu'il débarque Valmont rien que pour ses beaux yeux. Pas logique. Pas possible. Il est doué, et surtout les gens l'aiment, Valmont. Il s'entend bien avec tout le monde. Il a ce quelque chose au fond des yeux qui fascine, contre lequel il lui faut déployer tout ce qu'elle renferme pour pas se laisser aller à gober tout ce qu'il dit. Elle comprend vite qu'il reste pas cinquante alternatives, et devient presque grise, d'un coup.

"Vous... voulez que je parte moi alors." elle murmure.

Ah. Tiens. Il n'avait pas prévu qu'elle pousse le raisonnement jusque là. Il la regarde, elle a perdu toute couleur, elle semble avoir peur d'un coup. "Pourquoi est-ce que je voudrais ça ?"

Elle relève les yeux, cherche une confirmation quelconque sur le visage de glace. Rien, rien, rien. Pour la première fois peut-être, elle se prend à détester ça.

"Vous pouvez pas débarquer Valmont."

Surtout pas pour la garder elle. A son avis, franchement, c'est qui qu'ils vont accuser de tous les maux, d'avoir fait tourner la tête du Capitaine pour être enfin débarrassée de sa némésis ? C'est qui qui se fera lyncher à la prochaine occasion ? Et c'est qui qui sortira de l'affaire fragilisé pour avoir choisi l'intendante au lieu du chef mécano, et en ayant perdu les deux au passage ?

"Alors puisque vous dites que vous avez pas l'choix et qu'en fait vous pouvez pas l'débarquer lui, c'est qu'vous voulez que j'débarque moi."

Sa voix est aussi blanche qu'elle, son accent revient au galop et elle a presque les larmes aux yeux. Pourtant ça serait peut-être la meilleure solution, au fond. Elle l'aurait plus dans les jambes. Elle pourrait faire oublier sa réputation, un peu. Reprendre à zéro. Peut-être s'installer quelque part, ou rejoindre un équipage plus axé sur l'attaque de Trinitaires... mais ça voudrait dire quitter l'Iceberg. Quitter Ichabod et les quelques autres qu'elle aime bien, qui l'aiment bien, son embryon de petite communauté. Quitter le Capitaine. Et Déesse qu'elle veut pas.

Il y a plusieurs failles dans son raisonnement. La prémisse de départ, par exemple. Et l'étrange façon qu'elle avait de retourner les choses pour en être le point central. Il voit bien que l'idée de quitter l'Iceberg ne lui plait pas du tout. "Je pourrais vous débarquer tous les deux." Il laisse le silence imprégner la jeune femme. Il est important qu'elle revienne sur sa certitude. Il PEUT débarquer Valmont si, un jour, celui-ci dépasse les bornes. Rien n'est jamais acquis. Personne n'est protégé. Il PEUT la débarquer aussi sûrement qu'il peut débarquer son ingé chef. Pour les mêmes raisons. Il ne la laisse pas continuer cependant et reprend. "Vous n'avez pas trahi Valmont je suppose ? Vous ne lui avez jamais fait, ou pas fait, quelque chose que vous savez qu'il n'apprécierais pas ? Vous n'avez jamais changé de comportement à son égard ?"

Il pourrait. Oui, ça il pourrait. Et là tout de suite, s'il faisait ça, elle donnerait pas dix minutes à vivre à Valmont après le débarquement, parce que ça serait de sa faute à lui si la situation avait dégénéré à ce point. Mais on en est pas là. Elle inspire profondément, lentement, pour rester calme et se concentrer sur les questions.

"Pas avant cette histoire." Après... "Après j'ai changé d'attitude, bien sûr. Je l'ai évité autant que possible. Quand je peux pas faire autrement... je le supporte mal. Alors j'essaie d'abréger. Moins je le vois, mieux je me porte."

Il la fixe à nouveau, comme au début de l'entretien. "N'avez-vous jamais fait d'erreur, Seik'el ?" Son ton n'est pas doucereux comme on aurait pu s'y attendre face à ce genre de question, c'est le même depuis le début et il ne changera pas car s'il veut bien tenter de prendre sur son temps pour éteindre l'incendie, il n'a pas envie de faire des efforts pour elle.

Si. Se fier à lui. Mais c'est pas ça qu'il faut dire, c'est clair... Elle croit, elle est presque sûre que l’homme-statue face à elle essaie de mettre les choses à plat, d’extirper l’amertume et l’hostilité et de faire, avec ça, autre chose. Et malgré toute l’estime et tout ce qu’elle éprouve pour lui… là, tout de suite, elle veut pas. Ca fait mal, ça.

"Pas aussi radicales. Pas comme ça." Elle hésite. "Je crois pas qu'il y ait erreur de sa part. J’suis sûre qu’il y avait quelque chose de réfléchi derrière. C’est juste sorti plus tôt que prévu."

