Feuille de route

Dans cette taverne, il fait suffisamment sombre pour que Rovert n'ai pas mal aux yeux. Il devrait être joyeux et s'amuser à planer partout, comme il le faisait dans le dernier vaisseau pour lequel j'ai navigué. Au lieu de cela, il fait des aller-retours entre ma table et le comptoir pour m'amener des trucs à grignoter. Il fait toujours ça quand je suis pas dans mon assiette, pour me réconforter. Je ne mérite pas cette sale bête, ça c'est certain. Ni moi, ni Good Pops, encore moins Sad Pops...

J'ai ta carte avec ton itinéraire. Je te le transfère sur ton Com, t'auras qu'à suivre la ligne rouge. Tu sauras faire ça?
Je fais bonne figure pour le connard qui m'a commandé un itinéraire pour se rendre de l'autre côté du système, sur Oscuro. Avec l'argent qu'il va me donner, je pourrai acheter un nouveau cran de sécurité pour la lame de ma prothèse de bras. L'ancien s'est cassé tout seul comme un grand, et je n'ai même pas eu besoin de forcer dessus.
Ecoute: je sais que tu es un très bon pilote, tu me l'as déjà dit. Tu suis le trajet que je t'ai fait, tu arriveras là bas sans encombre, même avec ta guimbarde qui perd des panneaux. Vérifie le trajet, si tu veux. Affiche la carte
Bien entendu, il ne le fait pas. Il veut rester discret. Comme si sa trajectoire intéressait qui que ce soit. Quoique, s'il est aussi vantard avec tout le monde, il a dû se faire des ennemis...

Je lui transfère sa carte, il me transfère les crédits.  Il se barre avec son whisky, et se fait alpaguer par le barman fâché de voir un client partir avec un de ses verres. Pendant qu'ils discutent, Rovert se pose sur son épaule, trempe un bout de pain dans son verre et me le ramène. Ce truc rose a réussi à me redonner le sourire.
J'affiche ma carte de Dorado sur mon HCom. Pas ma carte personnelle, bien entendu, mais la carte "générique", celle qui me sert de base pour mes clients occasionnels. J'ouvre un panneau secondaire avec les infos de Dorado, et sur un troisième, je cherche les coordonnées d'un technicien qui pourrait me changer mon cran de sécurité pour pas trop cher...

Je suis d'humeur maussade, aujourd'hui. Rien qui ne saurait être à la hauteur de mes colères légendaires, mais suffisamment pour ne point avoir l'envie que l'on me dérange d'une quelconque façon. Pour autant, je ne suis pas sortie dans un bar comme celui-ci par pur plaisir. Comme il m'arrive de le faire parfois, j'ai quitté le confort et la sécurité du Némésis dans le but de faire de nouvelles rencontres, et éventuellement, de trouver une perle rare qui saura venir enrichir mon équipage. Je n'ai jamais une once de remords à débaucher les femmes et les hommes les plus talentueux de notre galaxie. Le Némésis ne mérite ni plus ni moins que le meilleur.

Ainsi, un thé encore fumant déposé devant moi, je travaille distraitement sur mon h-com tout en observant avec attention les interactions entre les clients autour de moi. Il est évident que je ne passe pas aussi inaperçue qu'il serait souhaitable en pareille situation. Qu'importe ; je suis vêtue de beaux habits sombres et confortables, de ma cape et de mon tricorne. Mes deux épées pendent de chaque côté de ma taille, et mes bottes de cuir sont parfaitement cirées - parfait, à l'instar du reste de mon être.

Un échange entre une jeune femme et un homme qui ne m'est pas totalement inconnu attire mon attention. Je suis bien incapable de savoir où je l'ai déjà vu, mais cela n'a pas grande importance. Après tout, l'univers de la piraterie est parfois ridiculement minuscule.

En voyant les prix des techniciens en prothèses cyber de Dorado, je soupire et m'effondre sur la table, le visage enfoui dans mon bras organique - le bras prosthétique étant maintenu éloigné afin d'éviter que les lames ne sortent toutes seules et m'empalent le visage. Rovert pousse un de ses bouts de pain vers moi, et se fend d'un couinement. Tandis que je gratte doucement derrière son oreille, un coup frappé sur ma table me fait sursauter. Je me redresse, pour voir mon client déjà de retour, accompagné d'un ami plus costaud.

Il m'accuse de lui avoir calculé un itinéraire trop long, et réclame le remboursement de ses crédits. Il affirme que son acolyte, qui me regarde en ricanant, a trouvé un chemin plus simple et plus rapide, en quelques minutes à peine. Juste pour prouver que j'avais voulu l'arnaquer. Mais quel connard! Je ne suis franchement pas d'humeur à ce genre de conneries. Mais il y avait son débile de pote et sa gueule enfarinée, sur laquelle on lisait sans peine un magnifique "je t'ai bien eue, connasse!"...

