L'espoir fait vivre. Mais les cookies aident.

Dire que Cathy se promenait sans aucune crainte dans les rues d’Espoir serait mentir. Deux mois s’étaient écoulés depuis son agression dans une ruelle, et, même si elle s’en était bien sortie, elle s’en souvenait encore. Et elle n’avait aucune envie de retenter l’expérience. Mais elle n’allait pas se priver non plus de quitter le vaisseau lors des escales. Elle savait où elle allait et, comme le lui avait conseillé la femme qui l’avait aidée, elle évitait les endroits peu fréquentés. Le Runny Amber n’était pas vraiment « peu fréquenté ». Et puis, à présent, elle avait un couteau et quelques notions de base pour s’en servir. Ou se défendre, au moins, un peu. Aldric avait commencé à le lui apprendre.

A tous les coups, il allait grincer des dents, d’ailleurs, quand il saurait qu’elle était partie seule en ville. Il avait bien insisté sur le fait que ça ne le dérangeait pas de l’accompagner. Mais bon. Elle n’allait pas lui demander de l’escorter à chaque fois qu’elle faisait un pas en dehors de L’Iceberg, quand même. Elle était capable de se débrouiller seule. Et elle voulait lui ramener des cookies d’Audrey. S’il l’avait accompagnée, elle aurait eu du mal à lui faire la surprise.

Catherine avait atteint leRunny Amber sans encombre et s’était tranquillement installée dans un coin. L’établissement était toujours très… vivant et, même si elle s’habituait à sa nouvelle vie et se débarrassait petit à petit de ses manières trop trinitaires, elle n’était clairement pas encore à l’aise dans une ambiance si… bruyante. Colorée. Extravertie. Elle avait donc choisi une place un peu isolée pour savourer son entrecôte d’ataa’oor – c’était sans conteste son plat préféré de la carte du Runny, même si tout était excellent – avant de retourner au vaisseau. Le paquet de cookies était bien au chaud dans son sac et, si elle prenait son temps, c’était dans l’espoir de pouvoir saluer Audrey avant de partir. A cette heure, la cuisinière ne devait pas chômer et Cathy ne s’étonnait pas de ne pas l’avoir aperçue, mais on ne savait jamais. En attendant, elle finissait son déjeuner, tout en lisant un article médical sur son HCom, et sans prêter grande attention à ce qui se passait autour.

Alienor était plus que contente de poser un pied-à-terre. Beaucoup de choses à faire et surtout aller se mettre une mine pour fêter l'anniversaire d'un de ses gars. Ils avaient commencé tôt et tout le monde était plus ou moins alcoolisé. D'autres plus que certains. Au bout de quelques verres et de trop de bruit, Alienor sentait une migraine naître. Elle aurait bien voulu sortir prendre l'air 5 minutes... Mais un gros bêta bien bourré s'approchait d'une demoiselle tranquille dans son coin. Ok, ses hommes n'étaient pas des agresseurs, mais pas les plus romantiques, surtout avec autant de Rhum dans le sang. Ses sourcils roses se froncèrent et elle pinça le haut de son nez. L'agacement montait. Il posa son gros cul de Pirate à côté de la dame qui... P'tain avait l'air d'avoir un sacré balai dans le cul... Son gros bras de pirate passa autour des épaules de la rousse. Ok, elle allait lui briser les couilles.

- EH ! Vire d'la.

Mode furie activée. En trois pas, elle est a côté d'eux. Pas très haute, mais la colère se lit dans ses yeux qui brillent de mille feus. Le gros lard enlève son bras et se lève, bien plus grand que la petite Pirate.

- T'es com'pl't'ment con ?! Put'ain d'l'Unique !! Ohla, jurer par l'unique c'est pas bon signe. - Barre t'd'la.

Le nez sur son HCom et l’esprit partagé entre sa lecture et son repas, le brouhaha ambiant formant comme un bruit de fond, Catherine ne s’attendait pas à ce que quelqu’un s’asseye à côté d’elle. Surprise, la jeune femme releva le nez en tâchant de faire taire l’alarme qui venait de s’allumer sous son crâne. Techniquement, il avait le droit de s’asseoir là, même si ça ne la rassurait pas… et qu’il empestait l’alcool et qu’il lui passait un bras autour des épaules.

