Belle prise

Il a compris. Il a accepté. Ils sont sortis. Vraiment. Elle les suit du regard, interdite, et reporte son attention sur la chevelure blanche face à elle, et les yeux clairs.

« Merci. »

Oh bien sûr, il leur dira s'il l'estime nécessaire. En attendant, elle préfère garder l'illusion de pas raconter ses humiliations et son absence de scrupules à tout un équipage.

« Mon rôle alors... moi je voulais qu'ils crèvent. » Elle crache presque le mot. « La vie à terre était déjà pas joyeuse, ici c'était... » C'était. Avec un peu de chance. Elle a un gros soupir, bref et éloquent, et reprend plus calmement, factuelle. « J'étais au capitaine. Pas lui, celui d'avant. Je l'ai poussé à s'entourer des pires truands qu'il pouvait trouver. Puis j'ai séduit le second et ils se sont mutinés contre lui. Ils l'ont tué et je suis passée au nouveau capitaine, l'ancien second du coup. Là je pouvais rien faire de plus, à part attendre que quelqu'un intervienne de l'extérieur et mette fin à tout ça. »

Elle le fixe toujours, presque insolente dans sa façon de dire "ne t'avise pas de reproduire la même erreur". Un sourire en coin finit par émerger.

« J'aurais pu tomber plus mal, mais ça doit pas vous donner très envie de m'embaucher. »

Elle essaie de se dire qu'elle s'en fout. S'il se débarrasse d'elle d'une façon ou d'une autre, au moins, elle aura eu sa vengeance. Et un instant de franchise.

Ah bah voilà. On y arrive. Elle a donc bien créé une mutinerie, séduit deux hommes et plongé l'équipage dans le chaos. Après, s'ils n'ont pas su voir ce qu'il se passait, ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-même. Les Seigneurs Pirates n'ont pas le temps d'écumer la Galaxie à la recherche de tous ceux qui oublient le Code. Beaucoup de ces derniers se détruisent eux-même car le Code n'est pas là pour casser les pieds des pirates mais bien pour leur montrer la voie à suivre vers le succès. Putain du Capitaine et responsable de leur déchéance donc. Les autres femmes avaient raison.

« Pas mal. »

Elle aurait pu encore mieux placer ses pions et devenir elle-même Capitaine de la Corvette mais ça, il ne juge pas utile de le dire pour le moment. Il serait stupide de donner des ambitions à quelqu'un qui a déjà démontré une certaine absence de scrupules.

« J'apprécie l'honnêteté chez mes subordonnés, ainsi que l'intelligence et la détermination. Sur ce bâtiment, à présent, le Code sera respecté. Cela signifie que personne n'est à personne. Les membres d'équipage ont le droit de faire des avances et leurs collègues le droit de les refuser. Quelques claques bien placées font l'affaire. Les bagarres sont interdites à bord. Nous réglons nos conflits à terre. Je n'ai pas de second mais des officiers qui me sont loyaux. »

Elle avait été claire, il l'était aussi. Toujours sans lui proposer réellement une place, toujours en restant prudemment neutre. On ne sait jamais.

"Pas mal" ? Comment ça "pas mal" ? Il a pas peur qu'il lui arrive la même chose ? Elle le fixe avec des yeux ronds encore une fois, et doit faire un effort pour comprendre ce qu'il dit. Quelque chose qui ressemble à des compliments, le droit de dire non, et d'autres choses qui passent sans s'arrêter mais qui ressemblent vraiment pas à une assignation à fond de cale en attendant la terre.

« ...et ça vous dérange pas ? Ce que j'vous ai raconté j'veux dire, vous avez pas peur que... »

Elle est paumée. Complètement paumée. Ca se voit dans ses yeux, dans son attitude, dans sa voix. Elle en arrive même plus à finir ses phrases ou à les articuler correctement.

