À oreilles muettes, histoires bavardes. [Ni'oh]

Le Liberty, 104 ADD.


Tu arrives sur l'pont après la fin d'ton quart, cherchant du regard un coin où t'installer avec ton accordéon et les partitions qui t'défilent dans la tête pour vite remarquer la fine silhouette à mèches blanches qu'tu reconnais sans mal. T'hésites même pas, venant t'poser non loin -mais pas assez proche pour la gêner-, tout en t'creusant les méninges alors qu'tout naturellement, tes doigts s'activent sur l'instrument dans une musique simple et légère qu'tu as déjà joué des milliers d'fois. Ça t'échauffe les doigts et ça t'laisse l'temps d'réfléchir.

Quand les dernières notes résonnent, tu demandes dans un mojat à peine compréhensible que t'as glané au fil des rencontres avec des gens d'son peuple.

- 'Jour, Ni'ohban. Aim' histouar' ?

Fichtre, t'as beau maîtriser comme un pied, même tes oreilles sifflent devant la prononciation horrible. Tu finis par lâcher un rire.

- J'suis pas très au point en mojat, désolé miss.

L'instrument entre tes doigts émet quelques notes piteuses pour mieux souligner tes propos avant d'reprendre sur quelque chose d'plus léger. Tu l'as jamais entendu parler, elle t'répondra peut-être pas. Mais dans c'cas là... Qui n'dit mot consent et tu t'f'ras un plaisir d'raconter quelque chose. T'as encore rien d'précis en tête, mais peu importe, les mots trouvent aisément l'chemin d'tes lèvres.

Les bras passés autour de ses jambes, la tête fixe droit devant elle et le dos posé contre la paroi de métal contre laquelle elle s'est assise, lorsqu'elle est venue, une heure plus tôt, s'installer sur le pont pour écouter, de loin, la voix de ce Capitaine... Cette voix qui la hérisse autant qu'elle l'apaise, avec sa chaleur tellement étrange... Ni'oh écoute, oreilles ouvertes à tous les bruits environnants.

Elle ne manque donc pas l'approche du musicien et son instrument étrange. Elle n'avait jamais entendu tel son avant de monter sur le Liberty et même après plusieurs jours passés sur le vaisseau, elle ne voit pas du tout de quoi il pourrait s'agir.

Elle tourne donc son visage bandé de tissus médicaux blancs vers celui qui s'approche. Réflexe. Ça ne sert à rien sinon denoter qu'elle lui accorde son attention. Ce qu'elle cherche à démentir immédiatement en ramenant son visage droit devant elle. Mais le micro mouvement trahit le fait qu'elle a bel et bien entendu son nom... Même aussi mal prononcé.

Elle n'a cependant pas tout à fait compris ce qu'il a dit. Et sa légère moue vaut tous les mots pour confirmer ça.

Sans savoir encore ce qu'il peut bien vouloir, l'homme à musique... Elle se contente d'un haussement d'épaule.

Elle bouge la tête vers toi, à peine, et ça semble d'jà être trop pour elle alors qu'elle ramène son minois droit d'vant elle. Pourtant, ça suffit à t'faire savoir qu't'as capté son attention et qu'même si elle n'tourne plus la tête vers toi, t'as son attention. Et même une moue, un léger hauss'ment d'épaule. Tu t'doutes qu'elle a pas compris un traître mot à c'que t'as dit, tant pis.

Si elle n'aime pas les histoires, tu l'sauras vite.

- Il était une fois, un jeune pirate nommé Frederick Monoloy qui s'était perdu dans la jungle luxuriante d'Renaissance. C'qu'il faisait là, l'histoire l'dit pas. Peut-être un pari perdu, ou alors une curiosité dévorante pour c't'univers qu'il connaissait pas. Quoi qu'il en soit, il tomba sur un camp d'contrebandiers. Des hommes sans foi ni loi qui laissait des bêtes pourrir dans leurs cages, en attendant d'être transportés et vendus aux plus offrants. Parmi les cages, s'trouvait un atikaya qui attira l'regard d'notre jeune Frederick. La pauvre bête était famélique, on pouvait voir chaque côte, les os pointaient à travers sa fourrure miteuse. Frederick eu pitié. Il s'infiltra dans l'camp au péril d'sa vie et libéra l'atikaya qui disparu rapid'ment dans la jungle. Il pu ouvrir quelques autres cages aussi, avant qu'les contrebandiers n'commencent à s'agiter, si ben qu'il dû fuir. Enfin, c'est c'qu'il voulait faire, parce qu'un des contrebandiers l'rattrapa et les deux hommes roulèrent au sol.

T'souris en coin, surveillant du coin d'l'oeil les réactions d'la demoiselle, prêt à continuer.

