Libérée, délivrée

Elle a vu le Doc. Il l'a regardée. Il lui a expliqué. Elle lui a dit d'enlever la chose qui grandissait, qui allait la tuer peut-être, d'enlever tout ce qu'il fallait et le reste. Il a juste enlevé ce qu'il fallait, et au fond c'est déjà pas mal. Elle guérirait, il a dit, et c'est déjà beaucoup.

Elle est épuisée, mais depuis quand la fatigue est une raison valable de rester couchée à rien faire ? En plus elle s'ennuie, elle sait pas lire, les blessés de l'abordage sont partis, et dormir ça va bien cinq minutes surtout si c'est pour enchaîner les cauchemars ! Elle veut se lever, elle veut être utile, le doc veut rien entendre, et là pouf magie le Capitaine apparaît et lui propose d'apprendre à lire et à écrire avec Mok'tub, un des musiciens de bord. Un des siens, ou tout comme, en bonne santé, clairement bien traité, qui parle la langue de sa mère et qui lui confirme à plusieurs reprises ce qu'ont dit le Capitaine et le Doc, et même si ça fait pas tout ça la rassure beaucoup.

Mais entre deux prières de remerciement, deux leçons, deux exercices de lecture et deux microsiestes, elle réfléchit et elle comprend toujours pas. Pourquoi soudain tout irait mieux ? Pourquoi la Dame, après plus de vingt-cinq ans à souffrir et à n'être rien, aurait soudain décidé qu'elle méritait d'être libre de dire non et de dire oui ? Elle a ses raisons et ses caprices certes, soit. Mais les hommes ? Même si le Capitaine est vraiment de bonne foi, et elle y croit de tout son être à ce "vous êtes libre" tout plat qu'il lui a dit et qui chante encore à ses oreilles, tous les autres ils peuvent pas être comme lui ? Ils attendent leur heure, quand elle sera loin des yeux du Capitaine et du Doc.

Alors elle pense aux femmes. Il y en a, dans l'équipage, elles ont même un peu parlé quand elles passaient à l'infirmerie. Elles ont l'air plus fortes que les hommes, couturées souvent, belles toujours dans leur rugosité et la fierté dans leurs yeux. Elles lui ont dit, elles aussi, que c'était terminé, que les gifles suffisaient à dire non, qu'elle était plus un objet, qu'elle était libre. Que rien ne s'est jamais passé sous le commandement du Capitaine de Nieves. Jamais.

Elle veut les croire, mais Déesse que c'est dur. Surtout quand c'est un de ces rêves hideux de mains sur elle qui la réveille en sursaut, lumière éteinte. Elle se rue sur la lampe à côté d'elle pour être sûre, bien sûre, que le rêve c'est les mains.

C'est l'infirmerie qui apparaît. Elle est seule. Elle s'est encore endormie sous ses exercices. Ils sont tous froissés, éparpillés, et ça lui semble la fin du monde. Les mains tremblantes elle s'assoit, les pose à côté d'elle, les lisse comme elle peut, et puis dans un sanglot se roule en boule autour de l'oreiller.

Il est tard, ou peut-être qu'il est tôt. Peu importe. Le fait est qu'à cette heure-là, les cuisines sont vides. Je peux donc cuisiner en toute tranquillité, et parfois espérer entendre les petits pas d'un des garnements réveillé par une fringale nocturne. Mais aujourd'hui, personne n'est venu. Je laisse un plateau croulant sur les biscuits encore fumant, et j'en mets quelques uns dans une grosse boite. Pendant la fin de la cuisson, j'ai aussi préparé des litres de chocolats chauds, et je me munis d'un gros thermos bien rempli, et de guimauves. Certains de ces petits chéris travaillent déjà, alors il est de mon devoir de Mam' de leur apporter un peu de douceur !

Mais à peine ai-je entamer mon tour qu'un bruit de sanglots attire mon attention. Qui pleure ?! Qui ?! Ma boîte de biscuits et mon thermos entre les mains, j'entre dans l'infirmerie, pour voir la petite nouvelle recroquevillée en boule sur son lit.

- Ooooh, eh.

J'ai suffisamment d'expériences pour savoir que ce ne sont pas des pleurs de douleur ! Elle me semble plutôt effrayée. Alors je referme la porte derrière moi, et je m'approche d'elle doucement, sans gestes brusques, avant de m'asseoir sur le bord du lit. J'ai posé les gâteaux et le chocolat chaud sur la table de chevet.