Être le bricoleur attitré du vaisseau lui semble juste pas compatible avec le fait de commettre des erreurs si grossières. Malgré elle, elle soupire, triste. Mieux vaut aller au fait tout de suite.

"Faire la paix. C’est ça que vous voulez pas vrai ?"

Il n'est pas d'accord. Il sait à quel point l'alcool peut embrouiller les pensées et faire des choses qui semblent stupides une fois à jeun. Il sait aussi que tout homme qui aime les femme a un jour pensé à l'effet que cela ferait de mettre Seik'el dans son lit. Mais il ne peut rien expliquer de tout ça à la jeune femme sans la conforter dans son rejet et ce n'est pas ce qu'il veut.

« Je veux que l'Iceberg fonctionne correctement.
J'ai besoin de cohésion chez mes officiers
Si deux pièces ensemble ne produisent que des frottements,
Je peux, au choix, mettre de l'huile ou les changer. »

Il ferme les yeux doucement, puis reprend. « Vous dites que vous respectez ses compétences. Que l'on ne peut pas vous forcer à bien l'aimer. C'est vrai. Mais lorsque vous baclez ses demandes parce que vous ne supportez pas de le voir, vous grippez le mécanisme. Lorsque vous vous battez, même à terre, même durant votre temps libre, il y a des gens pour le voir et se dire « c'est donc ça l'Iceberg ». Vous êtes officiers. Il est temps de grandir et d'aller au delà de vos différents. Pour l'Iceberg. Pensez à l'exemple que vous donnez à vos subordonnés à l'intendance. S'ils se disent qu'il est possible de mépriser les mécaniciens parce que vous leur chef le fait ? S'ils décident de manger les commissions et de ne pas vous les donner parce que « de toute façon c'est de la part de Valmont ? »»

"Je voulais pas me battre, c'est lui qui voulait que je le frappe !" Ca a failli sortir, elle l'a retenu juste à temps. Par contre y a autre chose qu'elle peut pas laisser passer sans corriger.

"Si j'peux m'permettre Capitaine... j'ai pas de problème avec les mécaniciens. J'ai toujours été très claire là-dessus, sans eux ça fait longtemps qu'on flotterait plus et personne a intérêt à dire le contraire en ma présence. Je me suis jamais rendu compte du moindre message qui se serait perdu en route et je pense pas que Valmont se serait privé de me rappeler une note sans réponse, d'une façon ou d'une autre." Elle inspire à nouveau, très fort. "J'ai un problème avec lui. Oui. J'estime que j'ai de bonnes raisons. Mais si on en est au point où vous envisagez de... changer des engrenages..."

Elle déglutit. Du calme. Du calme.

"...je peux rien vous promettre Capitaine. Je peux rien vous promettre." elle répète d'une voix blanche.

Parce qu'avec ce qui s'est passé hier, elle est même pas sûre de sa réaction si elle le croisait dans la journée.

Quand on commence par « si je peux me permettre » c'est qu'on ne devrait pas en général. Et bien sûr, ça ne rate pas, elle se justifie. En soi, cela pourrait être juste du temps perdu mais en plus, elle montre qu'elle n'a pas comprit et ça ça l'ennuie nettement plus. Il prend sur lui pour ne pas l'interrompre et lui rappeler froidement qu'elle ne sait pas de quoi elle parle. Ce ne serait pas constructif. Au lieu de ça, il réfléchit à un nouvel angle d'attaque.

« Un officier est un modèle pour son équipe. Il lui montre l'exemple et ce qu'il fait est aussi important, sinon plus que ce qu'il dit. Ce qu'il se passe entre Valmont et vous va forcément finir par se répercuter dans vos équipes respectives. Quand vous aurez le dos tourné, peut-être, mais cela arrivera. »

Il décroise cependant les bras, la regardant un moment, réfléchissant encore. C'est parti dans l'émotionnel et il est bien moins bon lorsqu'il faut gérer ce genre de choses. Dans sa tête, plein de répliques se présentent qu'il écarte au fur et à mesure. Le silence s'installe franchement alors il lève la main pour qu'elle n'interrompe surtout pas sa réflexion.

« Vous me mettez dans l'embarras. Je ne peux pas vous ordonner de lui pardonner, quoi que j'en ai. Je ne peux pas non plus tolérer ce genre de dysfonctionnement... »

Qu'est-ce qu'elle peut répondre à ça ? Son capitaine est dans l'embarras à cause d'elle. Et de Valmont. Et d'elle. Surtout d'elle vu comment il en parle. C'est Valmont qui a commencé pourtant. Elle a fait ce qu'elle a pu, elle. Elle baisse le nez sur ses mains nerveuses, piteuse, désolée et butée, attendant la suite en silence. Y a bien que le capitaine de Nieves pour la mettre dans cet état.

