Son et Lumière

La nuit tombe sur Alegria et la ville semble d'un coup s'embrasser de lumières, de joies et de bruits. Un peu à l'écart du centre, quasiment invisible dans sa robe noire qui se confond avec les ombres, le Père Artaban marche vite et en silence dans les ruelles, cherchant à se faire oublier, sa guitare dans son dos. Il prie doucement, sa voix allant d'une mélopée à un léger chant alors qu'il égraine un chapelet de perles triangulaires. C'est son lot. Chaque jour, il prie. Chaque nuit il espère. Et lorsqu'il regarde les étoiles de Renaissance en se disant que sa famille les voit aussi, il se sent plus proche et il espère. Et parfois, dans un battement de paupière, il voit la vie de Vive qui vacille et qui s'éteint. Il est triste. Tellement triste que cela recouvre presque sa culpabilité.

A l'abri du monde, au pied d'un arbre au centre d'une petite place entourée d'immeubles modestes, il s'arrête. Pas de lumière ici, juste les néons colorés au loin qui teintent les nuages d'aurores artificielles. Seul, le jeune homme accorde sa guitare et commence quelques accords. Aussitôt, presque par génération spontanée viennent des enfants qui s"asseyent autour de lui. Alors, il chante. Des comptines trinitaires, quelques uns impériales, pas beaucoup, il n'a pas un grand registre sur cette faction. Mais alors des histoires d'ânes, de lapin et de bateau, ça, il en connait assez pour durer toute la nuit...ou au moins jusqu'à l'heure du diner.

Hush n'est jamais tranquille lorsqu'il s'agit pour lui de mettre les pieds sur Renaissance. Cependant, il sait que son vaisseau évite à tout prix les ports trinitaires, et que ces derniers n'ont pas le moindre pouvoir sur lui en dehors de leur juridiction. C'est tout du moins ce qu'on lui a assuré et répété à de nombreuses reprises. Il n'arrive pourtant pas à y croire entièrement. Ce n'est pas pour autant qu'il a décidé de rester enfermer à bord du vaisseau ; au contraire, il veut profiter de l'air pur de Renaissance et de la relative sécurité d'Alegria pour faire un tour avec son fils, qui, maintenant qu'il commence à parler, est devenu un véritable moulin à paroles. Cela réchauffe le cœur d'Hush, bien qu'il soit parfois triste de ne pas pouvoir lui répondre autrement que par des gestes.

Cependant, l'enfant répondait de mieux en mieux aux sollicitations de son père, et Hush s'amusait beaucoup à avoir des conversations enfantines avec lui. Pris dans ce flot d'amour ininterrompu, l'homme-artiste marcha longtemps. Si longtemps qu'il s'éloigna du centre de la ville pour se perdre dans des endroits isolés, presque dépourvus de vie. C'est ce qu'il aurait pu croire s'il n'avait pas entendu un son enchanteur qui les tira tous les deux de leur bulle. Curieux, Tobias poussa quelques cris vifs, et Hush, tout en caressant la tête de l'enfant, se décida à approcher. Lorsqu'il remarqua ce spectacle onirique, il vint se placer parmi le public déjà constitué, comme s'il était envoûté.

C'est l'heure du dîner. Petit à petit, les enfants quittent le square et se soumettent à l'appel des mères sur les pas de portes et aux fenêtres. Le soir tombe sur l'arbre seul, le guitariste, un adulte et son enfant. Jean arrête de chanter. Il lui semble que la nuit avale son dernier son qui résonne entre les pierres. Sortant de sa transe, il voit pour la première fois son "public" tardif. L'homme est étrange. L'enfant aussi. Il ne sait pas quoi dire au premier, s'agenouille devant le second.

"Bonjour toi. Je m'appelle Jean. Tu as aimé les chansons ?" puis avec douceur, il relève les yeux sur le second. Leurs mélancolies se croisent d'un coup, et le foudroient. Il a envie de croire...et puis il détourne le regard. Et le contact est rompu. "Vous êtes perdus ?"

Hush regarde avec beaucoup de calme la scène qui se déroule devant ses yeux. Comme à chaque fois qu'il fait une nouvelle rencontre, le petit Tobias semble captivé. Toujours accroupi, Hush dépose son fils à terre, l'aide à se maintenir debout. L'enfant serre avec une force toute relative deux des doigts de son père, mais il n'y a plus que le chanteur qui existe à ses yeux. Il lui sourit, bat des bras avec enthousiasme.