Hé, on se calme!
Je me lève d'un bond, et la lame de ma prothèse jaillit de son logement. Merde, ils vont vouloir se battre maintenant.
Je vous rembourse sans problème. dis-je au costaud. Mais avant, passe moi ta carte! Que tout le monde voie que je vous ai pas raconté de conneries
J'affiche mon chemin et le sien sur le grand écran de mon HCom, prenant la salle à témoin...

Tiens, voilà qu'il y a de l'action. Mon regard se porte sur une jeune femme à l'allure sombre et mystérieuse. Elle fait face à deux hommes qui ne semblent guère satisfaits par un échange qu'ils ont pu faire ensemble. Je connais ce genre d'hommes ; ils profitent de la faiblesse d'autrui pour faire fonctionner leur affaire. Je ne compte point intervenir, mais je suis tout de même curieuse de savoir comment la jeune femme compte se sortir de cette mauvaise passe. La jeune femme finit par récupérer les deux cartes et les affichent devant toute la salle.

Je n'ai aucune compétence particulière pour la cartographie ni la navigation, mais j'ai tout de même eu à apprendre à reconnaître une bonne carte lorsque j'en vois une. Et celle de la jeune femme me semble être une excellente carte. Quant à la seconde, elle ne vaut rien, si ce n'est les quelques rires qui résonnent çà et là. Un travail pitoyable, qui semble l'être encore davantage aux côtés de la carte remarquable faite par la vendeuse.

D'ailleurs, les deux hommes ne semblent que fort peu apprécier la situation, et le font savoir en grondant de rage. Si je ne souhaitais guère intervenir au demeurant, l'aperçu du talent de la femme a su attiser suffisamment ma curiosité pour qu'il ne soit pas souhaitable de la laisser se faire écorcher vive sous mes yeux. Je ne me lève point, mais je me prépare à me mêler à la danse mortelle à tout instant.

Etrangement, les deux emmerdeurs me laissent parler. C'est bizarre. Ils ont l'avantage, ils pourraient me maîtriser facilement, surtout le grand costaud...

Je détaille chacune des erreurs de l'autre carte, en indiquant les dégâts potentiels sur le vaisseau, patiemment. Il y a quelques années, j'aurais été fière de les confondre. Mais aujourd'hui, j'en ai juste marre de ces conneries. Alors je me contente de tout décrire d'une voix morne.
J'entends quelques rires. J'aperçois deux autres personnes, près du comptoir et près de la porte, qui échangent des regards furtifs avec mon client en colère. Je commence à comprendre...
Maintenant que tu sais pourquoi t'as payé, je peux effacer ma carte de ton Com et te rendre tes crédits. Mais tu sais à quoi tu t'exposes

Les deux complices sortent, l'air agacé. C'est donc la bonne vieille diversion pour piller les commerces: on provoque une bagarre générale dans une taverne et, pendant que personne ne regarde, on vide la caisse de tout son contenu. Les deux autres sont sans doute des hackers, armés de bidules électroniques pour aspirer les crédits...
Le plus petit m'ordonne de le rembourser "qu'on en finisse". Mais le grand perd patience et m'empoigne par le col. Je le fais lâcher en plantant la lame de ma prothèse dans sa main. Je sais me battre, mais pas autant qu'un vrai combattant. Et Sad Pops vide mon énergie. Je le repousse. Il revient à la charge et m'envoie un coup de poing au visage. Je recule et trébuche...

Que les hommes peuvent se montrer rustres et imbéciles. Cela m'agace au plus haut point, mais je n'en laisse rien paraître pour le moment. Je me contente de siroter mon thé tandis que le ton monte entre eux, et que la jeune femme ridiculise ses agresseurs dans les règles de l'art. Les coups partent, et pourtant, c'est l'homme qui la prend à la gorge qui hurle le premier. Elle se défend donc et je note qu'elle sait se battre - qu'elle sait même très bien se battre - quoi qu'il soit possible qu'elle ne fasse pas le poids contre ces deux hommes bien plus grands, larges et forts qu'elle.

Puisque je la juge comme étant intéressante, je décide de ne point laisser ces truands l'abîmer plus que nécessaire. Je soupire et me lève élégamment, sans me presser pour autant. La situation commence à échauffer plus d'un pirate aviné, et il ne faudra pas bien longtemps pour que la jeune cartographe ne se retrouve en plein cœur d'une bagarre générale. Je tire mes lames et entre dans la danse quelques secondes à peine, juste le temps que les deux colosses ne se rendent compte qu'ils ont tous les deux une lame fort bien placée sur le jugulaire.