Aussitôt, Cathy se raidit de tout son corps. Sa main se crispa sur sa fourchette, sa gorge devint sèche, son cœur s’emballa et ses pensées s’emmêlèrent. Les hommes alcoolisés étaient dangereux. Le Runny Amber n’aurait pas dû être un lieu à risque. Elle n’aurait pas dû venir sans Aldric. Aldric. Il lui avait montré comment se défendre mais là, tout de suite, elle était incapable de s’en souvenir. La seule chose qu’elle sut faire, ce fut de se reculer le plus possible, en espérant que l’homme la lâcherait.

Il la lâcha, en effet, mais parce qu’une petite femme aux cheveux et aux yeux roses venait de débouler comme une furie. Incrédule, l’infirmière regarda la nouvelle venue tenir tête au costaud aviné. La scène était irréaliste. Surtout lorsqu’elle combina les jurons et l’Unique. Et Cathy, la fourchette toujours en l’air, n’osait pas bouger.

- On'est au R'nny ici ! J'te jure qu'si j'te r'vois faire qu'qu'chose com'ça j'te fais lecher l'pont et p'y p't'et'e même l'machinerie. S'CUSE TOI !

Le grand gaillard se retrouve vers l'interloquée et s'excuse brièvement.

- Mieux qu'ça ! T'veux qu'j'te plante sa fourchette d'l'oeil ou quoi ?!

Il se retourne à nouveau pour faire un paragraphe un peu plus long sur son comportement inapproprié malgré son ébriété certaine. Alienor pose ses fesses sur la banquette devant la femme. Elle continue à le regarder tandis qu'il s'éloigne penaud avant de revenir avec une bouteille de Rhum et la poser sur la table. Un cadeau pour se faire pardonner sûrement. La jeune femme était pas du genre à se faire acheter, elle considérait plutot ça pour la nouvelle compère. Le mal de tête commençait réellement à se faire sentir et elle posa cinq secondes sa tête dans ses mains.

- D'solée, y sont mal él'vé. J'te jure... Et p'is, va falloir t'enl'vé l'balais qu'ta dans l'cul hein. Lui dire qu'aillent voir ailleur si t'y es. T'prend t'fourchette t'lui fout sous l'cou et voilà. C'bon quoi. J's'rais pas toujours là pour les surveiller. Pfff...

Maintenant hein ? Quelle option ? Rentrer se reposer et faire passer le mal de tête ou bien surveiller un peu plus. Surveiller ne ferait pas de mal, surtout que sa jauge d'alcool n'était pas encore remplie à son max. Il y aurait bien un ou deux artilleurs pour la ramener.

Le costaud aviné s’excusait. Il obéissait à la petite femme aux cheveux roses et il s’excusait. Alors, certes, depuis qu’elle avait rejoint L’Iceberg, c’était loin d’être la première fois que Cathy recevait des excuses de la part d’un homme mais… de la part d’un homme ivre, si. En plus, lesdites excuses étaient sincères puisqu’il avait l’air tout penaud. Sa peur se calmant, Cathy s’en sentit presque désolée pour lui. La femme ne donnait pas l’impression de plaisanter.

Et elle s’asseyait en face d’elle. Et son langage fleuri fit ravaler à l’infirmière les remerciements ou le refus poli du rhum qu’elle allait prononcer, tandis qu’elle rougissait jusqu’aux oreilles. Elle jeta un regard à sa fourchette qu’elle reposa à sa place, dans son assiette.

« Je… Même avec une fourchette, je ne suis pas à la hauteur pour repousser quelqu’un, » répondit-elle.

Aldric allait l’engueuler, à tous les coups. Pour être sortie sans lui. Pour ne pas avoir mis en application ce qu’il lui avait appris.

Mais, outre son accent trinitaire, sa prononciation élidée et son apparence colorée, la femme ne semblait pas vraiment dans son assiette. Ce qui suffit à repousser toute autre considération dans l’esprit de l’infirmière :

« Ça ne va pas ? »

- Bah... M'me temps l'fourchette c'est pas l'arme l'plus intimidante...