- Ui ! s'exclame le petit garçon. To-bias, dit-il alors en s'appliquant, comme Way'si le lui a appris.

Lorsque leurs regards s'accrochent, Hush sent un drôle de courant passer entre eux, qui s'éteint aussi vite qu'il était apparu. Hush secoue négativement la tête. Non, ils ne sont pas perdus. Hush n'est jamais perdu. Sans lâcher la main de son fils, le cartographe se laisse tomber à genoux pour plus de stabilité. Il cherche son carnet dans son sac, l'ouvre d'une main, cherche son crayon, avant d'écrire quelques mots dans une belle écriture soignée.

"Nous nous baladions, quand nous avons entendu votre chant. Alors, nous nous sommes approchés, et nous avons écouté ce que votre coeur avait à nous dire. Merci pour ce cadeau."

"Bonjour Tobias. Je suis content de faire ta connaissance." répond tranquillement le professeur, surpris cependant de l'élocution particulière du petit. Et plus encore du silence de l'adulte qui écrit quelque chose. Curieux, écrire au lieu de parler. Il lui faut quelques secondes pour comprendre. "Je...oh. Vous êtes muet c'est ça ? Mais vous entendez ? Je suis bête, oui vous entendez puisque vous avez aimé le chant. C'est votre fils ?" Il se rend compte alors de la pluie de questions, baisse la tête, rougit comme un enfant pris en faute. Se reprend. "Je suis désolé de ma réaction. Je vous en prie. De rien. Ce n'était pas vraiment mon coeur, juste des chansons pour enfant. Vous avez de quoi manger ?" Il a l'air si maigre. Presque autant que lui. Jean commence à tâter ses poches. Il doit avoir quelques pièces sur lui, peut-être, s'il ne les a pas déjà distribuées.

Tobias semble ravi de l'intérêt que lui porte le jeune chanteur. Il rit joyeusement, tend sa petite main libre vers l'inconnu, qui visiblement lui inspire confiance. L'homme pose plein de questions puis avant de demander pardon. Hush sourit, et il recommence à écrire, toujours avec une de ses mains solidement emprisonnée par les petits doigts du l'enfant.

"Tu n'as rien fait de mal.
Je suis muet mais j'entends et je vois très bien. Moi, j'ai entendu ton cœur.
Oui, Tobias est mon fils. Tu as des enfants ?"

Le tutoiement est venu, naturel. Malgré tout le temps passé avec les nobles, il a toujours du mal à garder le cap lorsque le contact se crée. Il a cependant bien retenu les lerçons du passé, et il se méfie toujours un peu de ceux qu'ils croisent, aussi inoffensifs et doux soient-ils de prime abord. Il hésite sur sa réponse, avant de finalement noter une phrase qu'il juge suffisamment sobre.

"Nous n'avons pas mangé ce soir, mais nous ne manquons de rien, merci."

Enfin, il tend ses notes à l'homme.

La main de l'enfant forme comme un pont entre leur deux mains, à l'adulte qui ne s'est toujours pas nommé, et à lui. En réponse à ses questions, il écrit et Jean se demande ce que cela peut faire d'avoir à toujours noter ses paroles. Est-ce que l'on réfléchit plus puisqu'elles restent en quelque sorte ou bien au contraire, est-ce qu'on accorde moins de valeur à l'écrit. Pour lui qui a enseigné la lecture et l'écriture à ses soeurs, afin qu'elles ne soient pas comme tant d'autres coincées à n'avoir d'ouverture que la parole de leur mari, la question est primordiale. Malheureusement, il s'st assez repris pour ne pas avoir besoin de la poser. Il se sent d'ailleurs un peu bête et rougit à nouveau.

"Oui, j'ai trois..." la fierté qui avait relevé son visage et fait briller ses yeux se dissout d'un coup sous la peine. On voit clairement qu'il aimait ses enfants de tout son être, qu'il est fier d'elles mais que la perte de Vive est toujours aussi forte, marquée comme un souvenir au fer rouge dans son coeur. "j'avais trois petites filles. La plus jeune, Vive, est décédée il y a quelques mois de maladie. Mais il me reste Sage, l'aînée." défigurée et qui fait le deuil de ses espérances à venir. Au moins est-elle toujours vivante. "et Bonne" dont le caractère leur donne déjà du fil à retordre. "qui ont 9 et 6 ans. Tu as d'autres enfants que Tobias ?" Ils parlent tous ?

