L'eau vive

L'astroport s'endort dans les lumières artificielles. L'air sec qui ne change pas n'a pas les senteurs de sa ville d'origine. Port Salem et ses odeurs sont loin. Il imagine Renaissance dans les étoiles au delà de la bulle. Tant de temps libre, il n'a jamais eu l'habitude. Il y avait toujours des choses à faire, des petits à prendre sur les genoux, à coucher. Sa tête est pleine de mélodies. Croyance doit le regarder dans l'un des soleils qui brûlent trop vite et trop forts dans l'espace. Il prend l'instrument, presque sans y penser, s'assied sur un rebord et commence à chanter.

"Ma petite est comme l'eau, elle est comme l'eau vive.
Elle court comme un ruisseau, que les enfants poursuivent"

Les souvenirs de Vive remontent, sa joie, sa force, son rire cristallin. Il a les larmes aux yeux mais continue doucement.

"[...]Lorsque chantent les pipeaux, lorsque danse l'eau vive,
elle mène mes troupeaux, au pays des olives,
venez, venez, mes chevaux, mes agnelets
dans le laurier, le thym et le cervolet.."

T'évites généralement de descendre aux astroports où il y a de grandes concentrations trinitaires, mais Hope est particulière. Un tiers de trinité, c'est pas si terrible et tu aimes voir les différentes cultures des factions se mêler et se confondre, même si tu ne peux que te dire que ça manque un peu de culture mo'at. Oh, il y en a bien un peu quand on cherche, mais vu comment ton peuple évite les trinitaires et se fait généralement discret, c'est pas non plus la mer à boire.

Pour le coup, tu flânes en revenant vers l'Albatros après avoir fait l'acquisition de plusieurs articles pour Hilton. Ce matin, au réveil, elle avait mangé le fil de recharge de ton Hcom... T'en a conclus que tu avais intérêt à très vite lui trouver de nouvelles occupations avant qu'elle bouffe tous les filages de l'Albatros au risque de finir électrocuté. Balles, peluches, machins qui pouic, quelques gâteries aux fruits qu'elle avait humer avec trop d'intérêt pour que tu ne les achètes pas. D'ailleurs, tu entends des petits "pouic" dans ta capuche, alors que tu avances dans les rues, une voix attirant ton attention. C'est magnifique et triste en même temps, ça vient te chercher et tu approches pour voir et écouter.

Un homme sur un rebord, guitare sous le bras, magnifique et l'air tellement, tellement malheureux. Les vêtements disent trinitaires et même l'Unique, mais tu te sens pas menacé, alors tu restes, juste un peu. Juste parce que sa mélancolie te parle.

"Pourtant un matin nouveau, à l'aube mon eau vive
Viendra battre son trousseau, aux cailloux de la rive
Pleurez, pleurez, si je demeure esseulé
Le ruisselet, au large s'en est allé."

L'angoisse et la tristesse avait un peu serré la gorge du jeune prêtre à ce dernier couplet. Il aurait aimé perdre sa Vive à un jouvenceau, la voir battre son trousseau mais comme Modestie avant elle, l'Unique avait rappelé Vive au bout de son trop court chemin. Sa petite princesse, sa préférée. L'émotion pourtant,loin de gâcher la chanson, en avait décuplé l'effet et, lorsqu'il releva les yeux, il remarqua une jeune fille qui le regardait. Il posa sa guitare. Elle avait des cheveux multicolores, une capuche, un sac.

"Bonjour ?"

Tu ne t'attendais pas à ce qu'il t'interpelle, simplement qu'il chante et que tu finisses par partir dans quelques couplets. T'as un temps d'arrêt, t'hésites. Il n'a pas l'air mauvais, mais parfois, ils le cachent si bien. Tu déglutis, mais te décide.

- Bonjour.

T'es pas à l'aise, mais tu finis par continuer.

- J'voulais pas déranger, c'est juste que vous avez une belle voix, même si vous avez l'air très triste.

Tu l'observes, avec des miettes de compassion dans le regard. Un peu d'inquiétude, aussi.

"Merci, c'est gentil." Il rougit un peu, de timidité face au compliment, parce que même si on le lui dit souvent, pour lui, sa voix est un don de l'Unique et il n'y pense pas lorsqu'il chante, il se laisse porter par l'émotion. Par le souvenir de sa petite. Son sourire garde d'ailleurs la nostalgie de cette vie prise trop tôt. "C'était la chanson de ma dernière fille. Elle est décédée récemment." Il reprend sa guitare. "Je peux jouer quelque chose de plus gai si vous le désirez."

- De rien, m'sieur.

