It's buggin' me, grating me

À sa première arrivée sur Tortuga, Noor'hayl en était presque venu à regretter Oscuro. L'astéroïde était froid et austère et sa ville sous cloche aussi étouffante que celle dans laquelle la jeune métisse avait passé une bonne partie de sa vie. Elle avait fait un rapide tour de la ville avant de rentrer se terrer dans ses quartiers pour ne plus en sortir. Il lui avait fallu du temps pour s'acclimater au microcosme pirate de l'Albatros, il lui en avait fallu encore plus pour apprécier Tortuga et ses foules de hors-la-loi. Elle avait finit par y trouver son compte le jour où elle avait réalisé que si quelqu'un avait pu l'aider à retrouver la trace soit de l'Interceptor soit de son père, il se serait probablement trouvé à Tortuga un jour ou un autre.

Quand l'Albatros débarqua à nouveau, elle prit congé du reste de l'équipage et alla arpenter les tavernes avoisinantes. Elle était satisfaite de ses progrès en navigation. Elle aurait probablement invité Lawrence à se joindre à elle si elle n'avait pas à lui cacher la véritable raison derrière sa volonté d'apprentissage du pilotage. Elle n'avait aucune envie de discuter de son éventuel départ du vaisseau une fois les compétences nécessaires acquises, ni même de sa quête de vengeance. De taverne en taverne, elle tenta de recueillir quelques informations, mais personne ne fut en mesure de lui répondre.

Enfumée, alcoolisée et légèrement déprimée par l'impasse dans laquelle elle semblait se trouver, Noor'hayl entreprit de regagner le vaisseau. À quelques pas de là, un homme, manifestement Mo'at, sortit d'un bâtiment et fit tomber de sa poche un petit carnet. Arrivée à son niveau, Noor'hayl se pencha et le récupéra.

"Hé ! Ho ! Toi ! T'as fait tomber ça là", cria-t-elle en pleine rue. Elle pressa le pas pour rattraper l'homme en question en lui tendant le carnet. Elle aurait pu le voler, elle aurait pu le laisser là, elle aurait pu le feuilleter puis le jeter à la poubelle. C'est probablement ce qu'aurait fait une Noor'hayl plus jeune, d'ailleurs. Mais, aussi paradoxal que cela pouvait sembler, la vie de pirate avait fait de Noor'hayl quelqu'un de plus raisonnable. Au contact de Lawrence, de Logan, de ses enfants et de Croyance, notamment, elle était devenue plus sage, plus altruiste et moins adolescente qu'elle ne l'avait été jusqu'à ses 30 ans. Noor'hayl avait enfin accepter de grandir un peu.

"Tiens, fais-y gaffe, surtout ici", dit-elle un peu essoufflée.

Hush avait ressenti le besoin de faire un tour en dehors du vaisseau. Il cherchait l'inspiration, ou peut-être était-ce l'inspiration qui le cherchait. Il n'avait pas fait l'erreur de sa première venue à Tortuga, et il avait laissé Tobias aux bons soins de Way'si. Il savait que l'enfant se sentait en sécurité avec la jeune femme, et malgré de gros retards de langage, il faisait de beaux progrès constants et encourageants. Il se sentait toujours perdu et incomplet lorsque son fils n'était pas avec lui, résultat de plusieurs mois passé sans le quitter, ou presque. Mais il laissait son esprit vagabonder sans craintes, oubliant que, même sans son fils, il n'était pas à l'abri de mauvaises rencontres sur l'astéroïde pirate.

Et brusquement, une voix le héla. Une jolie jeune femme, étrange et poétique à sa manière. Un look définitivement particulier, qui donna immédiatement l'envie à Hush de la dessiner. Surpris par la jeune femme tatouée et essoufflée, Hush mit quelques secondes à voir qu'elle lui tendait un carnet... Carnet qui lui appartenait, et sans lequel il se serait senti particulièrement démuni. Il tendit les deux mains pour le récupérer, et à défaut de pouvoir lui dire merci, il abaissa légèrement la tête et le torse et porta une main à son coeur. Il prit ensuite tranquillement son crayon, ouvrit le carnet rendu, et écrivit quelques mots avant de le tendre à la femme.

"Merci beaucoup. J'aurais été démuni sans mon moyen de communication.
Est-ce que je peux te dessiner ?"

Noor'hayl commença à perdre patience devant le mutisme de son interlocuteur. Elle était à deux doigts de lui envoyer une remarque cinglante quand elle le vit récupérer son carnet. Elle ouvrit la main pour le lui rendre, stupéfaite par l'importance manifeste qu'il semblait donner à ce simple objet. Pour une fois, Noor'hayl laissa parler sa patience avant son instinct. Elle le regarda gratter quelques lignes, récupéra le carnet, un sourcil haussé. Il lui fallut quelques secondes de plus pour comprendre qu'elle avait à faire à un muet. Elle récupéra le carnet, toujours aussi perplexe.

Elle avait du mal à lire. Elle n'avait jamais appris convenablement. Ce petit détail avait toujours été une source de honte intarissable pour la jeune métisse qui finit tout de même par déchiffrer le message. Elle hausse les sourcils, pencha la tête sur le côté.

