Anywhere but home- 3 juillet, 89 ADD
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Combien?
- Une vingtaine… Trente tout au plus.
- On fait quoi avec eux?Les rayons blafards de leurs lampes frontales perforaient nos pupilles déjà habituées à la noirceur.
Le temps s’était ralenti.
L’univers désormais en proie à un tintamarre insupportable.
Le son des respirations que l’on retient.
Des leurs, sonores à travers leurs scaphandres.
Du grésillement de leurs radios de communication.
Des chaînes qui s’entremêlent à force de se chevaucher, comme un groupe de vermines, de cancrelats montant les uns sur les autres pour ne pas être pris, pour s’évader.
Nous étions vingt-quatre exactement.
Vingt-quatre à s’agripper aux membres trop chétifs, déformés par la faim qu’on nous obligeait.
Après nous avoir confiné, ils nous avaient destitués de tout ce que nous possédions : nos vêtements, nos noms, nos droits.
La révolte qui aurait dû nous habiter s’était atténuée lorsque nos ventres s’étaient creusés en abysse.
C’était ce qui s’appelle la famine.
La famine d’exister.
Mo’ats.
C’est ce que nous étions.
Et c’est ce que nous ne serions plus jamais.
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Mo’tanui - 33 jours auparavant, 5 juin, 89 ADD.
Je me rappelle de l’odeur de la terre.
La pesanteur des nuages qui annonçait l’orage.
Le vent faible, trop froid pour la saison.
L’éclat mât d’une lune qui n’arrivait plus à percer quoi que ce soit.
Et je me rappelle des vrombissements de leurs moteurs.
De la lumière indécente des phares qui nous mettaient sous leurs projecteurs.
De leurs voix bruyantes.
De leurs traits qui n’avaient rien de monstrueux.
De leurs fusils qui avaient craché leur fiel sur nos familles.
Des envahisseurs.
Ils avaient dévasté nos maisons.
Éliminé tous ceux qui s’étaient mis en travers de leur chemin.
Parent ou progéniture.
Mari ou femme.
Enfant ou vieillards.
Ils n’étaient pas des nôtres.
Pirates.
Trafiquants.
Contrebandiers.
Appelez-les comme vous voulez.
Ces hommes qui se croient tout permis pour goûter l’or sur leur langue.
Ces hommes qui salivent comme des Toor'kraans en chaleur devant une main trop généreuse.
Ces hommes qui engloutissent absolument tout.
Que les cieux m’en soient témoin.
Calypso ne nous entendaient plus cette nuit-là.
Elle nous avait désertés, prêtant son oreille à des ravisseurs.
Calypso nous avait oubliés.
Nous avons été tenus en captivité.
Des animaux exotiques prêts à la revente.
Dans nos petites cages de cinquante centimètres de haut par trois mètres de large, aucun d’entre nous n’était capable de se mettre debout.
Sept garçons, quatorze filles.
La plus jeune, Zelt’lita; le plus vieux Dak’Anov.
Elle était ma cousine; il était le fils du boulanger.
Nous nous connaissions tous, de près ou de loin.
L’union fait les forces, parait-il
Nous avions été Un à tenter de s’enfuir.
Nous étions désormais Un à vouloir mourir.
Rien ne nous désunissait plus que l’enfermement.
Une miche de pain suffisait à semer la zizanie dans ce qui restait de nos valeurs, de notre clan.
Nous étions des Atikayas dominant une plateforme trop petite.
Des bêtes sans dynastie.
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3 juillet, 89 ADD
Les Corporatistes avaient repérés les pirates à des miles.
Avec leurs canons, ils avaient défoncé une partie de la carlingue du poste de pilotage.
L’armée.
C’était un
raid.
Qui sait si c’était Calypso qui les avait guidés jusque-là.
Ils avaient fouillé le vaisseau de fond en comble pour nous découvrir.
Ils étaient entrés dans la pièce buttant la porte... Puis les gardiens.
Les lumières d’urgence plombant la pièce dans une teinte sanguine, assombrissant tout, sauf sillons des lampes de poche accrochées à leur équipement.
Ils avaient sondé l’endroit à maintes reprises avant de comprendre que ce qu’ils voyaient, là, entasser les uns sur les autres, n’avaient rien à voir avec une cargaison normale.
Le premier de la bande avait attrapé son émetteur, figé.