La compassion dans ton regard s'accompagne vite de tristesse quand il te fait part du décès de sa fille. Il n'a pas l'air très vieux, c'est une fillette qui est morte. Tu penses un instant à Croyance et ses crises, ravales l'inquiétude pour venir t'asseoir sur le rebord à quelques longueurs de l'homme.

- J'suis désolé pour votre fille. C'est dur d'perdre des êtres chers. J'espère qu'le temps saura adoucir un peu votre peine... Et vous êtes pas obligé d'chanté des choses joyeuses pour moi. C'bon.

Hilton en profite pour sortir la tête de ta capuche, jouet à la gueule, regardant un peu partout autour avant de se frotter contre ta gorge, te tirant un sourire alors que tu caresses sa tête.

"C'est que je m'en voudrais de ternir une journée qui est peut-être belle pour toi." Répond-il avec sa douceur habituelle. La jeune fille qui s'est assise près de lui est typique des habitants de Dorado. Colorée, sans modestie mais sans aucune violence. Il ne va pas la chapitrer sur sa tenue ou sa présence sans chaperon, elle n'est probablement pas trinitaire et cela ne le regarde pas. "Je suis le Père Artaban, enchanté de faire ta connaissance." Une petite tête est apparue de la capuche, un jouet dans la tête et il ne peut retenir un sourire ému. Il aurait adoré avoir des animaux, enfant. A la place, il a eu des cadets. "C'est un mo'eylan n'est ce pas ? Comment s'appelle-t-il ?"

- J'me suis arrêté parce que même si c'était triste, c'était beau. Il y aura d'autres belles choses dans ma journée, c'pas un souci... Après, si vous, vous en avez envie, vous pouvez.

Un Père. Tu t'en doutais bien. Tu hoches légèrement la tête.

- Enchanté de même. J'suis Riley.

T'hésites même pas. T'aimes bien c'prénom, en plus, et t'as tous les papiers dans tes poches. Le Père Artaban s'intéresse à Hilton et tu la prends pour la poser sur tes genoux et la caressant, t'méritant une foule d'p'tits sons heureux.

- Hilton. Par contre, c'est une femelle. T'étouffes un petit rire. C'est un peu bizarre, mais j'ai lu c'prénom dans un livre et il m'plaisait vraiment et d'toute façon, elle s'en fou, Hilton. Elle et sa soeur sont bien desservie, mon amie à appeler la sienne Serge.

Tu hausses les épaules avec fatalité. En espérant que cette Serge fasse plus longtemps que le dernier. Faut dire que comme l'deuxième à manger l'premier, ça devrait aller.

"C'est joli, Hilton." Son coeur se serre a l'idée d'une nouvelle fille qui appelle son mo'eylan Serge même si c'est une femelle. Croyance appelait tout le monde Serge. Même la colonie de cancrelats sous le lit. Père avait bien failli devenir fou de rage en apprenant la nouvelle. Elle ne saurait jamais combien il avait du travailler le paternel au corps pour descendre sa colère à un niveau acceptable. Il a un léger sourire. "J'avais une petite soeur qui appelait tous ses animaux "Serge". Je ne pensais pas que c'était quelque chose de courant."

Ton sourire s'agrandit quand il complimente le nom de ta petite protégée. La suite lui fait cligner des yeux et elle ne réfléchit même pas avant de répondre, intriguée.

- Hein ? Comme mon amie. C'est un tic de p'tites filles, ou quoi ?

Tu baisses les yeux sur Hilton, fronces les sourcils. C'est trop bizarre. Et puis... Il avait ? Oh mince.

- Vous en parlez au passé... Elle, elle est décédée elle aussi ? J'suis désolé.

Tu te demandes... Ça serait gros, quand même, non ? Mais tu repenses à Croyance malade, à Croyance Trinitaire qui a fuit, à Croyance qui a cherché sa grande sœur à droite et gauche.

"Oui." Partie trop tôt, rappelée dans la lumière de l'Unique qui a mis fin à ses souffrances. Il devait vouloir de sa musique. Je Le comprends, elles étaient bien, ses folies. Mieux que le sifflement qui la prenait avant ses crises. "J'ai 14 frères et soeurs plus jeunes, deux décédées, donc celle-ci. Elle adorait la musique." Malgré tout, il a un sourire. Triste mais réel. Croyance n'aimait pas que l'on se morfonde. "Ce doit être une mode que je ne peux pas comprendre. Surtout pour Serge, ce n'est pas le nom le plus exotique qui soit à Port Salem. Votre amie est une petite fille ?"

Tu agrandis les yeux alors qu'il t'annonce avoir une fratrie de 14 enfants. C'est... Énorme. Mais aussi pour la suite. T'es trop curieuse, faut que tu saches. Si sa sœur est décédée, il a bien dû faire les rites propres aux trinitaires, voir sa dépouille. Sauf que c'est trop...