- Allons, allons, mon chou. Là, tout va bien. Tu n'as rien à craindre. Tu n'as plus rien à craindre.

C'est les nerfs qui lâchent. Ca lui arrive beaucoup trop depuis que... ça devrait pas. Elle a survécu à tellement pire que des soins et de l'attention, et pourtant, pourtant elle a le cœur qui explose pour des broutilles - des bouts de papier c'est bien des broutilles ? Des broutilles sacrées, par tout ce qu'elles représentent et qu'elles lui offrent pour la suite, enfin quand elle aura réussi à reconnaître autre chose que le E et un peu le I qui est simple, une barre, mais pourquoi elle s'endort sur ses feuilles au lieu de les faire rentrer dans son crâne ! Et en plus elles sont froissées maintenant, et en désordre, et elle arrive à rien, et elle est nulle et inutile et le Capitaine il va la jeter dehors si elle sert à rien, on s'encombre pas avec ce qui sert à rien, et elle elle veut l'aider autant qu'il l'a aidée avec ses hommes même les tordus cachés peut-être et ses "vous êtes libre", "vous êtes libre", "vous êtes li-"

Du bruit, le lit qui s'affaisse. Danger, couinement étouffé. Les doigts enfoncés dans l'oreiller à s'en faire mal, elle se tasse encore plus et elle lève juste la tête, juste un peu, juste assez pour un regard par en-dessous. Une dame. Une vieille dame d'au moins tout ça d'âge - pas danger. Habillée comme les femmes de la plantation - danger. L'air tout gentil. Pas danger ?

"Hgnif ?"

Plus un reniflement inquiet qu'autre chose.

Elle a peur. Tellement peur... Je me sens brusquement en colère contre tous ces maudits esclavagistes sans considérations. On leur fera la peau, à ces trinitaires sans humanité, parole de Mam' !

- Allons, ne t'en fais pas mon chou, ce n'est certainement pas cette bonne vieille Mam' qui va te faire le moindre mal. J'en ai croisé des dizaines et des dizaines, des petits jeunes comme toi, durant toute ma longue carrière de pirate. Et j'en verrai certainement bien d'autres, hélas.

Je sors un mouchoir en tissu d'une de mes poches, et je le tends en la direction de la fillette.

- Tiens, prends ça et sèche tes larmes, mon petit. Ceux qui t'ont fait du mal ne méritent pas ta tristesse ou tes larmes. Tu es plus forte et courageuse qu'eux tous réunis, crois en mon expérience. Tu aimes les biscuits et le chocolat chaud ?

Mon chou. Elle est même pas sûre de ce que ça veut dire exactement. Elle se sent pas légumesque en tout cas... enfin si un peu, un légume inapte et inutile, et sans défense aussi, mais ça a pas l'air d'être ça. Elle laisse la dame parler, les mots ont du mal à rester mais la voix laisse une idée générale de réconfort. Elle détaille les rides en silence, sans broncher, puis le tissu qu'elle lui tend, toujours à moitié cachée derrière l'oreiller. Lentement, elle tend la main, le prend sans trop savoir quoi en faire.

"Vous êtes pirate vous ?"

Ca lui semble tellement... inconcevable. Une vieille dame toute petite et toute endimanchée qui parle de piraterie et de gâteaux. Et de chocolat chaud.

"J'ai jamais bu de chocolat chaud." elle avoue, un peu piteuse, en s'affaissant encore un peu.

Elle sait ce que c'est mais elle a jamais goûté. C'est pas - c'était pas - pour les gens comme elle. Les gens pas libres. Les gens pas gens. Les choses. Elle tremble un peu à y repenser, de rage et de peur et des nerfs à vif. Elle inspire, longuement, les doigts serrés sur le mouchoir. C'est comme écrire maintenant. Comme lire. Elle a le droit.

"Ca arrive souvent alors ?"

- Un peu que je suis pirate ! Je suis même une des pirates les plus pirates de cette foutue galaxie ! Je suis née pirate, je vis pirate et je mourrai pirate ! Mmmh-mmh. Mais je suis avant tout la maman gâteau de ce vaisseau, et je ne peux pas permettre que tu continues plus longtemps sans avoir goûté au chocolat chaud. Pas n'importe quel chocolat chaud, non mon petit ! Le chocolat chaud maison spécial Mam' !

