Rendez-vous en terre inconnue

"Il y aurait certainement matière à en être un peu chagrin." admit-elle de bonne grâce.

Le père de Bartolomea serait même positivement furieux d'apprendre que le jeune frère de son partenaire commercial - ou n'importe quel homme qui ne serait ni titré ni héritier - n'avait rien de mieux à faire que des sourires à sa fille unique et adorée, espoir de neuf générations de Caetano. S'il l'apprenait. Et ce genre de péripéties, la jeune femme n'était vraiment pas assez stupide pour les évoquer.

"Mais s'il n'estimait pas les de Golazzo au-delà de tout soupçon, il n'aurait jamais pris contact avec votre famille et nous ne serions certainement pas assis à cette table, aussi j'ai toute confiance." enchaîna-t-elle doucement, presque candide - faussement candide.

Le jugement de son père n'était pourtant pas infaillible, monsieur Calatrava en était la preuve même. Mais qui le savait ?

Pour l'heure, elle appréciait les sourires, les doubles sens et les revirements vers des terrains moins périlleux - et des propositions définitivement plus séantes. Mer, forêt ou montagne, le choix ne nécessita qu'une fraction de seconde. La mer ressemblait trop à l'espace. La phosphorescence de la forêt avait quelque chose de fascinant et d'interdit, mais de jour c'était certainement une forêt comme toutes les autres et elle n'éprouvait aucune affection particulière pour ces endroits pleins d'arbres, d'insectes et de boue.

"J'aime tout mais oserais-je confesser une préférence pour la montagne ?"

Surtout si elle flotte.

Un peu chagrin. Décidément cette jeune femme a du vocabulaire et j'apprécie ses choix de mots toujours aussi mesurés. J'entends, dans ces précieux sons distillés une intelligence et une ironie perçante. Ce sont des qualités que j'aime chez une femme. Une fille. Elle ira loin. C'est tout. Et la suite de son petit discours le confirme. Elle est tellement jeune et elle se sent visiblement si grande déjà. Je n'ai pas envie de briser ses rêves et ses chimères. Disons donc que son père avait confiance en nous, pas qu'il n'avait pas le choix ou personne d'autre. Je pose ma main sur la sienne, sait-on jamais. J'ai quand même du mal à me dire qu'elle est aussi candide mais.. je ne sais pas tiens. Je souris. J'ai le temps d'essayer de savoir alors pourquoi m'en priver. Puisqu'il me FAUT la babysitter.

"La montagne ce sera alors. Je suppose que vous avez entendu parler de la curiosité biologique que l'on appelle Montagnes Flottantes. Il y a là haut une sorte d'auberge tenue par des mo'at qui a une vue magnifique et des chemins de randonnée. Avez vous besoin de repasser vous changer ?" Je n'ai pas regardé si elle avait des talons.

Le regard bleu de la jeune femme s'abaissa un instant sur la main recouvrant la sienne, et elle eut le bon goût de rosir. Normalement elle aurait dû la retirer, s'indigner et défendre son honneur et sa vertu, mais... normalement elle n'aurait pas non plus dû donner à son propriétaire la moindre raison de penser qu'il pouvait ne serait-ce qu'envisager ce geste ; certainement pas qui plus est après dix ou peut-être quinze minutes passées ensemble. Elle se contenta donc d'un sourire délicieusement assorti à ses pommettes colorées et le laissa parler.

Don Felipe supposait d'autant mieux que la jeune femme venait de mentionner les fameuses montagnes flottantes de Renaissance. Elle n'était pas très enthousiaste à l'idée de côtoyer des sauvages d'aussi près et aussi rapidement, mais après tout il allait bien falloir les approcher tôt ou tard... et tout de même, les montagnes flottantes !

"Si par "randonnée" vous pensez à de la marche tranquille, nous pouvons partir après le dessert, sinon il vaudrait mieux que je me change."

Enfin, bien trop tard pour la bienséance mais sans s'être risquée à répondre au geste, elle retira délicatement ses doigts.

Elle remarque la main que j'ai posée sur la sienne. Qu'à cela ne tienne, je ne l'enlève pas. Elle non plus. Tiens tiens. Sa candeur ne passe pas mon test à ce que je vois. Et sa rougeur met ses yeux en valeur. Charmante, vraiment. Amusante, de surcroît. Je pris le temps de regarder vaguement sa tenue du jour, prenant soin de ne pas non plus la déshabiller du regard. Allons. Je pouvais le faire. Ne pas l'imaginer nue. Surtout. Hum. Bref.

"Je pense que ce n'est rien d'impossible pour un officier des Forces Impériales. Voyez ça comme un défi si vous le souhaitez."

Elle enleva seulement sa main, je la laissais faire sans bouger, l'air de rien, officiellement concentré sur mon assiette. Il fallait la finir si nous voulions passer au dessert avant longtemps.

Don Felipe n'insista pas, et absorbée qu'elle était par l'assiette qu'on leur avait servie entre-temps, la jeune femme ne remarqua pas le regard appréciateur posé sur elle.

"Défi relevé." répondit simplement Bartolomea, accompagnant son propos d'un petit sourire en songeant qu'il était bien trop facile de faire faire n'importe quoi à un Impérial : pour peu que ce fût présenté comme un défi, l'honneur pouvait si rapidement entrer en jeu. "Je ne vous demande donc pas si vous êtes équipé, don Felipe ?"