« Capitaine? Nous avons un problème. » Un problème qui comptait vingt-quatre enfants Mo’at qui les redoutaient autant qu’ils avaient craint les nouveaux arrivants.
Ils nous ont embarqué sur un navire qu’ils appelaient : « Le Schrödinger. »
Un nom tout à fait approprié dans la circonstance où nous ne savions même pas si nous avions réellement survécu.
C’était nous, le chat dans la boîte, et eux, les scientifiques.
Pendant des jours, ils nous ont interrogés.
Nous ne répondions que brièvement.
Eux aussi étaient arrivés par navette avant de nous faire prisonniers.
La seule chose que les différenciait, c’était ce qu’ils feraient de nous par la suite : les uns voulaient nous vendre à la Trinité et eux, sans doute, nous donner en observation aux leurs.
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Somewhere in time – 20 juillet, 89 ADD.
Les jours se succédèrent et pour la première fois depuis des semaines, nous ne subissions plus la faim ; nous subissions une extradition rhétorique qui nous échappait complètement.
Ils empruntaient nos mots.
Écorchant notre langue avec des accents prononcés pour certain, lascifs pour d'autres.
Il n'y avait rien de plus terrifiant que l'emploie de sa propre culture contre soi.
Que s’était-il passé?
Qui étions-nous?
Y avait-il des survivants?
Pour la plupart d’entre nous qui n’avait jamais quitté Mo’tanui, nous n’en savions rien.
Ce fût sans doute pour cette raison que nous partagions encore leur vaisseau : nous ramener avec eux ou nous ramener chez nous?
S’il en restait quelque chose, du moins.
Nos témoignages divergeaient; des témoignages d’enfants apeurés qui se composaient plus de sensations que de faits.
Ils n’avaient pas le choix : ils devaient tenter de reconstituer les évènements.
Seul la Trinité permettait encore l’esclavage, ce n’était que par logique qu’ils avaient accusé les pirates d’être affiliés avec eux.
Des corsaires à la solde de la Trinité pour ramener vingt-quatre enfants Mo’at.
Le cachet avait dû être intéressant.
Colossal.
Mais personne n’en dirait rien : les gens s’insurgent devant de tels sujets.
Ils s’écoeurent devant les trafics humains, et pourtant, avec la bonne somme ou les bons mots, tout peut se retourner.
C’était du moins leur spéculation.
Après tout, ça n’avait été qu’un coup de chance s’ils nous avaient croisés.
Un bref coup de chance…
Du moins, c’était ce que je m’efforçais de me faire croire, de leur faire croire.
Calypso sur le bout des lèvres, implorant sa clémence.
Implorant son écoute.
D’une oreille…
Ce n’était pas qu’un coup de chance.
Pas qu’un hasard.
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Esperenza – 28 juillet, 89 ADD.
C’était notre première sortie.
Le bulbe translucide qui englobait le ciel nous semblait merveilleux à cette époque.
Une technologie que nul Mo’at n’avait atteint chez nous.
Une splendeur sans nom, un artifice qui nous faisait croire que nous serions en sécurité.
Nous fûmes conduits dans des orphelinats divers.
Ceux qui n’atteignaient pas 13 ans dans le Nord, le reste dans le Sud.
Personne n’allait demander l’avis à des gamins qui venaient de débarquer et encore pire : personne ne demanderait l’avis d’enfants qu’on ne réclamerait sans doute jamais.
Et pendant dix mois, ce fût notre réalité.
Esperanza n’avait rien à voir avec Mu’tanui.
Nous faisions tache…Et ce même s’ils se clamaient défenseurs de nos droits.
La radio, la télé, les ordinateurs … Toutes ces technologies étaient gavées au même discours.
Ce que j’en retiens n’a pourtant rien de flatteur, rien de grandiose.
Les Corporatistes ne faisaient que se donner bonne conscience... Puisque si les humains nous respectaient seulement comme des égaux…
Nous n’en serions pas là.
Nous autres, Mo’ats, ternissions une société que nous comprenions à peine et que nous nous efforcions de suivre, d’une manière ou d’une autre… La comprendre, juste un peu.
Et plus nous la comprenions, moins nous pouvions nous en faire une idée claire.
Il y avait alors deux choix : s’y modeler ou s’y opposer.
La première était une violence faite à l’esprit et l’autre au corps.
Dans les deux cas, nous n’avions pas la maturité ou la conscience de faire un choix volontaire.