Il est impensable qu'on ne connaisse pas le chocolat chaud ! Ces trinitaires sont vraiment des sauvages ! Si j'en croise un, il va voir de quel bois Mam' se chauffe ! Je prends ma tasse en inox qui est dans ma sacoche, avec ma poêle, et je lui serre une bonne rasade bien généreuse.

- Tiens, prends ça. Fais attention, c'est très chaud, je viens de le faire. Et tiens, serre toi aussi des gâteaux. Je les ai fait moi-même. Les autres fois, il te faudra partager avec tes petits camarades, mais cette fois-ci, c'est particulier. Tu peux en prendre autant que tu veux.

Puis, je hoche la tête, avec un petit sourire triste.

- Hélas, oui. Enfin. Hélas parce que cela veut dire qu'il y a beaucoup des tiens qui sont dans la tourmente. Mais à chaque fois qu'on en recueille, ça veut dire qu'ils ne sont plus aux mains de ces foutus esclavagistes ! Dis moi, comment tu t'appelles, mon chou ?

Elle s'anime d'un coup, elle est si passionnée, si vivante, elle perd vingt ans et ses rides disparaissent sous les yeux incrédules de Seik'el. Et puis l'illusion disparaît et ce n'est plus que la "maman gâteau" du vaisseau qui lui parle de chocolat chaud et de biscuits. Elle est bizarre la vieille. Dame. La vieille dame. Qui lui tend déjà une tasse alors qu'elle, elle a rien fait pour la mériter. Les soins elle peut comprendre, écrire aussi. C'est pour être debout, pour être utile. Ils en ont parlé avec le Capitaine déjà. C'est logique. Mais du chocolat chaud et des biscuits ? C'est pas intuitif. Pas normal. Ca lui apporte quoi à la vieille pirate ?

En plus prendre la tasse ça veut dire lâcher l'oreiller et peut-être même s'essuyer la figure dans le mouchoir, et elle a pas du tout envie. C'est idiot, un oreiller a jamais protégé personne et le mouchoir va pas la mordre. Mais elle a pas du tout envie. Même si elle en crève d'envie. Alors elle reste immobile, ses yeux interdits hésitant entre la main tendue et le visage amène. A son insu, ses jambes se détendent peu à peu.

"Seik'el." Se-i-k-hell. "Vous ?" Et puis elle hésite et finit par enchaîner, parce qu'après tout puisqu'elle est libre ses questions elle a bien le droit de les poser : "Ca vous arrive souvent d'apporter du chocolat chaud et des biscuits à l'infirmerie en pleine nuit ?"

C'était pour le Doc peut-être.

Pauvre petit chou. Elle a l'air bien méfiante, craintive, apeurée. Elle n'ose même pas prendre le chocolat fumant que je lui tends. Je pose la tasse sur mes genoux, en attendant qu'elle se décide.

- Enchantée, Seik'el. Tu as un très joli prénom, mon chou. Moi, je m'appelle Mam'.

Sa question suivante me prend au dépourvu, et je glousse gentiment.

- La nuit, les cuisines sont toujours très tranquilles. C'est le moment idéal pour faire de délicieux petits biscuits, et parfois, faire du chocolat chaud pour ceux qui sont réveillés ou qui, comme toi, on besoin d'une bonne dose de douceur. Ne t'en fais pas mon petit, ça ne va manquer à personne. Et quand bien même, j'en referai !

A nouveau, je lui tends la tasse fumante, d'où se dégage une délicieuse odeur de chocolat et d'épices.

- Prends-le, tiens. Tu vas voir, c'est délicieux, et ça a le pouvoir de t'aider à te sentir mieux.

Mam' ? C'est pas un nom ça Mam'. Ca ressemble à un "madame" à moitié bouffé. Ou un diminutif. Ou quelque chose qui n'est pas un nom en tout cas c'est sûr, mais si elle le dit Seik'el serait bien malpolie de la contredire, alors elle hoche la tête pour dire qu'elle a compris. Son prénom à elle n'est pas "joli", pas pour les envahisseurs, il ressemble un peu à un crachat on lui a assez dit. Son nom c'est une caresse qui cache une boule de hargne, des dents blanches qui brillent prêtes à mordre. Pour les siens Seik'el ça ressemble au mot pour désigner ce que les envahisseurs appellent "force intérieure", et quand elle est pas occupée à se cacher derrière un oreiller qu'elle lâchera pour rien au monde elle en a ce qu'il faut. Ca va aller.