Ses doigts passent quelques instants dans ses cheveux avant qu'elle ne fixe la femme en face d'elle. Ses ongles tapotent le petit triangle enfoncé dans son front.

- Mal d'tête. L'brouhaha. Toi ça va ?

Son dos de pose contre la banquette tandis qu'elle récupère un verre auprès d'une serveuse. Ses lèvres trempent dans le rhume tandis que ses jambes s'étendent sur la banquette.

- Trinitaire ?

Ce n'était pas vraiment dans les habitudes d'Alienor de parler avec d'autres trinitaires. Elle avait laissé tout ça derrière elle depuis bien longtemps. À priori, devant elle se tenait une femme seule non accompagnée. Donc elle devait être moins trinitaire que ce qu'elle laissait voir.

- T'bosses sur quel rafiot ?

La fourchette n’était pas l’arme la plus intimidante… Mais, même avec une épée monofilament dernier cri, Cathy n’aurait sans doute pas fait mieux. Le problème n’était pas l’arme mais celle qui aurait dû s’en servir…

Mais l’inconfort visible de son interlocutrice repoussa toutes ces considérations bien loin de l’esprit de l’infirmière. Elle hocha la tête.

« Ça va. »

Elle aurait pu détailler, mais elle allait plutôt proposer son aide pour lutter contre le mal de tête quand la femme lui posa la question de ses origines. Catherine aurait voulu clamer que non, elle n’était plus trinitaire, mais elle n’était pas stupide. Elle en avait l’accent et les manières. Et même si son interlocutrice n’avait pas l’apparence d’une fanatique de l’Unique, on ne savait jamais. Et on ne savait pas non plus qui pouvait entendre sa réponse. Pas question d’attirer l’attention de l’Inquisition par un mensonge évident.

« Je suis née à Port-Salem, sur Renaissance, » répondit donc simplement Cathy.

Ce n’était que la stricte vérité et ça ne présageait en rien de ce qu’elle faisait actuellement. Mais la femme semblait perspicace.

« Le Colin, je suis infirmière. Et vous ? »

Elle sourit, pas gênée par ce mensonge, qu’elle maîtrisait.

« J’ai peut-être quelque chose pour le mal de tête. Mais c’est pas très compatible avec l’alcool. »

De toute façon, rien n’était compatible avec l’alcool. Sauf les ennuis.

- Oh.. Doradienne alors...

Est-ce que les Trinitaires hors systèmes étaient les mêmes que ceux de Dorado ? Est-ce qu'il y avait une différence dans cet espace de liberté. Elle est face à une infirmière alors ? Hn... C'est pour ça qu'elle ne voulait planter personne, ça lui ferait plus de boulot hein.

- TOI. Me vouvoie pas. Je suis artilleuse sur le Centurion.

Elle avait horreur de ça. Il n'y avait que les petits mousses qui l'a vouvoyaient. Pas les adultes. Arg... Les vouvoiements lui donnaient des flash-backs du monastère. Un frisson rien que d'y penser.

-J'ai d'jà bu. Mais donnes toujours...

Aliénor réfléchit, faisant tourner un doigt sur le haut de son verre. Elle baisse un peu le ton pour ne pas être entendue par les personnes autours.

- Infirmière, mais pas Soeur ?

Les "bons" trinitaires parlaient tout le temps de Soeur. Ce n'était pas grave, mais ça pouvait laisser entrevoir son taux de croyance.

Oui, elle était doradienne… et, si elle ne voyait pas le sens de la remarque de la femme, Cathy acquiesça en silence. Comme lorsque son interlocutrice lui ordonna demanda de la tutoyer, même si elle n’était pas du tout sûre de réussir.

Elle se pencha pour attraper son sac qui se trouvait à ses pieds et farfouilla à la recherche d’anti-inflammatoires. Elle hésita une seconde. La dose, c’était un à deux, mais la femme n’était pas grande et elle avait bu. Les effets risquaient déjà d’être décuplés par l’alcool, donc mieux valait commencer doucement.