Quand plus rien ne fonctionne, la logique pure est la seule solution qu'il connaisse. Comment faire en sorte que la femme qu'il a devant les yeux les ouvre soudain et comprenne que six ans de punition sont suffisant pour l'écart d'une nuit sous l'influence de la boisson. Qu'elle apprenne à pardonner. Il n'a pas envie de lui en donner l'ordre. Elle doit le faire d'elle-même et le plus tôt possible. Il ferme les yeux doucement, les gardant un moment à l'abri derrière ses paupières, tentant de réorganiser ses idées, indifférent à la détresse de l'intendante devant lui. Il juge.

« Valmont est comme il est. C'est un bon mécanicien, un bon meneur d'homme mais il a du mal à résister à une jolie femme. Il n'y est pas pour grand-chose, il est né comme ça. Comme vous êtes née avec votre beauté et votre tempérament. Le fait qu'il ait fait des efforts au début et qu'il n'ai pas recommencé depuis montre son intention consciente de ne pas tenter de vous séduire. Mais il a fait des erreurs. La première a été de boire assez pour perdre son contrôle. Cependant, il n'y a pas eu de récidive depuis, de votre aveu même. Refuser de pardonner à quelqu'un de s'abandonner à sa nature, c'est aussi injuste que de le considérer comme inférieur à cause de sa naissance ou de son sexe. Et aussi irrationnel. Les actes seuls comptent. Et tels sont les actes. »

Il se sent plus à son aise dans l'étroitesse des faits purs même s'il a conscience que son jugement prend également d'autres choses en compte.

« J'aurais, bien évidemment, une discussion avec lui, il n'est pas plus innocent que vous dans cette histoire. Si l'un de vous deux avait eu l'intelligence de venir me voir ou le Quartier-Maître bien avant, nous n'en serions pas rendus à de telles extrémités. Si vous aviez pris vos responsabilités comme les adultes que vous êtes censés être et aviez accepté de tenter un peu de recul. Les choses sont toutefois telles qu'elles sont à présent. »

C'est le moment. Celui de délivrer son verdict et il n'est toujours pas sûr que ce soit la bonne chose à faire.

« Vous allez être consignée dans vos quartiers pour le reste de la journée, je n'ai pas envie que vous croisiez Valmont et que les choses dégénèrent. J'ose espérer que ce sera assez pour vous reprendre. Ensuite, vous ferez deux semaines d'observation avec l'Ingénieur en second. Vous poserez vos questions et ferez ce qu'il vous dira de faire comme si c'était moi qui vous le demandait. Durant ce laps de temps, vous ne verrez pas l'officier, vous ne lui parlerez pas, vous ne le fréquenterez pas. Dans deux semaines, je vous convoquerais à nouveau. Pendant cette immersion, je vous demande de réfléchir à ce qui s'est dit ici. Et bien évidemment, d'apprendre et comprendre les besoins des mécaniciens de bord. J'ose espérer aussi que vous saurez gagner leur respect. J'ai besoin que vos deux services fonctionnent en harmonie. Compris ?»

"Refuser de pardonner à quelqu'un de s'abandonner à sa nature"... Seik'el se crispe. Non, elle pardonne pas. A n'importe qui d'autre, elle aurait craché qu'elle pardonnait pas, jamais, que les hommes savaient très bien ce qu'ils faisaient quand ils venaient vers elle, et que la "nature" c'était juste une excuse pour être des enfoirés. Face au Capitaine, elle fait de son mieux pour que seule une grimace sorte. Lui sa nature le pousse pas à ça, clairement, et la nature des autres les pousse pas à lui. Pas comme ça. Il sait pas de quoi il parle.

Elle écoute le reste du sermon en silence. Se faire traiter de gamine, passe encore. Rester dans ses quartiers, parfait, elle comptait faire ça. Deux semaines d'obs... ... ...bon. Il a pas compris qu'elle avait rien de particulier contre les mécanos visiblement. Pas grave, passé la surprise ça la dérange pas de mettre les mains dans les trucs dégueulasses qui poussent dans la salle des moteurs. Ou de mettre les mains nulle part selon ce qu'on la laissera faire, au choix. Tant qu'on lui explique. Et qu'elle croise pas Valmont.

"Oui Capitaine." qu'elle répond donc, avec un mélange d'émotions un peu compliqué mais où domine surtout le soulagement.

"Si vous n'avez pas de questions, vous pouvez disposer" fait-il toujours froid, fatigué d'un coup de ne pas avoir réussi à ouvrir les yeux de la jeune femme. Il ne se fait pas d'illusion, elle déteste toujours autant Valmont, si ce n'est plus qu'avant. D'un geste précis, il déverrouille la porte. Elle peut sortir si elle veut. Ou poser des questions. Il a encore...un peu de temps avant que l'autre partie ne se pointe.

"Bien Capitaine."

Elle se lève, un peu raide, salue et quitte la pièce.

A dans quinze jours.