La parole douce rompt la colère. [w/Jean Profitendieu]

Depuis quelques semaines, j'ai négligé mon devoir de prière envers l'Unique au profit de mon devoir de commandement. La Pierre au Fusil et mon Capitaine m'ont beaucoup sollicité et je n'ai pas été à la chapelle aussi souvent que j'aurais dû. Je n'ai tout de même pas oublié ma prière journalière, mais j'ai eu tendance à la faire seul dans mes quartiers. Surmenés par le rythme de ces derniers temps, mes vieux démons se réveillent et je ressens parfois une passion, une colère ou une violence malveillante s'élever en moi que j'ai du mal à restreindre. Il m'est difficile d'en parler alors je trouve habituellement refuge dans l'isolation, la repentance et la prière à l'Unique.

Trouvant un peu de temps lors d'un moment calme et en dehors de mon quart, ma copie personnelle de l'Emerenthius à la main, je me mets en chemin vers la chapelle du vaisseau. L'endroit semble vide et le calme y règne, j'ai choisis le meilleur moment. Je m'installe calmement sur un banc et ouvre le livre saint à mon passage favori.

Ses devoirs dans le vaisseau prennent quasiment tout son temps. Et pourtant il doit en trouver plus encore pour être présent, disponible pour aider les hommes et les femmes que les devoirs de la foi ébranlent ou qui se sentent perdus. Entre les offices, les confessions, les discussions, l'entretien d'un lieu de passage qui lui sert aussi de cabine, Jean est un fantôme au sein de la Pierre qui ne sort que rarement des quartiers saints.

Ce jour, il travaille sur son office du dimanche dans un petit réduit juste à côté de la grande pièce. Il a son Emerethius ouvert, le très vieux où la plupart des Profitendieu ont appris à lire. Il est au moment du chant. Il en met toujours un peu dans ses sermons. Certains ne viennent que pour cela, il le sait. Si ça les fait écouter un peu le reste, c'est toujours une victoire. Les premières notes d'un chant sacré se font entendre, accompagnés de la voix de Ténor du jeune homme.

Ma lecture s'amorce avec ferveur et toutes mes pensées sont tournés vers l'Unique. Au bout d'un moment, connaissant le passage par cœur, je ferme les yeux et commence à réciter en chuchotant pour mieux m'imprégner des saintes paroles. En ces instants, je me sens aussi proche de lui que possible. Au milieu de mon moment de communion, de la musique s'élève puis un chant. C'est un chant saint. Mes paupières s'ouvrent à nouveau et je tends l'oreille à la recherche de l'origine de la musique.

Je m'approche, sans un bruit pour ne pas interrompre ce moment de communion avec le divin et me place dans le cadre de la porte du petit réduit. J'attends la fin, restant droit comme un i et aussi discret que possible.

- Père... il me semble avoir lu son nom dans le registre de l'équipage. Artaban, je présume ?

Mon regard inquisiteur cherche le sien pour prendre sa mesure.

La musique termine sa route et meurt, emprisonnée dans les plaques de métal de la chapelle volante. L'absorbtion de la pierre manque et il lui faudra travailler encore quelques temps pour savoir correctement faire mourir les notes dans l'audience. Cela viendra, il ne lui faut que travailler davantage. Il allait enchaîner par un nouveau psaume lorsqu'une voix le surpris. Il tourna la tête vers sa source, répondant doucement. "Oui Monseigneur." L'homme qui se dresse devant lui a le visage sévère et marqué par la rigueur du Service de l'Unique. Il baisse les yeux devant son regard de braise et rougit un peu. "Je m'excuse si j'ai dérangé vos prières, je suis habituellement seul, ici, à cette heure. Peut-être puis-je vous être utile ?"

- Mon père. Je le corrige instantanément, lui coupant presque la parole. Je suis prêtre, comme vous. Père Vérité. Peut-être Monseigneur Capitaine a-t-il évoqué mon nom. C'est moi qui suis le responsable des interrogatoires et des abordages. Je fais quelques pas vers son bureau, et m'arrête, me tenant de ma posture stoïque avec un visage sans expression.