Peut-être pas tout de suite, mais ça va aller.

Elle baisse les yeux sur la tasse à nouveau tendue, s'essuie - enfin - le coin des yeux avec le mouchoir, plus pour pouvoir le poser que pour autre chose, force un petit sourire et se penche un peu pour attraper la tasse.

Déesse, même de loin, que ça sent bon. Ca lui dit toujours pas pourquoi elle fait des gâteaux et du chocolat chaud au milieu de la nuit par contre. Elle rapproche lentement la tasse et la garde un instant sous le nez, un peu incrédule et émerveillée du breuvage. Si près...

"Vous êtes cuisinière alors ?" elle hésite.

Enfin, elle prend la tasse, et elle semble déjà un peu plus détendue que lorsque je l'ai trouvée. Bien, peut-être que je ne fais pas si mal mon travail de maman, voilà.

- Moi, cuisinière ? Oh noooon, non, non. La cuisine est plutôt un passe-temps. Je fais de délicieux petits gâteaux. Tiens, goûte moi ça, mon chou.

Je lui tends la boite de gâteau que je dépose sur le lit, afin qu'elle puisse piocher dedans à sa guise.

- Moi, je suis la Maître Navigatrice, depuis que Jaziel est capitaine, et même bien, bien avant.

Je me penche vers elle, abaissant la voix, comme si je lui faisais une confession.

- Mais je suis pilote avant tout.

Je me redresse, fière et souriante.

- Enfin, pilote avant tout... Disons, pilote et maman avant tout. Oui... Oui, c'est bien. Et toi, mon petit, qu'est-ce que tu aimes faire ?

Jaziel. Elle aussi elle l'appelle Jaziel, comme Valmont. Mais sans le "capitaine". Elle l'observe à nouveau avec une interrogation dans les yeux. Est-ce qu'ils seraient plus proches que ce qu'elle dit ? Elle est plus vieille que lui pourtant ? Ou alors... han.

Haaan.

Elle en oublie qu'elle est pas sûre de saisir la différence entre un maître navigateur et un pilote, ni le rapport entre les deux d'ailleurs. Ca se passe... là-bas. Et ça fait avancer le vaisseau, elle sait. Mais là elle s'en fout, elle s'en fout tellement qu'elle oublie aussi de répondre à la question ou même de boire le nectar dont les vapeurs chatouillent pourtant ses narines avec insistance.

"Excusez-moi mais... vous êtes la mère du Capitaine ?"

- Oh, ohoh.

Son adorable question me fait doucement glousser, sans une once de moquerie à son égard. C'est, après tout, une question tout à fait légitime, au vu de l'amour que je porte à notre capitaine. Il n'est bien évidemment pas le seul à en profiter. De l'amour, j'en ai à revendre, et pas qu'un peu !

- Mmmh... En quelques sortes, oui. Oui, on peut tout à fait dire ça. Il faut dire également que je suis un peu la maman de tout le monde ici. Le sang ne fait pas forcément le lien, après tout. Tu n'es pas de mon avis ?

Et Jaziel me rappelle Thaddeus, mon cher petit frère que j'ai tant aimé. Même pour lui, j'ai toujours été une sorte de petite maman. Ce n'est pas bien difficile de reprendre ce rôle avec Jaziel.

Elle sait pas à quoi elle s'attendait, mais pas à ça. Elle est bien avancée maintenant tiens. Elle la scrute encore un peu, la vieille dame qui aurait tout à fait l'âge d'avoir connu le Capitaine dans ses langes, mais difficile de savoir... ils se ressemblent pas du tout, mais depuis quand on ressemble forcément à ses parents ? Est-ce qu'elle ressemble au type qui a besogné sa mère au mauvais moment, elle ? Est-ce que tous ceux qu'elle a...

"Je sais pas." Elle baisse le nez sur la tasse, le ventre soudain noué. "Non. Ca fait pas le lien." Il l'a pas aimée. Elle les aurait pas aimés, aucun. "Je suppose."

Pour les autres si. Elle les a vus les autres. Elle aurait tué pour connaître cette famille qui l'aurait aimée. Ses lèvres se plissent tristement.