Ils nous avaient conduits dans des chambres trop stériles pour être des dortoirs.
Observatoire me semble encore le terme le plus près.
Des pseudos terrariums où ils nous examinaient avec leurs mains de latex.
Au moins, dans ces cages, nous pouvions nous mettre debout.
Certains jours, même, ils nous autorisaient à sortir.
C’était une vie en captivité, mais une vie quand même.
Sans doute que nous appeler « cancrelat » n’était pas tout à fait juste… Mais nous nous adaptions à n’importe quoi.
Leur orphelinat, leurs gestes, leur diète, leur air, leurs mœurs, leurs idées.
Tout ça devenait plus vrai que tous ce que nous avions appris jusque-là.
Et pendant des semaines, ce ne fût que ça : s’adapter.
S’adapter par défaut.
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4 mai, 90 ADD.
Lukas James n’était un compagnon comme les autres.
Bien qu’il s’était retiré de ses fonctions officielles quatre ans auparavant, il gardait encore trois ou quatre clients avec lesquels la relation professionnelle avait fini par s’estomper au prix de l’affection et la confiance.
Seul, sans enfant, ni famille, l’homme de quarante-sept ans avait été l’un des Compagnons les plus prisés des vingt dernières années.
Professeur au conservatoire, mais surtout un grand défenseur des droits légaux de la Guilde, son visage s’était figé dans la culture médiatique jusqu’à son retirement.
Aimable bien que profondément avide, sa nature entreprenante et foncièrement charmante avait tôt fait de séduire la gente féminine comme masculine.
Physiquement, Lukas était beau, mais sans plus : c’était lorsqu’il ouvrait la bouche qu’il devait le centre d’attraction.
Il devenait tout ce que vous ne vous rendiez pas compte que vous aviez pensé à la seconde où il l’avait dit.
Et insidieusement, l’absence de ses mots vous pesait sur la conscience.
Les atouts de l’homme politique au service de la séduction; qui l’aurait cru.
Ce n’est donc pas par hasard que le directeur de l’orphelinat, Duglas « Doug » Baker, le rencontrait sous une base plus ou moins régulière.
Bon pedigree, bonne réputation; le Compagnon avait une commune suffisante pour s’afficher avec les causes qui pouvaient et subvenir à ses besoins de capital, mais également ce qui le rendrait visible à une tribune plus large, passant du politique au social.
James était plein aux as, et sans progéniture ou élève avec qui partager son magot, l’ancien compagnon s’était retrouvé dans un état de crise qu’il n’avait pas vu venir : l’angoisse de disparaître.
Que resterait-il de lui une fois qu’il trépasserait?
Rien, sans doute.
Même sa fortune passerait entre les mains de la Guilde… Ou pire, du gouvernement?
Cette angoisse qui se pointait par vagues et dont les remous ne se présentaient que lors des instants de solitude finit par devenir une constante viscérale.
Lorsqu’il avait fait appel aux services de Doug Baker au départ, l’idée d’utiliser sa connexion dans un but d’atténuer son besoin égocentrique de se transcender était bien au-delà de l’irréel.
C’était à des fins calculées, des fins de profits.
Chose étant dite, à force de passer et repasser, certains orphelins avaient attrapés son attention, mais toujours à rebours, toujours avec résistance.
L’idée avait fini par prendre une tournure possible, palpable lorsque les enfants Mo’ats s’étaient retrouvés sous le toit de l’ancien hôpital militaire qui leur faisait office de quartiers.
Les filles d’abord, par préférence, mais rien qui ne pouvait égaler son penchant pour les jeunes garçons.
Le choix qui s’était voulu personnel lorsqu’il avait posé les yeux sur moi n’avait pourtant rien de particulièrement flatteur.
De nous tous, j’étais le plus solide et le plus docile.
J’étais résiliant, parfois trop.
Certains avaient cru à une débilitude naissante, un manque d’intelligence.
Peut-être n’avaient-ils pas tort.
Contrairement au reste, je parlais à peine.
Faire ce qu’on me demandait m’apparaissait une solution plus adéquate, moins drainante.
Ce que Lukas James avait vu, c’était l’opportunité de modeler quelqu’un de A à Z, de se rendre indispensable.
Je n’avais rien sur Esperanza et il avait tout.