- Au contraire, mon père, votre voix a porté mes prières vers l'Unique. Il m'a interrompu, c'est vrai, mais son interruption n'avait rien d'offensant, quant à savoir s'il pourrait m'être utile. C'est un talent certain qu'il a mis entre vos mains. Puissiez vous l'utiliser avec ferveur pour la Pierre au Fusil.

Le père Vérité est un des inquisiteurs sous la charge du Capitaine. Il n'en sait pas beaucoup plus si ce n'est que ce sont des gens à la foi inébranlable et à la bonté dure comme celle de son père à lui. Son visage est sans expression, sévère. Il se tient droit. Et finalement, il complimente son chant. Jean baisse les yeux. Il ne se sent pas fier de ce don du ciel, c'est quelque chose qu'on lui a offert, qu'il a, certes, travaillé mais pas au point où il a travaillé les connaissances académique ou encore les livres saints. Il sait pourtant que c'est cette voix qui lui permet de Servir de son mieux. Que c'est elle qui jalonne son Chemin.

"Merci mon Père. On m'appelle Père Artaban. Ma voix, mon coeur et mon corps sont au service de la Pierre et de Monseigneur Lazare alors si vous voyez un moyen de vous en servir, je suis tout ouïe."

Son visage, ses manières et sa voix me font penser à ceux d'un enfant effrayé. Je sens une pointe d'agacement monter en moi, mais n'en laisse rien paraître.

- Je l'espère, la Pierre et Monseigneur ne saurait probablement pas accepter le manque de foi, de même que l'échec ou la faiblesse.

Un fin sourire se fige sur mon visage. J'ai du mal à voir comment un être aussi fragile pourrait m'être d'une quelconque utilité, mais vos voix sont mystérieuses et peut-être suis-je dans l'erreur de le sous-estimer ainsi au premier regard. Il me faut en découvrir plus sur cet étrange prêtre.

- Pour l'instant, je suis simplement curieux, mon père. Comment un prêtre chapelain a-t-il trouvé son chemin jusqu'à un vaisseau de l'Inquisition ? Racontez-moi votre histoire. Mon sourire s'élargit, mais il n'a rien d'amical, c'est plutôt le sourire d'un prédateur prêt à fondre sur sa proie.

Il est agacé. Devant ce ton menaçant, Jean réprime l'envie de reculer et de partir. Il n'aime ni la violence ni la menace, ni le sous-entendu selon lequel il pourrait manquer de foi. Mais il se rappelle que sa fierté est sa principale faiblesse et se brime, baissant la tête sous la réprimande qu'il a probablement méritée. Jean ne veut pas juger. Il réfléchit simplement à son Histoire.

"Je suis né sur Port Salem où j'étais enseignant pour les très jeunes enfant. Leur enseigner à suivre la Lumière de l'Unique, leur apprendre à vivre en société, à lire et à compter, ce genre de choses. La Foi pour moi doit se vivre et s'intégrer dès le plus jeune âge. Les doutes qui surviennent par la suite sont souvent dûs à un manque d'apprentissage dans la petite enfance." Il sait de quoi il parle. Soudain, sa voix change, elle devient presque chantante et elle fait passer à merveille ses convictions. Elle se brise un peu cependant. "Et puis l'Unique a décidé de me punir de mes certitudes. Il a envoyé une maladie qui a frappé ma femme et deux de mes jeunes filles. La plus petite, Vive...n'a pas survécu. C'est alors que j'ai rencontré Monseigneur Aubanel qui m'a convaincu que cette épreuve avait un sens et que je pouvais prouver mon amour pour l'Unique en utilisant mes talents pour aider l'Inquisition en étouffant les doutes et en fortifiant les coeurs de ses hommes." Et le voici.