"Que vous tentiez de me séduire ou de séduire l'un des membres d'équipage pour qu'il se mutine contre moi ?"

Il n'a pas peur des mots, lui. Ni des concepts qui leur sont associés. Il préfère au contraire qu'ils soient tous dehors plutôt qu'ils pourrissent le cœur et la flamme de ses camarades. C'est un des côté étrange de son manque d'empathie, mieux vaut des sentiments exprimés qu'incompris. Il reprend.

« Je conçois que vous n'en ayez pas l'habitude mais je ne suis pas intéressé par vos charmes. Je sais parfaitement qu'il n'y a aucun risque pour que vous me tourniez la tête au point que j'en oublie ce qui est réellement important pour moi. Quant à mon équipage, il m'est loyal parce que je le traite avec respect et qu'ils savent tous ce qu'ils me doivent. Alors oui, chez les pirates, il y a toujours un risque de mutinerie mais j'ai depuis longtemps compris que le meilleur moyen d'être tranquille en tant que Capitaine c'est de ne pas donner à mes subordonnés l'envie de me détrôner. Répondez-moi franchement, Seik'el, auriez-vous fait tout ce que vous avez fait si le premier capitaine vous avait traité avec humanité et décence, vous rendant votre liberté, votre honneur et votre fierté comme il aurait dû le faire ? »

Comme toujours, c'est d'une voix froide, calme et sans jugement qu'il a débité son petit discours, regardant bien en face l'esclave qu'il vient de libérer. Cette partie est déterminante.

Elle hoche la tête en silence, à peine, quand il finit la phrase à sa place. Elle l'écoute expliquer, calme, froid, posé, comme s'il n'était pas question de vie, de mort et de misère, ou d'une politique cynique mais qui met tout le monde d'accord.

« ... »

Elle arrive à peine à secouer la tête. Sa gorge est nouée, ses yeux brillants à nouveau.

« ...non. Jamais. » qu'elle articule enfin dans un murmure.

Elle ne pleurera pas. Pas face à lui.

C'était bien ce qu'il pensait. Elle n'était pas ambitieuse, elle était survivante et ça, il pouvait travailler avec. Les ambitieux, par contre, c'est toujours nettement plus dangereux. Il reprend, sans se soucier de l'émotion bizarre de la jeune femme. Les émotions, c'est toujours bizarre pour lui.

« Et bien voilà. Vous êtes libre. Bravo. Maintenant, vous êtes responsable de ce que vous faites, de pourquoi vous le faites et de ce que vous voulez devenir. De mon côté, j'ai des places qui s'ouvrent à l'intendance et des gens à qui vous pourriez demander des cours de combat. Si je vous convient, et que vous me convenez. La paye est réglementée par le Code, elle correspond à votre grade. L'on peut vous prêter des tenues pratiques à bord en attendant que vous ayez le temps et l'argent pour les vôtres. Cela veut aussi dire qu'il va vous falloir vous entendre avec les consoeurs qui voudront intégrer l'équipage. Si vous ne me convenez pas, je vous dépose à un astroport et vous vous débrouillez. Si vous fomentez des troubles, des rébellions, un mauvais esprit ou que vous sabotez votre travail, je vous dépose sur un caillou sans atmosphère. Si vous apprenez, que vous vous impliquez et que vous m'obéissez convenablement, vous pourrez, à terme, changer de position pour quelque chose qui vous conviendra plus. On vous enseignera le Code. C'est la mort si vous le rompez. De façon plus générale, j'attends une obéissance immédiate. Est-ce que ces conditions pourraient vous paraître acceptables ?"

Vous êtes libre. Oh l'effort de volonté qu'elle doit faire pour entendre le reste, pour l'écouter, pour le comprendre ! "Vous êtes libre." Que lui importent les tenues, l'argent, les autres filles et même les menaces de mort débitées sur le même ton plat et monocorde que tout le reste !

