Van der Meer. Le nom le suit comme la peste, l'agrippe pour l'attirer dans la spirale de ses souvenirs, l'empêchant d'avancer. Boulet à la cheville, l'ensemble de lettres le rappelle sans cesse à son passé. Chaque fois qu'il a du prononcer les trois mot qui forment son nom de famille, il lui fallu étouffer le feu qui menaçait de se déclencher au plus profond de lui, la mâchoire contractée. Les syllabes brûlent du feu de la haine contre sa langue, celui qui ne s'éteint jamais complètement.

Les Van der Meer avaient trouvé une place de choix dans la hiérarchie de Paradis. Père Van der Meer avait su se faire une place de renom dans la hiérarchie ecclésiastique, tout en se mariant à une violoniste réputée. Le mariage parfait avait donné naissance à Lieven, le 13 Nocer 90 ADD, lors d'une matinée grise qui semblait prédire la monotonie de l'enfance du nouveau-né.
La vie des mariés était réglée comme du papier à musique ; on le devinait en mettant les pieds dans la blancheur immaculée que leur résidence. Pas un pli sur leurs vêtements, pas de couleur, rien qui dépasse. Artus et Luisa Van der Meer n'aimaient que la simplicité, disaient-ils en époussetant un bijou au rubis étincelant, le regard posé sur une des dernières sculptures qu'ils avaient fait exposer dans la salle à manger.
Si Artus brillait dans la hiérarchie, c'était grâce à sa foi sans limite : il aurait pu vendre Lieven et Luisa s'il le fallait afin de prouver son allégeance au Dieu Unique. Ne jurant que par les membres du Clergé et réputé pour ses méthodes radicales, il fut rapidement employé en tant que surveillant d'une carrière d'esclaves Mo'at.

Dans cet océan de blancheur et d'apparence, Lieven grandit réprimé dans un moule. Il entra à ses dix ans à l'école paroissiale de Saint-Odat-en-Dorado, où les espoirs de ses parents s'écroulèrent tel un chateau de cartes, une première pour le couple qui avait l'habitude que tout se passe comme ils le souhaitaient. Dès la première année, ils n'avaient pu faire qu'une constatation : Lieven n'avait rien du prochain Prêtre. Il préférait ignorer son emploi du temps pour partir se perdre dans la nature de Paradis. Un comble pour les Van der Moor qui n'avaient jamais accueilli quelconque végétal dans leur résidence. Il rentrait le soir les ongles noirs, les vêtements couverts de terre, et Luisa qui ne perdait jamais son calme semblait l'hôte d'une tornade destructrice. Il passait le restant de sa soirée consigné sous une douche froide dans laquelle il lui était demandé de se plonger dans une introspection salvatrice —mais rien ne changeait, dans l'esprit du garçon, et il finissait à grelotter dans son lit et à planifier sa prochaine escapade.

C'est à ses treize ans que tout changea. Fatigué du comportement considéré comme problématique de son fils, Artus tira de force Lieven jusqu'à sa carrière d'esclaves. Pour la première fois de sa vie, Lieven fut confronté à un monde d'humains qui n'étaient pas tirés à quatre épingles. Ils traînaient des pieds, les visages creusés par la fatigue, le regard sans âme. Frappé par la vision, le garçon redemanda à son père de le ramener à la carrière par la suite —ce qu'il s'empressa d'accepter, avec la certitude que son fils prendrait plaisir à s'adonner aux mêmes activités que lui et qu'il pourrait hériter de la carrière à l'avenir.
Mais contrairement au Prêtre, Van der Meer fils avait le cœur au bord de ses lèvres à l'instant où il mettait le pied dans la carrière et qu'il posait les pieds sur ces fantômes noirs qu'étaient les esclaves. Il lui fallait tout l'effort du monde pour ravaler sa haine, pour ne pas tenter d'organiser une révolution qui finirait sans aucun doute écrabouillée par les illuminés trinitaires.
Sa révolte à lui fut minime. Une luciole minuscule dans un tout obscure. Elle se présenta sous la forme d'un esclave, dont il appris par des esclavagistes qu'il était un joueur de flûte aveugle. On le faisait travailler au même titre que les autres. C'est un jour où la flûte du Mo'at fut confisquée qu'un fil rouge vint relier les deux garçons. Par simple envie, besoin de contredire l'autorité de son père, il profita d'un moment d'inattention des adultes esclavagistes pour reprendre l'instrument et le rendre au Mo'at, lui intimant de bien la cacher. Il découvrit ensuite que les Mo'at étaient sans doute plus humains que les Trinitaires —bien que, il le comprit plus tard, l'Humain se définissait plus par des caractéristiques inhumaines. Le Mo'at fut son premier ami, son dernier, probablement, mais il n'oublia jamais son nom : Käh'ila Wah'xi.