Hush perçoit immédiatement la détresse dans la voix du jeune homme. Lui n'a pas perdu d'enfants, mais des frères et sœurs, des parents, des amis. Sa main libre va se poser sur l'avant bras du dénommé Jean. Il ne peut pas faire vraiment mieux, pour lui montrer à quel point il compatit à sa peine. Pour autant, la mort reste quelque chose qui n'est pas si triste que ça, aux yeux d'Hush. Elle est ce qui rend la vie si précieuse, après tout. Mais il sait aussi qu'aucun mot n'est à la hauteur des pertes du jeune homme. Il fixe un moment le jeune homme, avant de finalement reprendre son crayon et son carnet. Tobias gigote entre eux, visiblement heureux. Il prend un malin plaisir à combler tous les silences avec des mots qui n'en sont pas toujours.

"Tobias est mon seul enfant.
Tu vis ici, avec tes filles ?"

"Non, mes filles sont à Port-Salem avec le reste de ma famille." répond-il calmement, apaisé par le geste de pur réconfort que lui apporte l'inconnu ainsi que par le babil de son enfant. C'est tellement agréable, d'entendre un gamin gazouiller. Cela fait partie des choses qui lui manquent depuis qu'il a pris son poste sur la Pierre au Fusil. Mais c'est pour la bonne cause. Pour qu'elles aient de quoi manger, pour soigner Blanche. Pour l'avenir de Sage, peut-être. "Tu connais Port-Salem ?"

Hush comprend. Il comprend que l'homme en face de lui est trinitaire. Il n'y a que des trinitaires qui habitent Port-Salem. Brusquement nerveux, il essaie de se contenir pour ne pas s'enfuir à toutes jambes. Il ne peut pas croire en un piège. C'est un hasard s'il est ici, dans ces quartiers. Jean a l'air gentil et pas menaçant. Son ouïe lui dit qu'il n'y a qu'eux trois, ici. Alors il se calme, se détend. Tant que Jean ne sait pas qu'il est mo'at, il ne devrait y avoir de soucis, n'est-ce pas ? Il se plonge dans son carnet d'écriture.

"J'y suis allé trois fois.
Pourquoi tu n'es pas avec ta famille ?"

Sous-entendu, "est-ce que tu es là pour moi ?". Si c'est le cas, il ne répondra sûrement pas par l'affirmative, mais on ne sait jamais, n'est-ce pas ?

Trois fois c'est peu et beaucoup à la fois, assez pour connaître, pas assez pour s'y sentir bien. Malgré sa réputation de taudis et la pauvreté terrible qui règne là bas, Jean apprécie la cité de sa naissance, la maison qu'il s'y est bâtie. Elle lui manque. Il soupire un peu. Ce qu'il aimerait y être...avec sa famille...

"Je...ma famille est tombée malade et j'ai du m'engager pour permettre leur guérison." Parce que je suis sur la Pierre au Fusil et que je prie sans cesse, l'Unique cessera peut-être sa vengeance. Parce que je ne suis plus là, Simon peut verser une rente à ma femme et mes filles qui auront alors de quoi manger malgré la maladie de Blanche. Peut-être même de quoi se soigner. "Mais je ne me plains pas, au moins sommes-nous dans le même système et je peux aller les voir quand nous allons là bas."

Hush ne savait pas quoi penser de l'homme en face de lui. Il le trouvait touchant à sa manière, plus humain que certains non-trinitaires. Il découvrait un aspect de leur culture à laquelle il n'avait jamais réellement réfléchit jusqu'à présent. Ils mangent, ils boivent, ils rient, ils aiment. Ils ont des familles, des enfants qu'ils aiment parfois. Ils meurent, eux aussi. Ils prient une force supérieure, comme lui se surprend à prier Calypso, parfois. Eux l'appellent l'Unique. Les différences s'arrêtaient peut-être à ça.

Mais malgré lui, il l'associait irrémédiablement à un danger qu'il ne courrait peut-être même pas. Un danger qui faisait hérisser ses poils, craindre pour son fils. Que se passerait-il, s'il savait qu'il était mo'at ? Est-ce qu'il le dénoncerait ? Est-ce qu'il commencerait à le traiter comme un esclave, un objet, une chose sans la moindre valeur ? Deviendrait-il méchant, brusquement ? Hush avait envie de croire que non. Mais ils ne savaient pas. Et le découvrir impliquait trop de risques pour qu'il ait réellement envie de s'y essayer.