Elle aime la musique.

- Je.. Oui, c'est une petite fille.

Tu restes silencieuse un instant, cherchant comment manœuvrer...

- Une toute petite miss avec d'grands yeux violets et une tignasse châtain. Elle est géniale et drôle, j'l'aime beaucoup.

L'image mentale se dessine dans sa tête. Et évidemment, c'est Croyance qui s'y superpose. Croyance et son rire, sa manie de faire des morceaux de musique avec n'importe quoi. Croyance qui était trop bien pour cette terre et qui n'a jamais su respirer. "Elle s'appelle Croyance ?" C'est impossible. Elle est morte. Les soeurs le lui ont dit, elle s'est éteinte dans sa cellule de pénitente miniature sous la Lumière de l'Unique, à l'aube, comme il se doit. L'Unique les rappelle souvent à l'aube, comme si la lumière des rayons du soleil servait de pont vers l'autre côté. Il secoue la tête, partagé entre l'espoir et... et l'incompréhension la plus totale. "Croyance serait vivante ?"

Tu te mords la lèvre à sa question. C'est ça. Et il la croyait morte. Il était tellement triste en chantant, il y a tellement d'espoir et d’égarement sur son visage, maintenant. Tu hésites une demie seconde... Avant d'acquiescer.

- Elle s'appelle Croyance. Elle cherchait sa sœur, Mod. Enfin, Modestie.

Tu penches légèrement la tête, hésitante...

- ... Tu... Pourquoi pensiez-vous qu'elle était morte ?

Ça n'a pas de sens.

Il ne comprend rien. Ses yeux se remplissent de larmes, ses sourcils sont froncés, on voit qu'il tente de réfléchir mais... "Modestie est morte depuis dix ans. Elle a fugué la maison paternelle et les autorités ont trouvé son corps dans une ruelle de Port Salem." Son premier contact avec la mort. Il en a eu d'autres depuis mais c'était le plus violent. Pourquoi ses soeurs mortes parcourraient-elles le monde en se cherchant ? Cela n'a pas de sens à moins que. Il relève les yeux vers la jeune femme pleine de couleurs qui se trouve près de lui. "Est-ce que je serais mort aussi ? Cela aurait du sens, je pourrais les retrouver, Croyance aurait parcouru la Lumière pour rejoindre Modestie. Et alors Vive ne doit pas être loin." Il y a tant d'espoir sur son visage que l'on pourrait presque se baigner dedans.

Morte ? Elle était très vivante la dernière fois que tu l'as vu. Tu fixes le prêtre un instant... Hésites, pas très à l'aise... et fini par renvoyer Hilton dans ta capuche avant de te lever.

- J'suis pas morte. Croyance et Mod non plus. Et vous non plus. J'pense qu'on vous a mentit et j'en suis désolé.

Tu sais pas quoi faire exactement de tout ça. Tu t'agites un peu sur tes pieds, fini par hausser doucement les épaules.

- J'suis désolé aussi d'vous faire un choc. J'sais pas trop quoi dire ou faire.

Pourquoi lui aurait-on menti. C'est ridicule, personne n'a jamais eu rien à gagner de la vie ou de la mort de Modestie. Ni de Croyance. Les mensonges, quand il y en a, sont pour se protéger de conséquences ou par honte de certains actes. Que les soeurs aient pu mentir par rapport à Croyance... il peut imaginer des scénarios. Si elles l'ont vendue - mais elle n'a pas de sang mo'at. Si elles l'ont...mais ce sont des soeurs avec une excellente réputation et toutes ces idées sont stupides. Il secoue la tête. Il aurait préféré être mort. Là, il a l'impression qu'on lui a retourné le monde. Choc est un mot trop léger. Il baisse les yeux sur ses pieds. Mais sont-ce bien ses pieds ? Il ne sait plus rien. Il ne sait plus quoi faire. Quoi dire. Il est perdu. Plus rien n'a de sens. Jamais.

". . ."

Il se rassied avant de tomber. Il est plus pâle soudain que les pierres du chemin. Ses yeux sont hagard. Il tremble.

Et autant dire que tu sais pas plus quoi faire alors que le Père semble atteint par la nouvelle de la sorte. Tu le regardes, infiniment mal à l'aise, jetant un vague regard autour de vous. Manquerait quand même plus que d'autres trinitaires arrivent et décident de te faire des soucis.

Ton regard revient sur l'homme, tu hésites, t'approches doucement, t'accroupis devant lui.

- J'comprend qu'ça vous fasse un choc... Mais c'est plutôt une bonne nouvelle, non ?