« Vou… tu n’as pas d’allergie ? » demanda-t-elle tout de même, avant de poser un comprimé sur la table.

La question suivante la fit déglutir. La femme connaissait les mœurs trinitaires, donc, comme le laissait supposer son accent.

« J’ai commencé une formation chez les Sœurs Hospitalières mais ce n’était pas pour moi. Je me suis mariée, expliqua-t-elle sans préciser qu’Aldric l’avait épousée pour la sauver des Ordres et pas parce que c’était sa volonté première – les meilleurs mensonges étaient ceux qui restaient proches de la vérité. Mais Le Colin est neutre et le médecin de bord a accepté de me former. »

Elle sourit, comme si de rien n’était.

« Le Centurion n’est pas trinitaire non plus, j’imagine ? Ces hommes sont sous vo… tes ordres ? »

- Nan, pas qu'j'sache.

Fini l'alcool alors pour la soirée. Tout ça a cause d'un petit comprimé pour plus avoir une frégate dans la tête ? Pfff... La société a si peu avancé. Peut-être que les scientifiques devraient revoir leurs priorités. Elle se commande un verre de jus de fruit pour prendre le médicament. Oh, elle est mariée ! Mais elle travaille sur un vaisseau ? Cela pose encore plus de questions à Aliénor.

- Nop. Pas tous, mais certains oui.

Autant ne pas affilier "Le Centurion" à l'une des factions. Si elle devait dire laquelle, elle dirait plutôt corporatiste. Dans tous les cas, elle ne se cachait pas plus que ça d'être une ancienne trinitaire qui avait quitter sa faction.

- T'restes pas à Terre ta famille ? Ton mari t'laisse VRAIMENT t'former à aut'e chose qu'd'faire des gosses ? Ou bien t'fais ça en cachette ?

Aliénor avait beaucoup de mal à se figurer n'importe qu'elle figure patriarcal de la trinité laissé une femme s'instruire. Enfin, s'instruire sur autre chose que la couture, l'entretien d'une maison, l'éducation des enfants, écrire des lettres à son mari parti loin... Peut-être que la Trinité avait changé ? Nan, impossible. Quoi que... La femme devant elle était bien plus jeune. Peut-être que dans les "nouvelles générations" les choses avaient changer.

Le navire de la femme n’était donc pas trinitaire. En même temps, on pouvait s’en douter, puisque, malgré son accent, elle ne renvoyait pas trop l’image d’une fidèle de l’Unique : son parlé imagé, ses cheveux colorés, la cybernétique... et des hommes à commander, ça faisait beaucoup pour une fidèle trinitaire. Ce qui ne l’empêchait pas de poser des questions gênantes.

Derrière son sourire, qu’elle gardait d’autant plus accroché à ses lèvres qu’elle n’était pas tranquille, Cathy se demanda ce qui motivait sa vis-à-vis. Travaillait-elle pour l’Inquisition malgré toute son apparence qui clamait le contraire ? Aldric était forcément recherché depuis sa désertion, et elle aussi par voie de conséquence. Mais elle ne laisserait personne remonter à L’Iceberg et à son mari !

« En cachette ? De mon mari ? »

Catherine laissa échapper un bref éclat de rire, comme si l’idée était risible – et elle l’était, en réalité… elle n’avait rien à cacher à Aldric.

« Oh non ! On n’a plus de famille à terre – ça aussi, c’était presque vrai : Ainsley était morte et les Pontillac ne comptaient pas, même si elle appréciait Placide et Douce – alors, quand mon mari a commencé à travailler sur Le Colin, je l’ai suivi. Au moins, je suis utile et je gagne un peu d’argent. »

Et, même si Aldric ne lui avait jamais rien reproché, ne plus être un poids, ça n’avait pas de prix.

- L'route vers l'indépendance alors ? Bientôt l'divorce et l'amants d'ns tout'la galaxie ?

Aliénor s'amusa de sa blague. C'était bien qu'une trinitaire puisse travailler. Elle espérait que son mari soit un homme bien. Dans son cheminement de pensées, Aliénor se rendit compte de quelque chose. Tandis qu'elle affichait un peu plus un sourire chaleureux, elle se présenta.