La voix n'a pas la même chaleur que celle du Capitaine Conrad Stackborn. Mais elle n'est pourtant pas dénuée de chaleur. Juste différente. Elle est chantante aussi. Pas mo'at. Encore différente. Elle ne comprend pas la plupart des mots. Quelques uns, à peine, au fil de l'eau. Elle comprend l'idée. Un sauvetage. Un homme. Un atikaya. Atikaya, ça elle a bien compris.

Et elle commence à sentir le suspens au bout de cette partie du récit.

Malgré elle, sa tête s'est légèrement tournée. Pas un réflexe pour le regarder, mais bien pour tourner son oreille dans le meilleur angle possible pour capter toutes les tonalités de sa voix.

Cette voix chaude et chantante qui est agréable à l'oreille, surtout en l'absence de celle du Capitaine.

Et elle attend la suite. Tout simplement.

T'la sens attentive, elle a même légèr'ment tourné la tête vers toi pour mieux écouter. C'est tout c'qu'il t'fallait, un public, pour t'encourager à continuer, quand ben même qu'elle y comprendrait pas grand chose. C'pas vraiment ça qui importe, plus tard peut-être. Pour l'moment, elle est juste moins seule qu'il y a quelques minutes et c'pas négligeable.

Alors tu racontes.

- Frederick tentait ben d'se défendre, d'repousser l'contrebandier avant qu'ses camarades arrivent, mais rien à faire, l'autre homme pesait son poids et quand la lame d'not' homme vola plus loin, il cru ben qu'il était cuit. C'est à c'moment qu'une bête bondit des fourrés droit sur l'contrebandier, crocs et griffes dehors. Il lui infligea d'sales blessures et tint à distance les autres hommes qui avaient été rameutés par l'bruit, permettant ainsi à Frederick d'récupérer son épée monofilament et d'fuir avant d'se faire tuer ! Ben sûr, c'était pas n'importe quelle bête qui avait ainsi secouru not' héro, mais ben l'atikaya qu'Frederick avait libéré plus tôt, r'venu pour porter patte forte à son sauveur. D'ailleurs, l'animal tarda pas a r'joindre Frederick alors qu'il arrivait aux abords d'la forêt. Semblait que l'animal avait dans l'idée d'accompagner l'jeune homme et qu'ce dernier n'avait guère l'cœur d'lui refuser ça. Ils vécurent d'nombreuses aventures ensembles et Frederick s'attacha à son fidèle compagnon d'sorte qu'le jour où il devint l'Capitaine d'son propre vaisseau, il l'nomma l'Atikaya.

Voilà longtemps que l'animal, Frederick et l'vaisseau n'étaient plus, mais tu manquais pas d'souv'nirs ou d'histoires à leur propos.

Un atikaya qui sauve un homme ? Si c'est bien ce qu'elle a compris... C'est difficile à comprendre. Elle comprend quelques mots, ceux qu'elle a appris sur le navire d'esclave sur lequel elle a été emmené, mais personne alors n'a pris la peine de lui apprendre la langue étrange des colons. Les colons n'en avaient rien à faire, et les mo'ats esclaves ne voulaient pas lui parler...

Mais lui, il parle. Elle n'a sans doute jamais entendu parler un colon aussi longtemps ni avec autant de mots.

" Navire Atikaya ? " Qu'elle prononce en standard, avec un accent presque horrible si l'accent mo'at n'était pas aussi chantant. Mais ça forme les mots différemment.

Tu t'attendais pas à l'entendre t'répondre. Son accent déforme, mais t'empêche pas d'comprendre. Elle est pas l'premier mo'at qu'tu croises et qui cause pas bien l'commun.

- Oui. L'nom du navire. Atikaya. Comme hommage, pour dire merci.

Un beau vaisseau. L'voir en si mauvais état à la fin, d'voir l'vendre en pièce détaché avait été horrible, une plaie invisible d'plus aux côtés du deuil d'ton père et d'nombre d'membres d'l'équipage. Ton père avait rendu hommage à l'Atikaya en nommant ainsi son vaisseau et toi t'leur rendait hommage en gardant leurs histoires vivaces, sous couverts d'contes, mêlant parfois ton imaginaire à la réalité.

Merci ?... Elle a déjà entendu ce mot là. Il semble avoir une connotation bienveillante en tout cas, dans la voix du pirate. En tout cas, il confirme ce qu'elle a cru comprendre et essayé d'exprimer... Son visage se penche un peu et elle a néanmoins une légère moue, pensive.

Il faut qu'elle apprenne cette langue barbare si elle veut survivre dans ce monde. Et sur ce navire.

" Quoi dire... Merci ? " Qu'elle demande donc.

Mais s'il ne parle pas mojat et qu'elle ne peut pas essayer de voir ce qu'il veut dire, cela risque d'être compliqué aujourd'hui.

T'hésites un instant, réfléchis à comment lui expliquer l'mot "merci". Mais rien t'sembles vraiment simple pour transmettre l'idée. T'finis par avoir une légère grimace en pigeant dans ton p'tit répertoire d'mojat pas très compréhensible.