- N'avez-vous donc aucun amour propre, messieurs ? Si vous voulez combattre à tout prix, ayez au moins l'obligeance d'équilibrer vos combats.

Très vite, je me relève. J'ai déjà pris des coups, et plus d'une fois. Ce n'est pas une mandale, même bien placée, qui va me mettre hors d'état de nuire. Je me prépare à parer d'autres coups, la prothèse en avant, toutes lames dehors.
C'est à cet instant que je vois que mes deux imbéciles de clients sont tenus en respect par une femme, armée de deux épées. Elle a dû se déplacer extrêmement rapidement, je ne l'ai pas vue venir!
Le plus petit des deux lève les bras, déclarant forfait face à son adversaire qui semble l'intimider. Et je le comprends, ce connard. C'est un regard glaçant qui le défie, celui d'une adversaire à qui il aura fallu à peine quelques secondes pour déjouer ses plans foireux. Elle me fait un peu peur, à moi aussi...

Sad Pops ne se contente pas de vider mon énergie. Elle s'en prend aussi à mon instinct de survie. Je ne réfléchis pas quand je m'approche aux côtés de mon alliée, en toisant le grand résidu de fissure anale qui a bien failli m'étendre pour le compte.
Ouais. Deux contre deux, c'est toujours moins pétochard que deux contre une. Même si à une contre deux, vous finissez vos tronches sur des épées.
Je vire une mèche de cheveux qui est venue se mettre dans mon champ de vision, et ajoute:
Vous vous cassez maintenant? Ou on attend les potes du patron qui arrivent avec leurs épées à eux?

La jeune femme ne demeure guère à terre ; à l'inverse, elle se relève presque aussitôt, afin de venir se mettre à mes côtés. J'admire sa détermination et sa force. Le coup qu'elle a reçu n'était nullement faible ni raté. Cela alimente la bonne impression qu'elle me donne d'ores et déjà. Les deux malotrus hésitent un instant, jaugeant certainement ma posture et la qualité de mes lames. La menace de la jeune femme termine de les ramener à la réalité, et ils crachent à ses pieds - s'ils avaient eu l'audace de le faire aux miens, ils seraient morts sur le champ - avant de tourner les talons et de s'en aller.

Je n'abaisse cependant mes lames que lorsque je suis certaine qu'ils ne comptent point agir de manière irréfléchie, et qu'aucun de leurs alliés ne demeurent dissimuler dans la salle. Je range alors mes lames et fait face à la jeune brune, lui offrant un sourire, léger mais affable. Je lui tends ma main avec assurance.

- Capitaine Jezabel Alvarez. Puis-je vous inviter à boire un verre ?

Les deux emmerdeurs s'en vont enfin. Ils sont vraiment culottés, ces connards! Me cracher dessus, alors que ce sont eux qui sont venus me provoquer...

Mon alliée inattendue garde ses lames dressées un instant, le temps pour moi de jeter un regard rapide à mes affaires. Tout est encore là, et mon sac remue frénétiquement, signe que Rovert s'y est caché. C'est un soulagement. J'avais peur qu'il soit en train de chaparder quelque chose, quelque part...

Alors que je m'apprêtais à remercier celle qui m'a sortie de ce guêpier, elle se présente, et je crois que j'ai un peu écarquillé les yeux en entendant son nom. Pas étonnant qu'ils aient eu la trouille. J'ai intérêt à garder Rov' près de moi. Je ne donne pas cher de sa peau, et peut-être même de la mienne, s'il s'amuse à tremper ses quignons de pain dans son verre...

Oh, il ne faut pas vous savez. C'est moi qui devrais vous en payer un, pour vous remercier de m'avoir aidée!
Je regarde sa main tendue, puis ma propre main métallique tachée d'un peu de sang.
Poppy Woodward. Je préfère éviter de vous serrer la main, le cran de sécurité des lames de ma prothèse est cassé, et je risquerais de vous blesser...
J'actionne le cran de sécurité, afin de montrer qu'il ne tient plus en position enclenchée. Les battements de mon coeur résonnent sur mon visage. L'autre con ne m'a pas ratée...

Je suis satisfaite devant la réaction première qui est la sienne. Elle sait qui je suis, cela se voit à son regard qui change brusquement. Il s'agit-là d'un autre pas positif pour elle - les premiers étant son courage et son talent. Cependant, le semblant de bonne humeur qui s'était installé depuis que j'avais repéré cette jeune femme manquen de s'éteindre tout à fait lorsque je sens qu'elle ne me sert point la main que je lui tends.