Je l'écoute avec attention, plus d'attention que précédemment. Il y a quelque chose dans le son de sa voix, lorsqu'il raconte, de chantant et de captivant comme quand il chante. Je peux comprendre ce que Monseigneur Aubanel a su voir en lui, au-delà de sa fragilité hérissante. Si ce don s'étant à ses prêches, il doit être un remarquable chapelain.

- Je suis désolé pour votre fille, la perte d'un enfant doit être difficile mais Ses épreuves ont toujours un sens comme vous l'a dis Monseigneur Aubanel. dis-je en m'approchant de lui d'un pas lent.

Je pose une main qui se veut réconfortante sur son épaule.

- Si Monseigneur Aubanel a vu en vous le talent nécessaire pour guider nos hommes, je sais que vous ne nous décevrez pas.

Ma prise se raffermit légèrement sur son épaule. Je me dis en mon fort intérieur que guider des enfants est tout même bien différent de guider des militaires.

Il le sait. Il le dit lui-même à ses ouailles perdues. Mais le dire et le vivre sont deux choses différentes et il trouve parfois son Chemin particulièrement ardu. La main du supérieur sur son épaule le rassure alors. Il y a dans la dureté de l'homme de fer quelque chose qui le soutient. Il est de la trempe du Capitaine. Ce vaisseau saura soutenir les difficultés de la vie doradienne, il en est certain. Sa main serre soudain plus fort, lui infligeant une légère douleur qu'il supporte en se redressant un peu.

"Je ferais mon possible pour être à la hauteur du chemin que l'Unique m'a tracé. Et des besoins spécifiques des soldats de la Pierre. Je saurais renforcer leur foi et effacer leurs doutes, les garder dans la lumière afin de vaincre un jour les ténèbres de Dorado. C'est mon système de naissance et je serais heureux de me dire que j'ai pu, à mon niveau, contribuer à en dissiper l'ignorance et la superstition."

- Je vous fait confiance pour renforcer la foi de mes hommes. Cependant, ce n'est pas seulement par la compassion que les ténèbres de Dorado céderont. Ceux qui s'écartent du chemin doivent être puni et il n'y aura de lumière dans le peuple doradien que lorsque ses superstitions auront été éradiqués par Sa main.

Père Artaban est encore jeune et sa naïveté irritante disparaîtra bien vite à bord de notre vaisseau. L'ignorance et la superstition ne peuvent être dissipées par une main faible. Elles doivent être brûlées avec détermination. Non pas par cruauté mais parce que cela est nécessaire pour apporter Sa lumière dans ce système.

- Il va s'en dire que j'espère que vous saurez être vigilant à tout signe d'hérésie et le reporter immédiatement à un officier de l'Inquisition ?

Je retire ma main de son épaule et glisse vers lui un regard inquisiteur.

C'est vrai. Il est important, souvent, d'être la main qui punit, qui extirpe de la chair les mauvaises habitudes et de l'esprit les mauvaises pensées. Son père était ainsi et la ceinture qu'il utilisait sur les filles de la maisons était la preuve de toute la force qu'il mettait à faire des Profitendieu une famille qui ferait honneur à son nom. Lui-même, pourtant croyant, orthodoxe et facile à vivre en avait tâté une fois ou deux. Seulement, quand il repensait à Modestie, il se disait que la compassion aurait probablement eu plus d'impact sur cet esprit plus dur que le roc et qu'un savant mélange des deux était probablement la bonne recette. Pas qu'il se sente prêt à faire la leçon au Père Vérité, oh non. Cet homme était bien trop saint pour avoir besoin des idées stupides d'un simple chapelain, c'était certain. "Oui mon père. J'en ai prêté serment à Monseigneur le Capitaine lors de mon premier entretien avec lui. Je suis conscient de la nécessité de corriger tout autant que de guider et vous pourrez me faire confiance." Malgré le calme et la douceur de son ton, il était tout à fait sérieux. Naïf, c'était certain mais sans crainte, ni faiblesse excessive. Il était de ceux qui aimaient assez pour supporter d'infliger une petite douleur qui pouvait en éviter une plus grande. Simplement.