J'ai relevé les yeux, par réflexe, une lumière amusée jouant dans mes pupilles. Par chance, j'arrive à retenir la réplique qui me vient. Raedhun l'aurait fait exprès. J'ai comme un doute concernant la jeune femme devant moi. Ne fait pas le con pour une fois me rappelle la voix mentale de mon frère. Mais elle en a envie, je le sens. Et moi aussi quelque part, car elle est jeune et vraiment jolie. Sage. Je baisse les yeux avant qu'elle ne rougisse. "Un bon officier impérial est prêt à toutes les éventualités, Mademoiselle. C'est quelque chose qui s'apprend par l'expérience." Je préfère désamorcer les sous entendus, je risque de déraper. Je lance donc le sujet le plus chiant de l'univers. "Votre plat vous convient ?"

Ce n'est qu'une fois les mots enfuis que la jeune femme réalisa leur double sens un peu trop explicite que son sourire amusé, bien qu'innocent, n'avait fait qu'accentuer. Sans pouvoir empêcher ses joues de chauffer à nouveau, elle soutint le regard de son vis-à-vis, imperceptiblement drapée dans sa dignité, bien consciente à son regard amusé que lui aussi l'avait parfaitement compris mais déterminée à sauvegarder les apparences. Elle ne se détendit que lorsqu'il eut la délicatesse de détourner la conversation, sans vraiment savoir si elle n'était que soulagée ou un brin vexée.

"Il est excellent, je vous remercie. C'est une adresse très sympathique que vous avez ici, il faudra que je m'en souvienne." L'assiette du noble se vidait rapidement, un peu comme la sienne. "Tout se passe bien de votre côté ?"

"Très bien. Alpha chassera pendant notre promenade, j'espère que cela ne vous ennuie pas ?" C'est un peu pareil que cela l'ennuie ou pas mais, mine de rien, je continue à la tester, la petite. J'aime bien ce que je vois et j'entends jusqu'ici. "Vous aimez les animaux ? Renaissance a une faune impressionnante et une flore de même." Je ne sais pas quoi dire. J'ai envie de continuer à la taquiner, à jouer avec mais je ne peux pas et cela se ressent dans ma conversation, soudainement chiante au possible.

Ainsi donc le monstre s'appelait Alpha. Elle se demanda où il pouvait bien être passé.

"Absolument pas don Felipe, tant qu'il ne nous oblige pas à participer d'une façon ou d'une autre." Elle ne jugea pas opportun de mentionner qu'il serait notamment bon qu'Alpha ne se fît pas les crocs sur les mollets d'autres randonneurs. "Je n'ai pas de réelle opinion concernant les animaux, je n'en ai jamais eu et à vrai dire je n'y connais pas grand-chose, surtout pas concernant ceux de Renaissance. Alpha en est-il originaire ? A quelle espèce appartient-il ? Je n'ai jamais vu d'animal similaire auparavant."

"Alpha est un Atikaya, c'est une espèce de croisement entre un canidé dont il possède les comportements et un félin pour la stature. Il vient des montagnes et supporte bien le froid. Les autochtones les dressent parfois pour des sports sauvages constituant à faire battre des congénaires entre eux ou contre un prédateur commun. Ils peuvent être domestiqués mais il semblerait que ce soit difficile. Celui-ci est plus grand que la moyenne et est dépourvu de crête osseuse pour une raison que j'ignore. Nous nous sommes rencontrés en mission et il semble m'avoir élu pour maître même s'il est officiellement mascotte du Cerberus." Il avait bien potassé l'encyclopédie lorsque l'animal était entré dans sa vie, principalement pour tenter de connaître son degré de menace pour Carino et Sköll. "Je suis également l'heureux détenteur d'un canard qui me prend pour sa mère et d'un Kihitui, une sorte de chat sauvage de la région. Vous aimez les animaux ?" C'était rare, une jeune femme qui ne les aimait pas et le sujet de conversation était banal mais au moins ne risquait pas (trop) de déraper.

Ces Mo'ats avaient décidément des occupations de sauvages. Faire combattre des animaux pour leur amusement... la jeune femme secoua légèrement la tête, écoutant la suite des explications concernant le fauve et ne pouvant empêcher un sourcil amusé de se lever. Le noble venait de lui poser exactement la même question et elle d'y répondre. Elle aurait bien aimé répondre une plaisanterie, mais il avait eu la délicatesse de ne pas relever sa propre maladresse un instant plus tôt : il ne seyait pas de réagir.

"Je n'ai rien contre les animaux mais je crois que je n'aurais pas le courage de veiller sur trois d'entre eux comme vous le faites."

Attention don Felipe, je vais finir par croire que quelque chose accapare votre attention, souriaient pourtant ses yeux clairs avant de s'abaisser à nouveau sur son assiette presque vide. Quant à savoir quoi... son décolleté était pourtant irréprochable.

Je n'avais pas eu conscience de me répéter, et sa délicatesse passa donc totalement inaperçue. Je voyais bien que quelque chose l'amusait (elle avait de beaux yeux qui s'étaient allumés d'une lumière bien particulière) mais n'arrivait pas à en deviner la cause. Je la laissais donc à son jardin secret. "Il n'y a pas de grande différence entre veiller sur un animal et veiller sur un équipage. Il faut être vigilant et à l'écoute, simplement. Apprendre à connaître le langage du vaisseau, les noms et les aspirations de chacun. Inspirer la loyauté n'est rien d'autre que de l'art de salon. Donner a chaque personne l'impression qu'elle est importante et qu'on lui fait confiance, même si ce n'est pas vrai, et elle dansera pour vous jusqu'à la mort. Traitez chacun avec justesse et transparence et personne ne cherchera à regarder dans vos zones d'ombre. Mettez les en avant et ils oublieront à quoi vous ressemblez."