- Oh fait ! J'me suis pas présentée ! Aliénor et toi ?

Pas de nom de famille. En même temps, elle n'avait pas vraiment peur de se faire prendre par l'Inquisition dans ce bar. Ils cachaient bien des Mo'ats à l'étage. Et ce n'était pas une dénonciation en plus sur son dos qui lui faisait peur. Sa sentence était déjà tombée à partir du moment ou elle avait quitter le monastère puis échapper d'un fourgon.

Évidemment, la plaisanterie de la femme ne manqua pas de faire rougir Catherine jusqu’aux oreilles.

« Hein ? Oh non… Non, pas vraiment, » bafouilla-t-elle en réponse.

Et là, son embarras n’avait rien de feint. Ses discussions avec Mam’ puis Laylia lui avaient fait comprendre que le sujet n’était pas forcément tabou en dehors de la Trinité et que les femmes avaient le droit de… « faire ce qu’elles voulaient de leur corps, » mais… Mais Cathy, elle, n’était capable ni d’en parler – voire d’y penser – sans gêne ni de l’envisager pour elle-même. Tout ça ne la tentait pas du tooout, et elle était bien contente qu’Aldric ne soit pas intéressé non plus. Quant au divorce… Pourquoi ferait-elle une chose pareille ?

« Je suis juste contente de ne plus être un poids pour mon mari, » murmura-t-elle en baissant le nez sur son assiette, histoire de reprendre contenance.

Heureusement, son interlocutrice passait à autre chose, et elle put relever les yeux et retrouver une carnation normale.

« Catherine, enchantée. »

Elle garda également le silence sur son nom, bien sûr.

« Tu as déjà mangé avec tes… amis ? »

C’était une invitation à rester si elle le souhaitait. Mais Aliénor n’avait visiblement pas besoin de ça pour s’installer.

La question avait fait mouche ce qui amusa beaucoup Aliénor. Sa mauvaise humeur était un peu passée. Même si celle-ci faisait partie intégrante de son caractère. Catherine alors... Elle essayerait de s'en rappeler. Si elle avait déjà mangé avec ses amis. Est-ce que c'était vraiment ses amis... ?

- Col'gues. Hn... N'n, p'vraiment. J'vais m'commander qu'qu'chose, t'fais bien d'me l'rappeler.

Habituée du Runny, elle se commande la même chose que son amie d'un soir. C'est vrai que la bouffe ici était vachement bonne quand même. Ses doigts suivent doucement la courbure de la table tandis qu'elle réfléchit à ses paroles.

- Humpf... Personne n'est le fardeau de personne. Surtout si t'es trinitaire, ton mari doit être là pour subvenir aux besoins de la famille.

Sa tête se secoue, ce qu'elle ne devrait pas vraiment faire après avoir bu de l'alcool et un mal de tête qui pointait le bout de son nez. Ce que les personnes venant de la trinité pouvaient sortir comme conneries.

- Maint'nant t'as ton propre salaire. T'peux faire c'que tu veux. Genre bouffer une entrecôte tranquille toute seule au Runny. T'as d'comptes à rendre à personne.

Collègues, pas amis. Très bien. La précision ne choquait pas Catherine plus que ça. Elle-même, des amis, elle en comptait… un ? Aldric. Même si certains membres d’équipage étaient sympathiques, elle ne se voyait pas les qualifier d’amis.

Pendant que la femme, Aliénor donc, passait commande, Cathy reprit son repas. Son entrecôte refroidissait et, même si elle restait très bonne, c’était meilleur chaud. Elle releva le nez de son assiette quand sa compagne de tablée reprit la parole, et elle ne put s’empêcher de grimacer quand elle dit que son mari devait subvenir aux besoins de sa famille.

« Certes, mais… »

Mais Aldric l’avait épousée pour la protéger de son père, de son frère, d’un mariage terrifiant ou des Ordres. Alors qu’Ainsley était malade. Il n’avait pas besoin d’une charge en plus. Mais tout ça, elle ne pouvait pas le dire à une inconnue.