Mon regard se pose alors sur la main métallique de la jeune femme et son mécanisme mal en point. Mes lèvres s'étirent en un léger sourire un instant, avant que je n'abaisse mon bras tendu en sa direction. Je n'apprécie que peu que l'on ose ainsi ne pas répondre à la politesse, mais je l'excuserai pour cette fois puisque ça ne part guère d'une mauvaise intention - bien au contraire.

- Je vois. Eh bien, vous devriez faire réparer cela au plus vite, avant que ce cran de sécurité défaillant ne vous attire des ennuis.

Si elle venait à être véritablement intéressante pour mon équipage, lui offrir une prothèse fonctionnelle fera partie de mes priorités. Mais nous n'en sommes guère là pour le moment.

- Voilà ce que je vous propose, Madame Woodward. Je nous paie un verre et vous fait apporter des glaçons pour votre visage. En échange, vous me parlez de vos cartes. Il s'agit-là de la meilleure façon pour vous de me remercier.

Je suis toujours mal à l'aise quand les gens m'accordent de l'attention, en particulier quand c'est positif. J'ai toujours l'impression de ne pas le mériter. C'est pourquoi quand le capitaine Alvarez me propose des glaçons pour mon visage, je m'apprête à refuser. Mais je sens quelque chose couler sur ma joue endolorie. Est-ce du sang? Ou simplement de la sueur? Quoi qu'il en soit, la sensation est suffisamment désagréable pour me faire ravaler ma fierté et bredouiller un acquiescement.

Ce serait avec plaisir. Si vous voulez bien me donner juste quelques secondes, le temps de rassembler mes affaires et attacher mon ta'leng...

Ce n'était que de la sueur, mais j'aurai un méchant bleu dans quelques heures. Dans le sac, Rovert est tapi, entre ma trousse à maquillage et son harnais. En me voyant, il se redresse, laissant ses oreilles dépasser du sac. Je lui enfile rapidement son harnais, et le sors du sac.

Pendant que Rovert tente de s'infiltrer dans la poche avant de mon sweater, j'affiche mon fond de carte de Dorado sur l'écran de mon HCom.
C'est la base que j'utilise pour travailler, dis-je en réglant l'affichage. J'ajoute des informations selon les données dont je dispose. La position de certains astres, les informations sur le trafic dans le système...En ce moment, je me fais payer pour ça, et j'ai presque de quoi remplacer mon cran de sécurité
Les lames choisissent ce moment précis pour sortir. Je les range, et cache ma main sous la table...

Elle accepte finalement, et j'apprécie qu'elle ne me donne point davantage de difficultés à la convaincre ; j'aurais haï perdre mon temps de la sorte. Il n'existe que peu d'individus qui m'agacent davantage que les modestes - faux ou vrais - lorsqu'il est question d'efficacité. Je m'assieds donc élégamment à la table de la jeune femme, droite et fière, surveillant avec une attention accrue le moindre de mes faits et gestes. Je fais signe au serveur d'un geste de la main empli d'une grâce naturelle. En attendant son arrivée, toute mon attention se porte sur ce que la jeune femme choisit de me montrer.

Je l'étudie avec attention ; si je suis bien incapable de faire des cartes d'une telle précision, j'ai suffisamment vogué à travers l'espace pour connaître ce qu'il me faut savoir en cet instant. Je prends le temps de croiser les jambes, mais avant que j'ai pu dire quoi que ce soit, le serveur arrive. Je lui commande donc des glaçons afin de soulager la blessure au visage de la jeune femme, ainsi qu'un thé. Je la laisse ensuite commander ce qui lui plaît, avant que le serveur ne nous fausse compagnie.

- Intéressant. Dites-moi, Madame Woodward. Faites-vous simplement de la cartographie, ou vous connaissances se prolongent-elles jusqu'à la navigation, voire jusqu'au pilotage d'un vaisseau ?

Mon regard demeure appuyé un bref instant sur les mains de la jeune femme, désormais disparues sous la table, avant de retourner sonder ses propres yeux.

Après avoir commandé le même thé que le capitaine Alvarez, je pose ma main gauche sur le dos de Rovert, qui a enfoui sa tête dans la poche de mon sweater, laissant dépasser son arrière-train. Je repose ma main métallique sur la table, pour éviter de blesser le ta'leng avec les lames aux ressorts défaillants.