"C'est quelles épices que vous avez mis ?"

Pas la peine de remuer le passé. C'est fini. Vous êtes libre, il a dit le Capitaine.

Je devine que j'ai touché un point sensible, et je n'insiste pas. Si elle a envie d'en parler d'avantage, elle le fera certainement d'elle-même, quand ce sera le bon moment. Doucement, je pose ma main sur son avant-bras. J'ai appris très jeune que la présence fait parfois bien davantage que tous les mots du monde. Mais je parle quand même, parce que je suis comme ça, je ne peux pas m'en empêcher.

- Peu importe le passé, mon chou. A mes yeux, tu fais déjà partie de notre grande famille, et pour ça, tu seras traitée au même titre que tous mes autres petits.

Je souris lorsqu'elle évoque mes épices, énigmatique.

- Ca, mon enfant, c'est un secret de Mam'. A moins... A moins que tu ne fasses des allergies...? Oh, ne me dis pas que tu fais des allergies !

Seik'el ose pas reculer parce que sinon elle va foutre du chocolat partout et elle refuse de gâcher du chocolat ! Elle la touche. Elle a la main chaude. Elle est gentille Mam. Pourquoi, ça lui échappe toujours, mais en attendant elle est gentille. Est-ce que ce qu'elle dit est vrai ou miel pour les abeilles crédules, après...

"Hein ?" Des allergies ? Comment ça des allergies ? "Non non... pas d'allergies. Je crois ?" Ca lui dit rien en tout cas. "Au pire le Doc est pas loin ?"

Et puis comme on a jamais entendu parler d'un esclave allergique à quoi que ce soit, et que même si elle est libre maintenant c'est pas ça qui lui aura soudain fait apparaître des allergies, elle prend résolument une gorgée de chocolat.

Elle semble pas faire d'allergies. Je me tiens tout de même prête à réagir, au cas ou. On n'est jamais trop prudent, après tout. Pas vrai ? Je dois bien avouer que j'attends également sa réaction avec une certaine impatience. C'est toujours une belle partie de plaisir que de regarder les enfants qui grandissent et découvrent les merveilles de notre monde pour la première fois. Si elle aime, je pourrais bien lui en faire autant qu'elle le souhaite. Mais pas trop d'un coup non plus. Il ne faudrait pas qu'elle ait mal au ventre, après ça. Elle est toute maigrichonne et pâlotte... Mam' va vous requinquer tout ça, ça va pas traîner !

- Alors ? Qu'est-ce que tu en penses, mon chou ?

C'est chaud. C'est chaud en chaleur et en goût, c'est indescriptible, et la seule réponse que reçoit la vieille dame est un regard plein d'étoiles.

Elle a l'air d'aimer. Bon, bon, tant mieux. Je glousse, et je lui tends à nouveau le pot rempli de petits gâteaux encore fumants.

- Tiens, sert toi, mon chou. Ils sont encore chauds, mais ça se marie très bien avec le chocolat.

Je souris, essayant certainement de paraître aussi chaleureuse que ces petits gâteaux.

- Tu te sens mieux, mon petit ?

Ca fait plusieurs fois qu'elle lui propose des gâteaux, alors Seik'el finit par en prendre un, du bout des doigts comme s'il allait la brûler - ou comme si on allait la brûler. Ca serait pas la première fois. Mais elle a le droit, alors on la brûle pas, peut-être aussi parce que Mam fait pas juste semblant d'être gentille et qu'elle a pas envie de lui faire du mal, qui sait. Elle le garde en main, contre la tasse, hoche la tête les yeux toujours pleins d'étoiles, et en reprend un peu. Pour être sûre qu'elle a pas rêvé et que vraiment, c'est vraiment du vrai chocolat qu'elle est vraiment en train de vraiment boire.

Et Déesse, c'est toujours aussi bon.

- C'est bien mon chou, tu as meilleure mine. Je suis sûre que tu vas vite t'adapter parmi nous, tu as l'air d'être une brave petite.

J'hoche la tête, plutôt satisfaite, et je repose la boîte de biscuits à côté d'elle.

- C'est toujours compliqué de repartir à zéro, mais tu es forte. Ca se voit dans ton regard. Les femmes comme toi et moi ne se laissent jamais abattre, mon petit. Tu as le droit d'avoir des coups de mou, bien entendu. Mais on se relève toujours, tu entends ?