« … mais une épouse est censée faire la cuisine… et je te jure que la mienne ne mérite pas qu’on subvienne à mes besoins, » répondit donc Cathy à la place dans une tentative de plaisanterie.

Elle hocha la tête quand Aliénor ajouta qu’elle n’avait de comptes à rendre à personne.

« Peut-être. Mais c’est grâce à mon mari si j’en suis là. Je lui dois beaucoup. »

Ça sonnait peut-être très trinitaire mais, pour le coup, ce n’était pas un mensonge.

Aliénor sourit à la plaisanterie. Elle avisa l'assiette qu'on venait de poser devant son nez avant de respirer le fumet de la viande. Il fallait se délecter des petits plaisirs. Les couverts plongèrent dans la viande, les légumes et les féculents pour commencer à dévorer son assiette. La nourriture épongerait les effets de l'alcool et aiderait sûrement le médicament à faire plus effet. Elle hocha la tête face aux paroles de Catherine.

- Au moins, c'est un mari qu'vous laisse travailler, voyager, sortir seule... C'doit pas être l'trinitaire d'base.

Ce qui était une grande avancée non ? Mais il devait avoir quelques problèmes avec l'Inquisition... Quoi que cela semblait mince comme crime de laisser une femme s'émanciper. Enfin, sûrement pas pour les lunatiques. Elle continua de manger dans le silence ou bien le brouhaha de la salle plutôt.

Catherine reprenait son repas lorsque sa compagne de tablée lui répondit et elle releva le nez de son assiette pour la regarder. Heureusement, elle avait la bouche pleine, ce qui lui offrait quelques secondes pour trouver une réponse. Quelques secondes pendant lesquelles son cerveau tourna à plein régime.

Objectivement, elle ne pouvait qu’être d’accord avec Aliénor : Aldric n’était pas le trinitaire de base. Loin de là. Il était infiniment mieux que tous les trinitaires… voire que tous les autres hommes qu’elle avait jamais rencontrés. Mais qu’une telle phrase sorte de la bouche d’une quasi inconnue, dans un endroit public, c’était effrayant. Malgré toutes ses précautions, en avait-elle trop dit ? Ses paroles laissaient-elles entendre que son mari était hérétique ? Elle ne pouvait pas prendre le risque d’attirer l’attention de l’Inquisition !

« Le Chemin vers la Lumière est différent pour chacun, mais l’important est de se laisser guider par l’Unique, n’est-ce pas ? »

Elle n’avait pas essayé d’imiter la ferveur qui rayonnait toujours de la voix des Sœurs au couvent, elle se doutait qu’elle ne serait pas crédible. Mais elle espérait avoir suffisamment bien copié la résignation douce de Placide et Douce pour que son interlocutrice – et surtout les témoins éventuels autour – ne puisse pas douter de sa foi en l’Unique. Même si, en vrai, ce n’était qu’un connard.

Aliénor reste un peu bouche bée. Ses poils se hérissent un peu face à la phrase et elle reprend une bouchée pendant qu'elle réfléchit à la réponse. Ce n'est pas vraiment son style de rester avec des Trinitaires qui ne s'étaient pas détourné de l'Unique. Son ton se fait froid tandis qu'elle fronce les sourcils.

- Non. T'as l'air d'quelqu'un d'pas trop conne et d'te sympas. Donc j'vais faire l'dessin rapide. L'Unique, l'existe pas. Tu t'fais guider par des p'tains prêtres qu'sont humains aussi, qu's'font guider par des évêques, qui s'font guider par l'pape. Et tout s'qui font c'est : S'enrichir en laissant les pauvres crever, m'tte en esclavage d'gens qui vivaient ici, asservir l'femme à l'homme. Y suivent même pas leurs propres règles à la con. Mais bon, vu qu'tu m'as l'air d'être une bonne p'tite Trinitaire, t'vas partir d'principe que c'que j'dis c'est faux parce que j'me suis détournée d'l'Unique ou une connerie comme ça.