La vie de Lieven tourna autour de rencontres marquantes. La seconde fut celle d'un couple marginal, qui d'autres que des marginaux pouvaient intéresser un marginal ? Il les rencontra durant une de ses expéditions, alors âgé de quinze ans. Jules et Mauriette n'avaient rien d'aristocrates, et pourtant. Il avait appris, après qu'ils soient devenu ses mentors, qu'ils avaient quitté leur vie de bourgeois pour s'installer dans un coin de reculé de Paradis. Et pour cause ; Jules était archéologue tandis que Mauriette, biologiste. Pour la première fois de sa vie, Lieven fut encouragé à mettre les mains dans la terre. Profondément marqué par l'éducation rigide de ses parents, il lui fallait un ordre et une propreté impeccable à l'intérieur, mais l'extérieur semblait faire remonter quelque chose en lui qu'il ne savait décrire. Il apprit de ces originaux l'amour de la connaissance et de la découverte ; la civilisation Mo'at était restée gravé dans sa mémoire et sous la tutelle du couple, il apprit à aimer la nature autant qu'à s'intéresser aux humains qui n'étaient pas de la Trinité ainsi qu'aux vestiges d'un passé dont on ne parlait pas durant les cours écrasants de l'école paroissiale. Il apprit du couple qu'il était difficile pour des scientifiques et des amoureux de la connaissance et des découvertes de travailler en tant que Trinitaire : le Clergé avait la mainmise sur le domaine des connaissances et décidaient de ce qui se saurait ou de ce qui disparaîtrait. Ils arrosèrent les graines d'un doute que son lien avec l'esclave avait semé.

Après quelques années sous la tutelle de ses mentors, le jeune homme trouva un travail en tant qu'archéologue —que cherchait-il sous cette terre ? Les preuves que les Mo'at méritent plus de respect ? Une richesse Mo'at qui leur permettrait de se libérer du joug de Trinitaire ? Toujours est-il qu'il devient Monsieur Tout le monde. Celui qui se lève pour aller travailler, qui va faire ses courses, qui rentre chez lui et qu'on n'entend pas, qu'on ne remarque que par son absence ou son silence.
Mais les tiges du doute l'encerclaient et l'étouffaient. Il suffoquait. Il devenait difficile de voir ses yeux blancs dans le miroir, qui lui rappelaient tant la blancheur des tenues trinitaires, contrastant lourdement avec l'obscurité des cœurs et des murmures dans l'ombre. La troisième rencontre qui marqua sa vie fut Vyla. Il avait rencontré la jeune femme pilote lors d'un déplacement pour son travail d'archéologie —on avait trouvé l'ouvrage d'un des clans les plus anciens, mais l'ouvrage avait été si abîmé par le temps qu'il était impossible d'y lire quoi que ce soit. Comme lui, elle était animée par la flamme de l'aventurier. Mais contrairement à Lieven qui avait cru pouvoir se satisfaire d'un travail modérément payé et d'une existence solitaire entouré par une société qu'il haïssait, elle ne s'en cachait pas. C'est ensemble, attisant la flamme de chacun, qu'ils organisèrent leur départ. Ils partiraient dans une petite navette pour la première planète habitable et hospitalière qu'ils trouveraient. Lieven avait pour habitude de tout préparer, de contrôler chacun des détails, mais poussé par la folie insouciante de son acolyte, il la laissa organiser leur voyage de A à Z, et cru bon de se laisser porter par les flots de la vague Vyla.

Il n'avait rien prévu, encore moins le réacteur qui exploserait en plein air. Il n'avait rien vu venir, ni le corps inanimé de Vyla à ses côtés, ni l'eau qui s'infiltrait dans le navire spatial s'enfonçant dans un lac qu'il ne connaissait pas, encore moins son bras et sa jambe gauches, écrasés dans la chute. Il avait fini par sortir tant bien que mal de l'eau, luttant pour ne pas perdre connaissance, traînant le corps de son acolyte avant de s'allonger sur la rive d'un énorme lac. Il était lavé de tout, avait tout perdu, ses biens mais aussi la seule personne sur qui il savait pouvoir compter. Sa fugue n'avait mené à rien, si ce n'est qu'à s'éloigner de Paradis. Et il se retrouvait à présent, plus seul et perdu que jamais. C'est alors à Vanguard que ses pas le mènent, condamné à tout reprendre de zéro.