« ... »

Elle cligne des yeux, hoche vivement la tête. Une seule fois.

« Oui Capitaine. »

Oui Capitaine. Ce fut rapide. Il n'est pas certain de la croire déjà malgré ses yeux mouillés et les mots qui semblent avoir du mal à passer dans sa gorge. De fait,il aurait bien des choses à dire encore qu'il décide de laisser de côté pour le moment. Après tout, s'ils travaillent ensemble, ils auront le temps de mettre les choses au clair. Tranquillement, il porte deux doigts à sa bouche et lance un long sifflement qui fait rentrer les deux pirates restant devant la porte. Ignorant la nouvelle recrue, il s'adresse à eux, directement.

« Vous accompagnerez Seik'el dans les quartiers des nouveaux recrutés et veillerez à ce qu'elle ait une tenue correcte pour travailler avec nous. Elle rejoindra l'intendance pour commencer. Si elle fait des demandes pour des cours de combat, qu'il soit su que c'est avec l'autorisation du Capitaine, à partir du moment où la corvette sera remise à flot. En attendant, expliquez lui le fonctionnement du vaisseau et des différents quartiers et veillez à ce qu'elle ne croise pas ses anciennes camarades. En parlant d'elles, vous ferez comme d'habitude passer les tests à celles qui voudraient nous rejoindre et demanderez à toutes de l'aide pour nettoyer cette horreur en échange de leur dépôt dans un astroport de leur choix.Comme d'habitude, je ne veux pas de débordements. Et faites venir le mécano-chef et son assistant au passage. »

Toujours cette voix calme et posée. Il revient vers la mo'at.

« Vous irez avec Oswald et Cirino. Vous pouvez disposer. »

Elle tourne la tête au sifflement, quand la porte se rouvre. Pendant quelques secondes il s'occupe plus d'elle. Elle en profite pour fixer le vide devant les hommes et se concentrer sur les mots, pour oublier les trois qui tournent en boucle dans son esprit. Vous êtes libre. C'est peut-être un appât pour la tenir tranquille, s'assurer qu'elle fasse pas de bêtise comme fomenter une nouvelle rébellion. Elle a pas eu l'impression que c'était ça, dans ses mots, mais inexpressif comme il est difficile de savoir exactement. Quand bien même, ça lui suffit, oh que ça lui suffit.

Quand il revient à elle, elle refait immédiatement le point sur lui. Oswald, Cirino. Faudra demander qui est qui. Après. Elle hoche la tête. Elle a dangereusement envie de se jeter à ses pieds mais quelque chose, peut-être la façon dont il a expédié ses premiers remerciements et ignoré les deuxièmes, à moins que ça soit le personnage dans son ensemble, lui souffle que c'est pas une bonne idée.

« Bien Capitaine. » qu'elle répond, d'une voix un peu plus ferme.

Elle se lève un peu gauche, essayant vaguement de pas faire racler la chaise par terre - avec un succès mitigé. Son grand souci du moment est de tenir droit. Le souci d'après sera de filer droit sans doute. Entre les deux, un dernier regard gonflé de gratitude à l'homme aux cheveux blancs, un autre pour les deux hommes, un dernier pour la porte.

Une fois dehors, elle sera vraiment libre.

Il remarque la gratitude dans ses yeux. Il ne comprend pas d'où elle vient, il ne sait pas comment y répondre, alors il hoche gravement la tête et les regarde partir tous les trois vers les profondeurs. Il termine tranquillement son rapport - oui, il se fait des rapports à lui-même, il faut toujours s'exiger ce qu'on demande aux autres - et prend une autre feuille qu'il plie rapidement, découpe pour faire un carré puis plie à nouveau. Ses doigts sont calmes et précis et, petit à petit, la forme d'un guépard apparaît du carré de fibre, venant décorer la table juste avant que les mécanos n'arrivent. Il est temps de voir ce que ce nouveau bâtiment a dans le ventre.