"Je suis pas une brave petite." Les braves petites c'est des trucs faibles et sans défense, on peut leur donner des noms ignobles et leur faire faire des choses horribles. "Plus jamais je serai une brave petite."

Et pas besoin de se l'entendre dire pour que son regard s'éclaire enfin d'autre chose que d'étoiles sucrées. C'est le regard qu'elle avait, la nuit, quand il dormait et qu'elle complotait son meurtre. Leur meurtre à tous. Et la Dame soit louée mille fois, ils sont enfin morts, tous. Tous.

Bon là elle doit pas avoir l'air de grand-chose, les yeux rouges et roulée en boule derrière un chocolat chaud et un oreiller. Mais faut faire un effort d'imagination aussi.

"Et plus jamais je laisserai quelqu'un me toucher. Jamais." Jamais. "Le Capitaine a dit que je pouvais apprendre à me battre, quand je me lèverai, et je vais apprendre et le premier qui essaie de me toucher je lui fais bouffer." Difficile de savoir si elle parle de sa future arme ou des parties génitales de l'agresseur, même elle est pas totalement certaine. "Et puis quand je saurai faire ça j'arrêterai avec ces foutus cauchemars et je leur tordrai le cou à eux aussi." Difficile aussi de savoir qui elle essaie de convaincre, la vieille dame ou elle. Et puis on dirait qu'elle se réveille, d'un coup, et s'éteint. "Mais en attendant je suis là et je sers à rien et en plus j'ai froissé mes papiers."

Et c'est la fin du monde.

J'hoche la tête, satisfaite par ce que j'entends.

- C'est bien mon chou, je suis très fière de toi. Et tu peux être fière de toi, toi aussi. Tu iras loin, si tu continues à penser ainsi. Mais ne culpabilise pas d'avoir besoin d'un peu de temps pour te remettre sur pieds. Tu seras utile lorsque tu te sentiras mieux. Alors tu peux te reposer et boire autant de chocolat que tu le veux, et je t'apporterai une de mes recettes favorites demain. En deux temps trois mouvements, ça va te requinquer, et tu seras sur pieds, parole de Mam' !

Je glousse, et fixe ses papiers froissés dans sa main.

- Ils sont importants, ces papiers ? Qu'est-ce qu'il y a d'écrit dessus ?

"C'est pour apprendre à lire." elle avoue, toute piteuse, en se recroquevillant encore un peu. "Je me suis encore endormie en travaillant et j'ai bougé et ils sont tous froissés."

C'est pas de pas savoir lire qu'elle a honte, qu'elle a mal. C'est d'avoir froissé les papiers. Ils valent tellement plus que ça, les papiers, pour elle, et elle, elle s'endort dessus.

"Et je sais même pas encore bien ce qu'il y a dessus. J'arrive à peine à reconnaître quelques lettres encore."

Des lettres, des mots, des phrases simples. Elle reconnaît le E et parfois le I.

Je glousse gentiment, sans doute attendrie par l'importance qu'elle donne à la lecture et à ses papiers.

- Oh, tu apprends à lire. Eh bien, ne t'en fais donc pas pour ces papiers. J'ai plusieurs carnets solides. Je pourrais t'en donner un. Tu n'auras qu'à coincer les papiers à l'intérieur, ou bien je pourrais recopier ce qui est écrit. Comme ça, tu n'auras pas à craindre qu'il se froisse, même si tu t'endors en travaillant. Qu'en dis-tu ?

Ce ne serait pas bien compliqué de faire ça. Elle a l'air très embêtée par cette histoire de feuilles froissées.

- Tu apprends toute seule ? Ce n'est pas un travail aisé. Si tu as besoin d'aide, j'ai déjà plusieurs fois offert mes services pour l'apprentissage de la lecture.

Mais c'est pas drôle... c'est sérieux. Par un quelconque miracle de contorsionniste, elle disparaît presque entièrement derrière l'oreiller maintenant.

"Vous feriez ça ?"

Elle a l'air. Mais un carnet. Un carnet entier. Avec plein de pages partout.

"Mais je veux pas vous prendre votre temps... et puis j'apprends pas toute seule, enfin un peu mais Mok'tub m'aide beaucoup mais là il dort et c'est normal il est tard, et puis le Doc aussi, m'sieur Silverhound, quand il a le temps un peu..."