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Allongé dans le lit de Baker, Lukas s’était prêté à une étude particulièrement méticuleuse du dossier qu’on lui avait ramené. Ses doigts imitaient les va-et-vient que Douglas effectuaient le long de son échine. Ce n’était pourtant pas des vertèbres qu’il caressait : des lettres, des mots… Une colonne d’un être qui avait suscité un intérêt, qui se dessinait en de vague souvenir.
Le Mo’at aux yeux d’alcool, aux yeux ivres.
Les cheveux coupés courts pour le fondre aux corporatistes.
Sa chair pâle, glorifiante.
Il avait courbé le dos, c’était éclipsé à chaque visite.
Ne pas attirer l’attention, ne pas exister…
C’était pourtant ce que Lukas s’était mis à suivre à la dérobée.
Un bref sourire écorcha sa bouche qui venait d’échapper à une étreinte indésirable : :
-
Le garçon aux yeux dorés… Quel âge-t-il?
- Xeth? Dix ou onze ans…
- Comment se fait-il que les Mo’at n’aient aucune notion de leur âge?
- Le temp est relatif sur Renaissance… Je suppose que la plupart d’entre eux ne peuvent se situer temporellement sur EsperanzaLa réponse sembla lui suffire puisqu’il répondit au second assaut, concédant corps alors que l’esprit voguait sur les papiers qui se froissaient sur les draps.---
Ce qui se dit entre Doug Baker et Lukas James avant mon adoption n’a pour moi aucune importance.
Ni ce qui s’était dit après.
Le résultat aurait été le même.
Moins de vingt jours plus tard, je passais d’un Orphelinat corporatiste à un vaisseau Compagnon.
Encore aujourd’hui je me demande ce qui a bien pu rendre le choix aussi évident pour Lukas James…
Et ma spéculation reste la même : la pitié.
La pitié et l’envie.
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Somewhere in space – 23 mai, 90 ADD.
Le vaisseau était petit, mais confortable.
« Vedette. » C’était l’appellation que Lukas lui donnait.
Je l’avais baptisé la « Comète. »
C’était un lieu éphémère.
Fantasmagorique, mais éphémère.
Un lieu où pendant, un instant, un bref instant, on se sentait à l’apogée de l’extase.
Et puis on brulait.
On s’éteignait.
Comme Lukas James finirait un jour par le faire.
Comme je finirais par le faire.
Je détestais ce vaisseau.
De l’extérieur tout paraissait pourtant normal, mais l’intérieur, pourtant...
Un minuscule centre de pilotage aux fenêtres un exagérément grandes qui bombaient jusqu’à l’arrière.
Le plancher presque noir était illuminé de bandes violacés, des néons qui conduisaient irrésistiblement à l’arrière de l’appareil.
Les autres navires n’ont pas le luxe de la comète.
Pas son obscène élégance.
La mise en scène était on ne plus grandiose : une salle à dîner dont un lustre reproduisant un effet de pluie pendait sur ce que m’apparait encore comme des voûte. De longs filaments cristallins, diamants clairs dont quiconque pouvait apprécier les détails. En-dessous, une longue table de baobab rouge, lourdes et massives gardée par huit imposants sièges de cuir, ressemblant davantage à des trônes qu’à des chaises. Le plafond était une fresque surchargée d’une Histoire qui m’était étrangère à l’époque; des conquêtes. Complètement à l’écart, une chambre dont le lit chargeait presque tout l’espace de gauche s’enlaçait de lourds rideaux caviar et où les ombres du lustre jouaient sensuellement sur des formes qui pouvaient être les vôtres pour le bon prix. Même la salle de bain qui ne comportait qu’une seule et unique douche exagérait elle-même : une baignoire creuse, trop grande pour deux, pour trois, pour quatre et une douche vitrée dont le plafond en lui-même était une immense reproduction d’un ciel d’orage lorsqu’on en tournait l’interrupteur. …
Pour n’importe qui, ces pièces auraient considéré comme un luxe.
Pour Lukas, ce n’était que par pure nostalgie de ses jeunes années.
Des souvenirs d’endroit dont j’ai peine à imaginer les contours.
Avoir été un Compagnon d’avant-scène lui avait laissé un amour démesuré pour les belles choses, mais surtout pour le confort lndécent qui soi.
« Ne t’en fais pas, ta chambre a été préparé.» J’étais un chiot de Kao qu’on ramenait à la maison.