Tu parles avec une voix la plus douce possible. Croire des gens morts pour savoir qu'ils le sont pas, c'est plutôt positif ? Comme si demain, on te disait que tu avais encore tes parents, bien en vie. Ça te ferait un choc terrible, mais tu serais contente, en même temps. D'espérer pouvoir les revoir, redécouvrir les personnes qu'ils sont ?

Une bonne nouvelle ? Une bonne nouvelle est une nouvelle qui fait sens. Une que l'on peut croire. Il ne sait plus quoi croire. Il est perdu. Il peut imaginer Croyance vivante, il aimerait l'imaginer même si une part de lui se dit qu'il n'est pas juste qu'elle ait survécu et Vive non. Il ne sait pas s'il doit ou non hocher la tête. Doit ou non croire la personne devant lui. Si elle est lumière ou ténèbres. Les affres du doute. S'il discutait avec lui-même,certainement il devrait se dénoncer à Monseigneur Capitaine. Il croit pourtant. Il croit plus que jamais. Même s'il ne sait pas quoi ou qui croire. "Je...suppose. Si c'est vrai. Excusez-moi mais cela fait beaucoup à...avaler d'un coup. Je ne remets pas votre parole en doute. Vous semblez sincère mais les gens qui m'ont dit le contraire le semblaient aussi et...ça doit être un malentendu. DEs gens avec le même nom ou bien qui se ressemblent. Oui. Probablement mais... si vous voyez votre Croyance, pouvez-vous lui dire que Jean lui fait savoir de ne pas oublier de travailler ses gammes ? Elle comprendra."

Tu l'observes un instant alors qu'il parle, te mordilles légèrement la lèvre. Il est perdu et tu comprends mal ce genre de personne. Mais t'y a gagné un nom. Jean. Pas Père Artaban. Ça lui va mieux, Jean.

- J'comprend.

Tu hésites une seconde ou deux à ce qu'il te demande, avant de finalement hocher doucement du chef.

- Travailler ses gammes. D'accord, j'lui dirai ça.

Tu lui adresses un doux sourire, lissant mécaniquement une mèche coloré.

- Et si elle vous cherchait. Où pourrait-elle vous trouver ?

Sait-on jamais. Et puis... Il t'intrigue, cet homme, même si tu ne veux pas aller trop loin au risque qu'il se braque où t'attire des ennuis. T'hésites d'ailleurs à trop traîner, inquiète de voir des collègues à lui se pointer le bout du nez.

"Sur la Pie.." Il s'interrompt d'un coup. Croyance ne serait pas bienvenue sur la Pierre au Fusil. Ils avaient autre chose à faire qu'à accueillir la petite soeur du chapelain. La Pierre est son lieu de travail qu'il ne doit pas polluer avec sa vie privée. Il a beau aimer ses soeurs plus que lui-même, il est conscient de son Devoir qui surpasse tout. "J'allais dire une bêtise. Ma femme est toujours sur Port Salem. Elle connaissait l'endroit et sa nièce serait surement heureuse de la voir elle aussi. Mais si elle ne veut pas y retourner, je suis souvent sur Renaissance. Elle peut laisser un message dans les boutiques de musique de Paradis, j'y passe parfois prendre des cordes." Il reste quand même sceptique. Croyance, peut-être mais Modestie ? Modestie n'avait absolument aucune chance de survivre aux bas-fonds à douze ans. Maintenant qu'il y pense, Croyance à neuf encore moins. Cela doit être une coïncidence. Une épreuve de l'Unique pour éprouver sa Foi, voir s'il était du genre à laisser passer ses sentiments familiaux passer avant son travail sur la Pierre. Il serra dans sa main son pendentif. L'épreuve était dure. "Donnez moi la force" murmura-t-il.

Il s'interrompt, mais tu comprends qu'il travaille sur un vaisseau et note l'information dans un coin de ta tête "La Pie...". Tu y reviendras bien plus tard, mais ça te semble pas une bonne idée d'insister pour savoir maintenant et tu as trop as perdre en embêtant un trinitaire pour trop pousser sur ta chance.

- Votre femme à Port Salem, un magasin de musique à Paradis. D'accord, j'passerai le message.

Tu lui souris encore. Il a toujours l'air triste et perdu, plein de doutes. Cette fameuse foi en ce dieu qui rend tant de trinitaires mauvais ne semble pas lui être d'un si grand secours. Tu l'observes encore un instant, hésitante...

- Je... J'vais pas m'attarder davantage, j'vous ai assez embêté comme ça pour aujourd'hui. Passez une excellente journée, monsieur Jean.

Tu le salut de la main avant de filer, évitant de passer par un chemin trop évident. Tu penses pas qu'il te suivrait, mais au cas où. Vraiment juste au cas où.