Jean semble triste. Une tristesse profonde et intense, qui le chamboule au plus profond de son être. Un sentiment pur et beau, oh si beau... Hush esquisse un geste en direction de l'homme, approche sa main de son visage, ne l'effleure même pas. Troublé. Il ramène sa main vers lui, prend son carnet d'écriture, presque frénétiquement avec son unique main libre, sans cesser de le regarder.

"Est-ce que ta famille a guéri?
Est-ce que je peux te dessiner?"

La main s'approche, douce et il ne pense pas à la repousser, tout juste est-il déçu du froid puisqu'elle ne lui communique pas sa chaleur, le geste est retenu, revenu vers le cahier. Les deux phrases se suivent sans lien logique visible entre les deux, ce qui perturbe un peu le jeune homme qui hésite, rougissant un peu.

"Tu peux me dessiner mais uniquement pour toi, je ne pense pas qu'il soit bien que mon portrait se retrouve vendu et sur le mur d'un inconnu." Son image, il ne s'en occupe pas trop, mais il se dit qu'un prêtre ne doit pas montrer de vanité. Père Artaban. Il doit combattre cette fichue fierté qui lui pourrit la vie. Il baisse la tête, se mordant la lèvre inférieure.

"Ma plus jeune fille en est morte. Mon aînée a survécu mais elle est défigurée. Elle était belle comme un ange, elle avait la même lumière que ton fils, dans son sourire. Maintenant, elle ne sourit plus. Elle cache son visage sous ses cheveux longs détachés. Et je ne sais pas quoi lui dire pour qu'elle se rappelle que sa beauté intérieur brille toujours autant. Bonne, comme moi, n'est pas tombée malade. Si je prie aujourd'hui, c'est pour Blanche, ma femme, pour qu'elle puisse un jour sortir du lit où les fièvres la maintiennent. M'engager me permet de payer pour les soins et les médicaments." et de prier plus fort encore pour la guérison des miens.

"Je ne vends pas ce que je dessine." note-t-il spontanément.

Puis il écoute. Le malheur de l'homme le touche en plein cœur. Sans rien écrire dans un premier temps, il sort son carnet de dessin, et s'assied en tailleur, après avoir confié la main de son fils au jeune homme. Il vérifie tout de même avec régularité que l'enfant ne tombera pas. Puis, avec son crayon, il commence à esquisser les traits du visage de l'homme, s'attarde sur son regard si beau, si expressif... Sur ce qu'il y voit, ce qu'il y sent. La douleur d'un homme abattu qui essaie désespérément d'avancer, de sauver les siens. Il le dessine tel qu'il le voit, tel qu'il le comprend grâce à ses paroles.

Tobias note certainement la tristesse de l'homme puisqu'il pose sa petite main sur son bras en commençant à lui faire la conversation, à dire des mots qu'il est très certainement le seul à comprendre, à faire des sons qui ressemblent à une complainte, et parfois à une histoire telle que Way'si pourrait la lui raconter.

Il ne vend pas ce qu'il dessine. D'autres auraient demandé des certitudes, des preuves de l'inconnu. Il n'y pense pas. Il est ramené à sa condition, ses pensées attirées par ses filles qui lui manquent, sa femme qui lui manque. Ils n'ont jamais été amoureux. Mais ils fonctionnent bien ensemble. Blanche a une belle âme et ils ont tous deux le même amour des enfants. Comme celui qui brille près de lui et qu'il prend sur ses genoux sans y réfléchir, le tenant juste assez pour ne pas qu'il tombe, sans le restreindre en rien. Ne sachant pas quoi faire ou dire à celui qui le dessine, il regarde Tobias qui babille, et sourit, de ce sourire qui n'ose pas trop, et qui est le sien.

"C'est une belle histoire, Tobias. Qui te l'a racontée ?"

Il n'a rien compris, comme de bien entendu. Juste le ton et l'intention. Avec les tous petits, cela compte souvent plus encore que les mots. Il se demande alors comment il a apprit à parler, et pourquoi il parle si mal. A son âge, beaucoup zozottent mais sont compréhensibles. Cela dit, il parle.