Je sais piloter un vaisseau. Je ne suis pas très expérimentée, vu que j'ai surtout été navigatrice. Mais je sais le faire

J'ai beaucoup de mal à soutenir son regard. Ses questions montrent de l'intérêt pour moi, mais ses yeux me transpercent de dédain. Et je n'avais pas encore vu à quel point elle était belle. Son élégance, sa grâce, je les avais bien perçues. Mais là, je suis face à elle, et je ne sais pas si j'ai envie de l'admirer ou de baisser les yeux tant elle m'intimide.

Je déteste quand mes sentiments et mes pensées font n'importe quoi. Cela me donne des envies d'électrochoc dans les neurones, pour remettre tout ça dans le rang.

Pour la navigation, c'est ... c'est mon domaine, en fait. J'ai surtout fait ça, dans l'armée, avant de me faire ...
Décorer? Remercier avec les honneurs? Voir ailleurs si j'y suis? Que pourrais-je bien dire pour masquer mon échec? Non, elle m'a aidée. Elle m'a tiré d'un sacré pétrin, même. Je lui dois la vérité.
...avant de me faire virer
Et de toute façon, j'ai jamais été fichue de mentir.

Je note au sein de mon esprit toutes les informations qu'elle veut bien me fournir. Si elle venait à rejoindre mon équipage, je les partagerai avec mon quartier maître, ma médecin de bord et ma seconde, afin de consigner tout ce que nous savons dans un dossier qui portera son nom. Comme pour tous les autres membres, sommes toutes. Ainsi, elle sait naviguer, et peut se débrouiller en pilotage. Cela n'est guère le plus important, dans la mesure où nous possédons déjà un nombre certains de pilotes ou d'apprentis pilotes à notre bord.

- Bien, dis-je sans la quitter du regard.

Nos thés arrivent rapidement devant nous, et je remercie notre serveur avant de concentrer mon attention sur la jeune femme qui me fait toujours face. Je suis admirablement satisfaite par sa franchise, quoi qu'intriguée. Saura-t-elle se montrer franche sur l'intégralité de ses propos ? Je l'ignore, mais il apparait que je le saurais finalement rapidement.

- Puis-je me permettre de vous questionner quant au motif de votre renvoi, Madame Woodward ?

J'effleure ma tasse du bout des doigts, sans pour autant prendre le risque de me brûler, et dans l'attente d'une réponse de sa part.

- Je suis également curieuse de connaître vos motivations premières quant à votre engagement dans l'armée, puis votre venue dans l'univers si différent de la piraterie.

Bon, me voilà au pied du mur. J'inspire un grand coup, et gratte Rovert derrière son oreille pour me donner du courage.

J'ai essayé de me suicider. Deux fois. La première fois, ça m'a coûté mon bras. La seconde, mon poste

Je souffle doucement sur la tasse de thé pour le faire refroidir. Et tout en caressant la tête de Rov' de ma main gauche, celle qui n'a pas explosé avec la grenade, je balance tout au capitaine Alvarez. L'évaluation psychiatrique ratée. Les deux spécialistes que j'ai vus et qui ne sont pas d'accord sur ce que j'ai. Les pilules que je dois prendre tous les jours. Le thérapeute que je vois régulièrement, à Hope.

Je crois que c'est pour ça que les deux merdeux m'ont prise pour cible. Ils se sont dit qu'en tant que personne cliniquement cinglée, j'allais péter un câble et leur hurler dessus comme une folle, et provoquer la bagarre générale toute seule comme une grande pendant qu'ils vident la caisse du bar.
Je tente d'avaler une gorgée de thé. Il est encore brûlant.

Pour l'armée, c'est simple: toute ma famille en fait partie. Ma mère, mes oncles, mes conn...cousins. Je ne me voyais pas faire autre chose. Et puis...
Et puis j'ai tourné la carte, un comble pour une navigatrice.
...j'ai découvert que je n'étais pas faite pour ça. Trop rigide, trop décérébrant, pas de place à l'initiative. Mon renvoi, c'est un mal pour un bien.
J'ai tout déballé. Maintenant, attendons la réaction...

Je l'écoute sans laisser paraître la moindre émotion, sans me mouvoir d'aucune façon, et sans cesser de la regarder. Je sens la sincérité dans ses paroles, à travers les failles qu'elle met à nu pour moi. Elle ne semble guère chercher à me tromper, ni à embellir la vérité. Lorsqu'elle termine de me conter son histoire, je l'observe en silence pendant quelques longues secondes.

- Eh bien.

Je prends le temps de décroiser mes jambes afin de les recroiser dans l'autre sens en un geste que je sais parfaitement maîtriser.

- J'apprécie grandement l'honnêteté et le courage qui vient avec, Madame Woodward. A mon tour d'être sincère avec vous, désormais.