Lukas avait tout envisagé : où serait mon lit, qu’est-ce que je porterais, le temps qu’il m’allouerait pour jouer et m’éduquer, ce que serait mes tâches…
Tout sauf le fait que je n’arriverais jamais à la cheville d’un maître de sa trempe.
Cette réalité qui l’avait apaisé au début avait fini par l’agacer après un certain temps…
Du moins, jusqu’à ce qu’il découvre que j’avais d’autres utilités.
6 septembre, 91 ADD.
« Accroche-toi, Xeth! »Le choc m’avait fait perdre pied.
Sur le carrelage de la salle de pilotage, j’observais l’énorme masse grisâtre nous surplomber.
Pirates.
Le mot me laissait un arrière-goût de bile sur la langue.
Lukas demandait une discussion.
Un compromis.
Pendant que le contact vidéo se faisait avec la
vedette, j’avais déjà décidé que se rendre était impossible.
J’aurais dû avoir peur, mais rien.
Rien que le son de ma voix qui implorait encore et encore Calypso de m’épargner une seconde fois, que j’en ai le droit ou non.
C’était un désir cupide, mais c’était bien dans ces seuls moments que je sentais que je redevenais Mo’at.
Les poings fermés, les yeux sur l’immense plateforme : ils ne m’auront pas vivants.
Et ce sourire carnassier, ce soudain élan de confiance me donna une certitude…
Et je sus que je fus entendu quand tout d’un coup, leurs voix nous parvenaient en étrange panique :
-
Ils ont disparu des radars, Capitaine.
- Comment disparu?
- Ils ne sont... là?
- Qu’est-ce que c’est que cette merde…C’était notre chance.
Notre seule chance :
« Maintenant! Démarre! »Donner un ordre.
Un seul ordre alors que je n’en avais jamais eu l’opportunité jusqu’à ce moment-là.
Se sentir en contrôle; complètement posséder la situation.
Pour la première fois depuis mon arrivée, Lukas James venait de se rendre compte que je n’étais pas comme les autres Mo’ats.
Que ce qui était en train de passer n’avait rien de naturel.
Il m’avait écouté et il avait pris notre chance de s’enfuir.
La sueur s’était mise à perler sur le front de l’homme
Changeant les vitesses, il suffit d'à peine quelques minutes pour les distancer.
La Comète bien plus rapide que le paquebot.
Mystique.
Ce mot n’était encore qu’un murmure.
Moi-même je ne savais ce que tout cela impliquait à l’époque.
Ce n’était ce que mon peuple m’avait légué pour les protéger des humains… Mais encore, j’appartenais à un homme à cette époque, et encore aujourd’hui…
Je ne suis pas dans une situation bien différente depuis le début.
De mains différentes, en lits différents…
Lukas James n’en a jamais parlé…
Mais il savait que je pouvais lui être utile de tout autre ordre, à présent.
D’ordre sentimental à ordre pratique.
Je me souviendrai toujours du rire qu’il avait poussé lorsque que dix minutes plus tard, nous nous étions retrouvés à des années lumières.
Seuls, irrepérables.
Et ce rire hystériques.
Ce rire inhumain qui me fit me rendre compte que j’aurais préféré me faire prendre par autre chose que ma propre chance, cette journée-là.
Autre que chose que par le rire claironnant de l’ambition et de la moquerie de Calypso.
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Anywhere but home - 12 décembre, 94 ADD
J’avais quatorze ans la première fois qu'il inclue un troisième membre à notre relation.
Lukas l’avait choisi.
Brun, comme lui ; yeux clairs, comme lui; la fin quarantaine comme lui.
Nous observer, c'était ce qu'il souhaitait.
Un voyeurisme tordu pour regarder mes moindres apprentissages.
Lukas avait été mon premier en tout alors les autres… qu’en avais-je à faire.
J’agissais comme il m’avait montré, comme j’aurais agi avec lui, mimant ses faits et gestes parce que c’était la seule chose qui ferait de moi un Compagnon : l’imiter.
Le corps n’était pour moi qu’un accessoire, du moins, c’était ce que James s’efforçait de dire.
Un jour, j’aurai d’autres formes, d’autres traits et ils seraient des armes précieuses pour dissimuler ce que je devais cacher au reste du monde.
Mystique, c’était ce qu’il sous-entendait.
Nous n’en avions plus parler, mais derrière chaque caresse qu’il me proférait, ce n’était pas l’adolescent qu’il cherchait.