Hush ne met pas longtemps à terminer ce qu'il a commencé. Le temps d'une histoire, d'une question posé par Jean et d'un rire offert à la nuit qui ne tarderait sûrement plus à tomber. L'enfant répond, et l'oreille aguerrie d'Hush discerne un Way'si qui se perd au milieu d'autres babillements. En souriant avec une tendresse infinie, Hush signe à son fils, lui rappelant qu'il est très fier de lui. Puis, il tend son dessin à Jean, et il attend sa réaction. Non pas pour avoir des compliments - cela fait bien longtemps qu'il sait qu'il est un bon artiste - mais pour détecter à quel point Jean saura se reconnaître, ou non, dans ce que le muet a cru comprendre de lui. Un regard, un mouvement, n'importe quel indice qui saura le mettre sur la piste. N'importe quoi.

La parenthèse avec l'enfant a posé sur le visage triste de l'homme une expression de douceur infinie. Il ne comprend rien à ce qui est dit, ni aux signes que fait en réponse le muet, seulement cela n'est pas grave, au fond. Il lui sourit encore, toujours tristement, et le fait sauter sur son genou pour le faire rire. Des rires, il y en a sur la Pierre mais beaucoup sont gras ou nerveux. Cette fraicheur innocente me fait du bien à l'âme. Le temps passe sans qu'il ne s'en rende compte et, déjà, le dessin est fini. Il le prend, le regarde, sourit à nouveau, doux, un peu gêné.

"Tu me vois plus courageux que je ne le suis je crois. Mais c'est très joli." Beaucoup plus joli qu'il ne l'est. Il ne veut pas le dire pour ne pas blesser l'artiste. Il lui rend le dessin. "Tu t'es jamais dessiné toi ?"

La réaction du jeune homme surprend Hush, et pourtant, cela n'a rien de négatif. En revanche, le dessinateur ne peut pas être d'accord avec Jean, qu'il connait pourtant depuis trop peu de temps. Il ouvre son carnet de dessin sur un portrait qui les représente, lui et son fils. Hush s'est longtemps entraîné à se dessiner, observant ses traits à travers le miroir ; les tatouages dorés qui marquent son visage, ses yeux bruns, enfoncés. Ses pommettes hautes et saillantes. Son corps maigre et nerveux, qui mettrait presque ses os à nu. Il tend le dessin à Jean, et lorsqu'il n'a plus ce carnet-ci entre les mains, il prend celui d'écriture.

"Je ne crois pas que tu sois moins courageux. Tu fais ce qu'il faut pour sauver ta famille, et tu as veillé sur eux depuis toujours. C'est courageux."

"C'est normal. C'est la famille." Il faut bien que quelqu'un le fasse. Il sait depuis longtemps que personne d'autre ne le fera. Chacun a son fardeau sur la route de l'Unique. "Je pense que tu ferais de même pour ta famille à toi. Cela se voit que ton fils est aimé, il a confiance en l'autre, ce n'est pas inné." Des enfants battus, abattus, méfiants il en a vu son lot à Port Salem. Il regarde les tatouages dorés de son vis à vis, curieux. "Tes marques ont des significations ?" Chez les trinitaires, les tatouages sont souvent la marque des esclaves mais depuis qu'il est sur la Pierre, il a pu voir d'autres cultures, d'autres significations.

Hush ne répond rien. Il se contente d'afficher un sourire triste. Cependant, il pense beaucoup. Non, ce n'est pas normal. La famille n'est pas importante pour tous. Son bien-être n'est pas une évidence, ni même une obligation. Il en a vu beaucoup, des familles détruites, arrachées, en peine ou en difficulté. Il en a vu bien trop, des enfants mal aimés, confiés à d'autres pour s'en occuper, battus, abandonnés. Tobias a failli être de ceux-là. Aujourd'hui, il ne regrette rien de ce qu'il a fait pour son fils. Il est celui qui met de la lumière dans ses journées, dans sa vie.

Son sourire se fane lorsque l'homme en face de lui évoque les marques qu'il a sur son visage. Evidemment, il les oublie. Malgré tout ce que ses anciens maîtres ont fait pour ne pas qu'il puisse les oublier, il existe comme si elles n'existaient pas. Et voilà qu'il vient de se mettre dans une position délicate. Peut-être que Jean va contacter son ancienne maîtresse, pour le retrouver et les ramener de force. Lui sera certainement battu, peut-être exécuté. Quant à Tobias... Il vivra une vie malheureuse, deviendra un homme mauvais ou triste. Peut-être les deux. Légèrement tremblant, Hush prend son carnet.