Je marque une nouvelle pause, porte ma tasse de thé à mes lèvres et a sirote de manière à demeurer élégante sans risquer de me brûler pour autant.

- Depuis que je suis enfant, je navigue sur le Némésis - qui, peut-être le savez-vous, fut construit par ma famille et lui appartient depuis plus d'un siècle. Jamais nous n'avons refusé de femmes ou d'hommes à bord à cause de leurs pathologies ou handicaps, qu'ils soient mentaux, physiques, ou les deux. J'ai très à cœur d'offrir à chacun la chance d'exercer ses talents et d'être libre. Je vous offre une maison, une famille, de la confiance et un confort matériel éternel. En échange, je demande une obéissance et une honnêteté sans faille envers ma personne. La première trahison est la dernière ; je ne suis nullement réputée pour être clémente avec les traitres.

Le courage? Je viens pourtant de lui expliquer que j'ai essayé de me tuer par deux fois. Que je suis obligée de prendre des pilules pour vivre. L'antithèse du courage, en somme. Mais ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. Mon "thérapute" prétend que je ne perçois pas mes qualités comme les autres, et que je vois mes défauts plus importants qu'ils ne le sont. Mon cul! Ce sont les autres qui me voient meilleure que je ne le suis.

Lorsqu'elle me propose d'intégrer son équipage, je reste coite. A-t-elle seulement écouté ce que je lui ai dit? Je suis instable, aucune famille ne voudrait de moi. Ma propre famille ne veut pas de moi. Cela cache sûrement quelque chose. Mon poing métallique se serre. Les lames sortent à nouveau, je les rétracte en vitesse. Le mot "traître" provoque un mouvement réflexe qui manque de les faire ressortir. Foutu cran de sécurité! Rov escalade mon sweater pour s'installer dans ma capuche...

Je suis pas une....
Inspire, Woodward. Fais comme en thérapie. Respire, analyse la situation. Tu n'as pas été accusée d'être une traîtresse. C'est un simple avertissement. Tu en as prononcé des similaires, depuis que tu travailles en freelance.  Respire, calmement.
Je veux dire, je fais beaucoup de choses pas toujours glorieuses. Mais jamais les coups dans l'dos. Et certainement pas à ceux qui m'ont déjà aidée. Mais...Vous êtes certaine de vouloir de quelqu'un comme moi dans votre...famille?

- Si je n'en étais point certaine, jamais vous n'auriez eu vent de cette proposition.

Je sens qu'il lui faut avoir des explications quant à la logique que j'emploie. Elle n'est guère la première, ni même la dernière personne à se qualifier d'instable que je recrute dans mon équipage. Je sais parfaitement ce que je fais, et ce fonctionnement-ci ne m'a jamais apporté que des avantages, ou presque. Oh, il est certain que nous avons connu quelques déboires par le passé, mais elles sont minimes en comparaison du reste.

- Laissez-moi vous expliquer plus en détail ma façon de fonctionner. Je suis une Capitaine Pirate réputée pour être impitoyable, violente et charismatique. Je porte ces qualités avec force depuis toujours. Mais pour que cela soit réellement ancré dans tous les esprits, mon équipage doit être à ma hauteur.

Je marque une pause, sirotant mon thé avec délice.

- Il n'est pas rare que les personnes souffrant d'un trouble comme le vôtre soit incomprise. Cependant, moi, je vous comprends. Je sais à quel point votre stabilité dépend de votre environnement ; je sais également que vos talents ne sont point dépendants de ce qu'il peut parfois se produire en votre esprit. J'ai vu la qualité des cartes que vous produisez. Cela me suffit. Pour le reste, vous êtes maîtresse de votre destin. Je vous offre un foyer, ma confiance, et je ferai remplacer votre prothèse défectueuse. En échange, je ne vous demande rien d'autre que de briller dans votre champ d'action.

Il me faut quelques instants pour digérer tout ce que le Capitaine Alvarez vient de me dire. Je me vois déjà presque l'appeler "Capitaine". Et, en même temps, ma méfiance naturelle me ferme à cette possibilité. L'armée aussi m'avait promis une famille, des frères et soeurs d'armes qui ne me laisseraient jamais tomber. Et pourtant, ces connards m'ont vite oubliée. Même Trevor, que je ne pensais jamais voir disparaître de ma vie, même si je l'ai bien cherché...