Si les années se succédèrent et que mon secret en resta un, ce ne fût que grâce aux bienfaits que pouvait tirer Lukas.
Et ces caresses étaient une promesse.
Ne rien dire, ne rien faire parce que je lui étais encore trop précieux pour l’heure.
Mais avec Lukas James, rien ne dure pour toujours.
Même si j’étais devenu tout ce qu’il avait voulu que je sois, jusqu’à ma manière de parler, de bouger…
Je savais tout de Lukas James.
Absolument tout.
Son habitude de toujours trop salé ses plats et s’en plaindre.
Son fétiche absurde pour les boutons de manchettes.
Sa manie de calculer tout, tout le temps avec une exactitude presque trop agaçante.
La façon dont il lissait les propres lignes de sa main lorsqu’on l’intéressait.
Le sourire en coin qu’il offrait quand il ne vous écoutait plus.
Les soupirs qu’il feignait quand ses clients ne satisfaisaient pas ses attentes.
Son amour démesuré du
bondage et de la violence dans l’acte sexuel.
Son désir de tout contrôler, tout, tout le temps.
Et de me contrôler. Toujours.
Jusqu’à ce que moi-même je ne sois plus dans mon propre contrôle.
La puberté avait eu cet effet.
Me rendre un peu plus grand que lui.
Un peu plus bâti.
Raffermir ma mâchoire.
Affiler mes traits en ce qui me rapprochait plus de l’homme que de l’enfant.
Et les yeux cognac qu’il avait autrefois trouvé magnifique chez un gamin devinrent un ennemi insidieux sans même que je m’en rende compte.
Plus jeune, Lukas pouvait décider de ce je souhaitais ou non, et malgré la docilité dont je faisais preuve face à tous ses traitements, vint un moment où, pour la première fois, il avait oublié un facteur essentiel…
Il pouvait contrôler ce que je voulais, mais pas ce que les autres désiraient.
Avec le temps, les quelques clients pour qui je suscitais un intérêt qui tirait plus de la fascination s’affuta en envie et cette même envie qui aurait dû n’appartenir qu’à Lukas James le dépassa.
Les clients passaient et venaient, et s’ils venaient pour rencontrer Lukas, je finis par être inclus dans le lot.
Ce qui aurait incité à la jalousie de protéger ce que d’autres voulaient posséder eu un effet bien plus nocif chez l’ancien compagnon.
Il n’y a rien de plus horripilant que de se faire destituer dans sa propre demeure.
Sous son propre toit.
Sous ses propres yeux.
De toute évidence, c’était un détail qui avait échappé à James, un détail qu’il avait mis trop de temps à réaliser, et qui lui explosa à la figure où Douglas Baker en une simple phrase :
« Quand comptes-tu mettre Xeth en fonction? Ce serait du gâchis de ne pas l’inviter avec nous, non? »Il ne l’avait même pas regardé.
Ses yeux étaient rivés sur moi : j’étais un invité indésirable.
Un troisième acteur dans un acte de séduction dans lequel je n’avais pas de parti.
C’était l’élément déclencheur qui allait me faire devenir ce que je suis aujourd’hui.
Des mots de trop.
De simples mots qui m’enfermèrent pour un six ans supplémentaires à Vanguard.
Avec la fausse prétention d’avoir entraîné pour suivre les traces de Lukas James.
---
Vanguard - 12 décembre, 110 ADD
Seize ans plus tard et je suis encore au même point.
Compagnon par dépit, me nourrissant de ce que Lukas James m’a légué.
Ce n’était pas bien difficile.
Arriver au conservatoire derrière lui m’avait donné une notoriété que je n’avais pas crue possible.
C’était quelque chose que j’avais volé.
Personne n’oserait s’insurger devant Lukas James.
Je me rappelle encore le visage des apprentis et des professeurs qui l’admiraient à la dérober.
Moi, pourtant, je ne voyais qu’un homme qui donnait son projet à autrui, un projet qu’il avait lamentablement échoué.
Il me verrait toujours comme sa progéniture, une pupille.
Tandis que moi, je ne serais encore que l’ombre de Lukas James.
Un pseudo humain qui cache la seule chose qui me laisse un arrière-goût d’existence.
Mo’at.
Le mot sur l’écran vacille près de ma photo.
Un ajout exotique qui pourtant me rappelle ce que je suis encore.
Un peu.
Ou presque.
Do you want to book a date with that person?