"Ce sont des marques artistiques."

C'est ce que lui répétait sa maîtresse. Souvent, bien trop souvent. Elle ajoutait : "Des marques artistiques qui montrent que tu m'appartiens, et que tu m'appartiendras toujours". Aujourd'hui, Hush n'appartient plus à personne. Malgré lui, son visage se ferme.

Il en a vu aussi, des familles détruites, arrachées, en peine ou en difficulté, des enfants mal aimés, confiés à d'autres, battus ou abandonnés. La pauvreté est un esclavage comme les autres. Mais il veut croire. Il sait que ces enfants, ceux qu'il a croisé en tout cas, ont pu retrouver une autre famille, celle de l'Unique. Une autre source d'apprentissage, l'E-cole, et que beaucoup d'entre eux pourront s'épanouir dans la lumière de l'enseignement de Saint Odat et le giron de l'Eglise qui leur donnera la nourriture qui leur manque jusqu'ici. Il hoche la tête. Artistique. Bon. D'accord.

"On dirait des larmes dorées. Tu es triste ?"

Est-ce qu'il est triste ? Hush reste un moment prostré, la tête baissée sur son papier, son crayon appuyé sur la page, à la suite de ses autres mots, incapable de bouger. Est-ce qu'il est triste ? C'est une réelle question, qu'il ne se pose pas vraiment. Il effleure ses larmes dorées du bout des doigts.

"Oui, je le suis, parfois."

Il l'est quand il pense à ses frères et soeurs ; à sa famille qui souffre encore. Il l'est quand il pense à la mort de ceux qu'il a aimé, aux coups perpétrés, aux enlèvements, à l'inconscience. Il l'est quand il songe qu'à tout instant, son fils peut lui être arraché. Il l'est quand il parle à ce jeune homme qui a l'air gentil, malgré les horreurs que lui et son peuple font.

"Mais pas toujours. Parfois, je suis heureux, aussi.
Toi, tu n'as pas de larmes dorées, mais est-ce que tu es triste ?"

A-t-il posé une question inappropriée ? La réaction de son vis à vis lui fait craindre le pire et il se flagelle mentalement d'avoir présumé de la familarité qui s'était tissée entre eux lors de leur échange. Il ne veut pas mettre mal à l'aise. Il sait bien que ses relations avec les adultes ne sont jamais aussi simples que celles avec les enfants. Il est trop proche des émotions et grandir, semble-t-il, est apprendre à les éloigner. La réponse le satisfait pourtant au moins autant que le réciproque le surprend. A son tour il prend un moment pour réfléchir, pour retrouver l'enfant qu'il a été.

"Je ne crois pas." Il est trop triste pour être triste, semble-t-il et pleurer ne lui parait jamais être une option. "Je suis fatigué, souvent, des fardeaux que je porte. Je puise ma force en me disant qu'on ne me les aurait pas confiés si je n'en avais pas la force aussi j'endure ce qu'il faut et, parfois, je me sens bien."

La réponse de Jean surprend Hush. Il observe l'homme pendant de longues secondes, en un silence seulement rompu par les babillements du petit Tobias. Est-ce que les hommes trinitaires ne se sentent jamais tristes ? Est-ce qu'ils sont tous incapables de pleurer ? Hush ne sait pas. Il n'en a jamais vu pleurer. Il n'en a jamais vu triste. Il a vu de la colère, de la méchanceté, de la supériorité et de la joie. Marjolaine a été triste, parfois. Mais elle était différente des hommes de sa faction. Plus douce, avec lui, même si la violence exercé a eu davantage de répercussions.

"Souvent, tu es fatigué, parfois tu te sens bien, et les autres fois ?"

Parce qu'Hush voit autre chose, dans son regard. Une chose différente.

Les autres fois ? Quelles autres fois ? Quand il n'est ni fatigué ni bien il... "les autres fois je chante, je joue de la musique, je fais ce que l'on m'a placé sur cette terre pour faire." soupir "de mon mieux." Malheureusement son mieux n'est pas assez bien et il paye sans cesse ses manquements. Vive lui manque terriblement. Tobias a cette lumière qui brillait chez sa fille. Chez Modestie aussi. "La tristesse est un luxe pour moi. Je suis trop coupable pour avoir le droit d'être triste."