C'est vrai que je ne laisse pas mes problèmes affecter mon travail
Ma voix est un peu rauque, je l'éclaircis avec une gorgée de thé. Il a eu le temps de refroidir un peu, juste assez pour ne plus brûler ma langue.
C'est même une des façons que j'ai trouvées de gérer mes mauvais moments: me plonger dans mon travail. Ça aide à chasser les idées noires.
Tiens, c'est une bonne idée, ça. Si j'appliquais ça maintenant? Pour tuer cette boule dans mon estomac. Pour chasser l'image de Trevor de ma tête. Et celle des connards de l'armée aussi.
Votre proposition est plus que tentante. Vraiment!
Je me rends compte que j'esquisse un sourire, alors que mon esprit se recentre sur la description faite par la Capitaine du Nemesis et de son équipage.
Donc le Nemesis, c'est une frégate, j'imagine? Je n'ai pas vu beaucoup d'équipages tenir sur plusieurs générations avec des bâtiments plus petits. Mais tout est possible

Je lui laisserai le temps qu'il lui faudra. Bien que mes obligations de Capitaine m'appellent, je ne puis nier que le recrutement soit une grande partie de celles-ci. Une partie qui ne devrait point être traitée par ma personne, mais que je prends néanmoins beaucoup de plaisir à effectuer. Il s'agit d'ailleurs de la raison pour laquelle je délègue cela le moins possible. Lorsque je vois la jeune femme sourire, je ne doute aucunement qu'elle soit convaincue par ma proposition.

- En effet. Le Némésis est une grande frégate, dont les plans ont été entièrement conçus par mon aïeule, la Capitaine Léonore Alvarez. C'est un navire conçu pour offrir un cadre de vie agréable autant qu'un espace de travail optimal. Le travail est fort important en notre sein. Je n'ai guère de sympathie pour les fainéants et autres profiteurs. C'est grâce à cet acharnement que nous demeurons parmi les vaisseaux les plus illustres de Dorado. Et c'est pour cela que nous sommes sans cesse à la recherche de nouveaux talents qui voudraient se joindre à cette immortelle aventure.

Je souris toujours, avec une tranquillité que je ne cherche nullement à masquer. Me voilà presque détendue, désormais.

- Lorsque l'on met du cœur à l'ouvrage, l'univers entier peut ployer devant nous.

Je me penche en sa direction, la regardant intensément.

- Et si l'impossible se présente pour tenter de nous faire barrage, il ne tient qu'à nous de le détruire, jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'un amas de poussière.

Une frégate, donc. Et une frégate ancienne. Bon, cela me changerait des bâtiments de l'armée, équipés des technologies les plus récentes et croulant sous les drones. Mais ce n'est pas forcément une mauvaise chose. C'est un défi à relever. Et surtout, c'est mille fois mieux que le sloop corsaire à la noix sur lequel on m'avait envoyée, et que les quelques petits vaisseaux sur lesquels j'ai navigué ensuite, et certainement bien mieux que de rester sur Tortuga à conseiller des emmerdeurs comme ceux qui m'ont craché sur les bottes...

J'écoute donc le capitaine Alvarez, avec attention. Serait-ce là ma chance d'embarquer à bord d'un vaisseau où je trouverais ma place, enfin? Et son regard...j'ai du mal à le soutenir. Et j'ai aussi du mal à m'en détourner. Je me sens comme un fragment d'astéroïde pris entre deux champs de gravité.
Ça me plaît, comme point de vue. Les seules lois qui devraient dicter ce qui est impossible, ce sont les lois de la physique. Et le Code.
Je baisse brièvement les yeux, le temps de touiller mon thé dans ma tasse, puis je la regarde à nouveau.
Si je venais à bord du Nemesis, je devrais laisser tomber Rov...mon ta'leng?
Je laisse échapper un petit rire nerveux.
C'est bête mais, depuis que je l'ai adopté, j'ai davantage de contrôle sur moi-même. C'est une sorte de gardien pour moi
Un gardien sans fourrure mais avec de mauvaises manières...

Elle semble partager mon avis - à moins qu'elle ne me dise cela à des fins purement politiques, c'est-à-dire pour plaire à sa future capitaine. Je ne suis néanmoins nullement persuadée par cette vérité-ci. Cette jeune femme n'a pas l'air de ceux qui se plient au bon vouloir des autres simplement pour entrer dans leurs bonnes grâces. Le temps fera le reste, et me dira sans mentir qui est réellement Poppy Woodward. Ainsi, je n'éprouve nul besoin de commenter ses dires. En revanche, ses appréhensions suivantes me font hausser un sourcil.

- Il est évident que non. Nous ne sommes guère le vaisseau ayant le plus large panel d'animaux en son sein, mais ceux-ci demeurent néanmoins très présents. Les règles pour eux sont les mêmes que pour tout autre membre de l'équipage. Veillez à ce que votre ta'leng demeure à vos côtés et ne fasse aucun dégât ni ne blesse vos camarades, et à votre instar, il sera fort bien accueilli.