C'était dangereux de laisser ses avis politiques à l'air libre comme ça. Mais pour l'instant, la seule intéressée était en face d'elle et elle pourrait toujours quitter le bar en catimini si la situation devenait dangereuse. La femme n'était pas du genre à fermer sa gueule. Pas avant et encore moins maintenant. Plutôt mourir libre que sous le joug d'une quelconque croyance erronée.

La froideur soudaine d’Aliénor n’échappa pas à l’infirmière. Avait-elle fait une erreur ? Était-elle démasquée ? Non… Il semblait plutôt qu’elle avait été trop convaincante. Visiblement, l’artilleuse n’appréciait guère de se retrouver face à une « bonne petite trinitaire ». Catherine aurait donc dû être satisfaite et rassurée, elle avait rempli son objectif. Sauf que… Étrangement, elle se sentait déçue. Son interlocutrice semblait partager son avis sur la Trinité et l’esclavage, même si certaines de ses paroles étaient inattendues – comment ça, l’Unique n’existait pas – et n’hésitait pas à exprimer son opinion, ce qui la rendait d’autant plus sympathique.

À moins que ce ne soit un piège ? Pour tester sa foi ?

Non, la femme aux cheveux roses paraissait vraiment honnête, pour le coup. Alors, Cathy fit une entorse à sa règle de prudence.

« Vous ne devriez pas dire ça à haute voix dans un lieu public, » chuchota-t-elle pour n’être entendue que de sa vis-à-vis… et retrouvant le vouvoiement par réflexe.

Elle reprit son repas pour se retenir de jeter un œil autour d’elle. Si quelqu’un les observait ou les écoutait, elle ne devait pas trahir son inquiétude.

« Chaque Chemin de Vie est unique et certains sont pleins de détours, mais ils reviennent toujours à la Lumière, » reprit-elle donc à voix haute, comme si de rien n’était.

Elle était sûre d’avoir un jour entendu un prêtre crétin dire un truc pareil.

Aliénor fronça encore plus les sourcils quand la femme en face d'elle lui intima de faire attention. Ses dents se serrèrent encore plus tandis qu'elle se lève pour le penser et lui murmurer aussi.

- J'fais c'que j'veux. S'un inquisiteur nou'z'écoutes, il a déjà bien assez su'moi pour m'exécuter. J'ai jamais vécu d'la peur d'ça, mais si c'est ce que t'aimes.

L'autre phrase lui fait lever les yeux au ciel tandis qu'elle plante son couteau dans la table. La colère continue a monter. Elle a beaucoup de mal a pouvoir concevoir que des personnes s'écrasent face à l'Inquisition. Mourir en baissant la tête hein ? Jamais ! Ses mains attrapent son assiette tandis qu'elle se détourne de la femme. Qu'elle aille se faire foutre. Ses pas se dirigent vers le bar pour poser sa vaisselle dessus et elle quitte le Runny, de mauvais poil.

Clairement, Cathy ne s’était pas trompée : Aliénor ne portait pas l’Inquisition dans son cœur. Mais, pour le reste, elle faisait fausse route. Tout dans l’attitude de son interlocutrice clamait qu’elle n’était pas d’accord avec elle, et la fin de son murmure fit naître un brin de colère dans l’esprit de l’infirmière. Comment se permettait-elle de juger alors qu’elle ne savait rien ? Pensait-elle qu’elle aimait avoir peur ? Ou qu’elle s’inquiétait pour elle ? Elle ne pouvait pas dire qu’elle était tranquille à l’idée de rencontrer un Inquisiteur mais, plus que ce qu’elle risquait, c’était ce qui arriverait à Aldric qui l’inquiétait. Ou à l’équipage. Il y avait d’autres anciens trinitaires à bord, ainsi que d’anciens esclaves. Attirer l’attention de l’Inquisition sur elle, c’était l’attirer sur eux !

Alors, elle ne se départit pas de son masque public, et ses mots prononcés à haute voix restaient ceux d’une « bonne petite trinitaire. » Mais la violence d’Aliénor la fit sursauter et elle garda le silence tandis que l’artilleuse quittait la table puis le Runny Amber. À la fois déçue et en colère, Catherine prit une profonde inspiration pour se calmer, avant de rallumer son HCom pour finir sa lecture en finissant son assiette.