- Mereci ?

Ouais, bon, t'l'observes, voir si elle arrive à piger. Et puis ça s'rait pertinent parce qu'c'est quand même une base.

Le visage de la petite mo'at blessée est plus que... vierge de toute émotion pour le moment. Entre le bandage serré autour de plus de la moitié de son visage, ne laissant qu'imaginer la douleur que de telles blessures peuvent produire, et sa prudence qui la fige sur place, autant au niveau du visage que du reste du corps ... Elle se contente d'écouter et d'essayer de décortiquer le mot qu'il souhaite prononcer avec son horrible accent.

" Merci ? " Qu'elle tente, devinant le mot par rapport au contexte autant que sa prononciation.

" Drôl' " Qu'elle s'essaye à nouveau en standard. " Merci Atikaya nom navire... "

Puis la voilà qui marmonne un peu, face à l'étrangeté de l'idée. " Il aurait préféré de la viande "

- Oui. Merci.

T'l'écoutes, attentif. C'pas la première mo'at qu't'entends qui tente d'progresser en langue commune.

- L'Atikaya est resté avec l'homme. Des amis. qu'tu prononces lentement... Avant d'sourire en coin, parce qu't'la compris dire "viandre" sans que l'reste fasse sens à tes oreilles, mais qu't'arrive quand même a t'imaginer.

- Beaucoup de viande. Bien nourri.

Tu t'demandes c'qui tourne dans la tête d'la jeune femme. Si elle voudrait pas plutôt r'trouver sa planète. Mais en r'gardant son visage bandé, c'est p't'être pas une bonne idée. Elle serait trop vulnérable.

Elle restera muette un moment, la petite mo'at. Ce n'est pas tant le concept de domestication qui lui est inconnu. Elle a travaillé avec des animaux toute sa vie ou presque, notamment des atikayas et elle sait qu'ils peuvent s'attacher à un être humain. C'est plus l'idée... De quitter son territoire et de vivre dans une grosse boîte pour l'amour d'un humain qui la perturbe en ce moment.

Elle n'a actuellement pas le choix. Enfin, c'est un choix impossible. Et puis, elle est attirée par cette voix grave, sombre et en même temps flamboyante du Capitaine pirate qui l'a sauvée. Si on peut dire sauvée. Souffrir et n'avoir nulle part où aller, pas d'amis et peu de gens pour la comprendre, et parmis ceux ci, encore moins pour l'écouter... Elle, la mo'at bannie...

Mystique, mais bannie...

" Pourquoi vous raconter histoire moi ? "

Elle reste silencieuse un moment et tu la laisse faire. L'temps qu'elle réfléchisse à c'que tu racontes ou autre. Ça lui appartient, d'toute façon et t'es à l'aise dans l'silence, à r'garder c'qui s'passe sur l'pont.

D'ailleurs, ton r'gard r'vient pas sur la jeune femme quand elle t'questionne. Et t'as pas vraiment b'soin d'réfléchir pour trouver d'quoi lui répondre.

- Pour l'plaisir. J'aime raconter, j'aime jouer d'la musique aussi. Et c'est encore plus sympa quand on partage avec quelqu'un. Et puis t'étais seule, alors j'me suis dis qu't'aurais p't'être envie d'une histoire.

La voix du Capitaine s'entend sur le pont. Imperceptiblement, sa tête tourne toujours en ce sens, comme si elle était indéniablement attirée par elle. Pourtant, il est de notoriété qu'ils ne sont pas sur la même longueur d'onde, et que leurs discussions actuellement s'arrêtent rapidement sur un refus catégorique de Ni'oh de se faire à nouveau opérer, et un bougonnement du cap'taine pirate. Mais... Elle lui doit la vie quand même.

" Merci " Qu'elle finira par répondre, avec encore un peu de mal à prononcer ce mot dans cette langue. Elle a pas tout compris c'qu'il a dit, mais bon, l'histoire était intéressante.

- D'rien.

Tu l'as r'gardé faire, tourner la tête vers l'Captaine quand ben qu'il est à l'autre bout du pont. Tu t'demandes un peu si, étant aveugle, elle entend mieux qu'la norme, mais t'vas pas aller l'embêter avec c'genre d'question. Et pis on t'appelle d'toute façon et ça t'fais aussi tourner la tête et pas vers Ni'oh. Tu t'relèves, r'poses les yeux sur la demoiselle.

- L'devoir m'appelle, mam'zelle. J'vous souhaite une bonne journée. Aur'voir !

Et tu t'éloignes, laissant à nouveau la jeune femme à sa solitude.

Oh. Il s'en va. Déjà.
Maintenant qu'il l'a rendue curieuse et avec un peu l'envie d'apprendre à mieux comprendre. Elle retient une moue cependant. Elle n'est pas du genre à faire des manières après tout.

" Aur'voir... M'sieu " Qu'elle tente, sans savoir si elle prononce bien.