Je passe lentement mes mains sur le tissu de mon bas, afin de le lisser. Mon regard suit mon mouvement pendant un court instant, avant de replonger dans celui de la jeune femme qui me fait face.

- Y a-t-il d'autres questionnements que vous souhaitez partager avec moi ?

Rovert peut rester. Je n'aurais pas accepté si j'avais dû l'abandonner. Il a déjà eu l'occasion de voyager dans des vaisseaux, la vie dans l'espace, ça le connaît. Généralement, il dort pendant que je bosse, il se réveille quand je m'entraîne, quand je mange, quand je fais des corvées ou quand je suis de repos. Son rythme de vie nocturne est nickel pour la vie dans l'espace.
Il n'a rien suivi de la conversation, qui a certainement autant de sens pour lui que ses cris en ont pour moi.

D'autres questionnements? Eh bien...
J'en trouverai sans doute d'autres plus tard. Quand la brume qui engourdit mon cerveau se sera complètement levée.
Pas dans l'immédiat.
Comme sous le contrôle d'un pilotage automatique, je tends ma main vers le capitaine Alvarez.
J'accepte votre proposition, m'entends-je dire, toujours un peu au radar. Heureusement, le radar en question me rappelle l'état de ma main directrice. Et surtout, celui de ses lames encore souillées par le sang de l'autre connard, et de son cran de sécurité.
Je retire vite ma main avant qu'elle ait le temps de la saisir.
Désolée! Mon cran de sécu cassé. Je l'avais oublié! Oh la, c'est pas passé loin...
Et voilà. J'ai accepté sa proposition. Va-t-elle la maintenir, même si ma prothèse a frôlé le désastre?

Voilà une bonne chose de faite. Je suis satisfaite par la tournure des évènements, bien que contrariée par toutes les autres tâches qu'il me reste à accomplir. Je n'en laisse cependant rien paraître, ne tenant pas davantage rigueur des faux pas de la jeune femme qui me fait face. Je glisse ma main dans l'une de mes poches, et j'en sors une bourse emplie de crédits, que je pose devant elle sur la table.

- Allez donc faire réparer cela, ici ou ailleurs, qu'importe. Considérez qu'il s'agit de votre cadeau de bienvenue.

Je pourrais craindre qu'elle ne s'enfuit avec le tout, mais il n'en est rien. A vrai dire, il faudrait être plus qu'un simple fou pour oser me défier. Se jouer de moi n'est jamais sans conséquences. Voilà donc la première preuve de ma confiance envers elle. Je n'ai plus qu'à espérer qu'elle saura s'en montrer digne. Néanmoins, l'heure n'est guère à ce genre de considérations. Je termine ma boisson et me lève.

- Si vous n'avez besoin de rien d'autre pour l'heure, je vais me permettre de vous fausser compagnie. A moins que vous ne désiriez faire le trajet jusqu'au Némésis en ma compagnie. En cas contraire, sachez que nous décollerons aux premières heures demain matin.

Par réflexe, je m'apprête à refuser ces crédits destinés à réparer mon cran de sécurité. Après tout, j'ai déjà mis de côté ce qu'il me fallait pour régler ce problème. Et l'idée de coûter de l'argent à ma nouvelle capitaine dès mon arrivée dans son équipage ne me plaît pas du tout. Cependant, j'ai le pressentiment qu'elle ne réagirait pas bien à un refus de ma part. Alors, je bredouille un merci en rangeant les crédits dans mon sac avec le reste de mes possessions.

A vrai dire...ouais, je vais passer à l'atelier du technicien que j'avais repéré, pour mon...
Je désigne mon cran de sécurité, faute de trouver mes mots. Le bout de mon index le touche, et les lames jaillissent. Heureusement, je ne touchais rien de fragile. Un mouvement saccadé de ma main cybernétique, et les lames rentrent, jusqu'à ma prochaine maladresse.
Avant que vous ne partiez, je voudrais noter le numéro du quai où se trouve Nemesis. Histoire de pouvoir le retrouver facilement
Je me fends d'un sourire tout en m'apprêtant à enregistrer les coordonnées sur mon HCom. Mon visage enflé me rappelle à l'ordre. Vite, je reprends un glaçon, pour diminuer les dégâts. Rovert va pour en saisir un autre, qu'il laisse tomber sur la table surpris qu'il était de la température d'un glaçon. Les jungles de Renaissance ne doivent pas connaître beaucoup d'hivers froids.