"Nan nan, y'a pas d'quoi, t'en fais pas", commença-t-elle en lui rendant le carnet. "Mais me dessiner ? Pour quoi faire ? T'es d'la police et tu veux mon portrait robot ? Parce que si c'est l'cas c'est mort hein, j'suis pirate moi !"

C'était une plaisanterie à peine dissimulée. Elle ne comprenait réellement pas pourquoi qui que ce soit aurait voulu la dessiner.

Hush comprend instantanément que la jeune femme en face de lui a des difficultés pour lire, mais il ne porte aucun jugement sur ce point. Il se contente de lui offrir un sourire doux, attendant patiemment qu'elle termine sa lecture et qu'elle lui réponde. Il sourit davantage lorsqu'elle lui pose toutes ces questions quant à la raison qu'il a de vouloir la dessiner. Il prend délicatement son carnet en main, et recommence à écrire.

"Je suis un pirate aussi.
J'aime dessiner ce que mon cœur et mes yeux trouvent beau."

Après avoir tendu le carnet en direction de la jeune femme, il sort son second carnet, plus large, et dans lequel il y a des dizaines et des dizaines de dessins. Il lui montre alors un portrait qu'il a fait de lui-même et de son fils, au milieu de la jungle de Renaissance, dans un endroit qu'il a connu lorsqu'il était enfant, et que son cœur n'a jamais su oublier. Il lui montre surtout pour qu'elle sache qu'il n'a pas de mauvaises intentions, mais il n'a pas l'intention d'insister si elle ne veut pas qu'il immortalise ses traits sur le papier.

Quand il lui tendit de nouveau son carnet et qu'elle déchiffra ses phrases, Noor'hayl resta estomaquée une bonne minute. Elle lut à nouveau. Puis une fois de plus. Jamais de sa vie personne ne lui avait accolé l'adjectif "beau", ni même un synonyme ou un autre s'en rapprochant. Elle faisait face à une situation inédite. Et comme souvent dans ces moments de grande panique, elle ne sut que faire. Elle resta bouche bée, fronçant les sourcils, secouant lentement le visage, souffla un rire par le nez, grimaça, le tout en si peu de temps qu'on eut dit un robot détraqué. Elle rougit, un peu, et pria pour que son teint halée masque sa gêne des yeux qui la fixaient. Elle releva finalement les yeux sur le dessinateur qui lui tendait maintenant un autre carnet.

Elle écarquilla les yeux devant la splendeur des oeuvres qu'elle parcourait. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Comment le savait-elle ? Chaque partie de son corps et de son cortex était en émoi, sa peau chauffait, elle sentait chaque goutte de son sang lui parcourir les veines. Elle pencha la tête, fit défiler les pages, encore et encore et fut prise d'une sensation plus étrange encore. C'était comme une illumination, comme un réveil dans la nuit noire. Comme l'appel du troupeau à la recherche de la brebis égarée.

"C'est... C'est magnifique putain", dit-elle, les yeux toujours plongés dans le carnet. "C'est Renaissance ? T'es Mo'at ?! Va pas gâcher ça avec ma ganache au milieu."

Hush se sent touché par la réaction de la jeune femme. Elle aussi, a l'air touchée. Il ne comprend pas ce qui provoque toutes les mimiques sur son visage. Elle semble gênée, surprise... Il ne sait pas très bien. Puis, lorsqu'il présente ses dessins, son expression change encore. Il est habitué à ce que l'on aime son art, à ce que l'on soit touché par ses traits, par l'intention qu'il y met. Mais chacun est unique, et personne ne réagit de la même manière devant ses œuvres. A nouveau, il porte une main à son cœur. Puis quand elle lui demande s'il est mo'at, il sourit et il hoche la tête.

Il sait que les pirates sont, pour la plupart, contre l'esclavagisme. Il est donc persuadé, peut-être à tort, qu'il ne risque rien. Le ton et la réaction de la jeune femme n'invite pas à la méfiance ; au contraire, il a la sensation d'entendre une sœur heureuse de retrouver un membre de sa famille. Il prend son carnet de dessin, le tourne à la toute première page. Il y a quelques cabanes en bois, entourées d'arbre et de nature verdoyante, une rivière qui file et quelques silhouettes humaines. Il regarde le dessin presque aussi réaliste qu'une photo avec un sourire nostalgique, puis écrit sur son carnet d'écriture.

"C'est ici que je suis né. Tu es mo'at aussi ?
Je n'ai pas compris "ganache". Je dessine presque depuis que je suis né. Crois-moi, tu as ta place dans ce carnet."

Elle ne comprenait pas. Elle ne se l'expliquait pas. La grande et dure Noor'hayl à genoux devant les dessins d'un inconnu. Elle ne se souciait même plus du monde alentour, des ivrognes qui les bousculaient en sortant des tavernes avoisinantes, des cris qui résonnaient au loin, des odeurs qui brûlaient le nez et les bronches. Il n'y avait plus que ces traits, ce très lointain appel du coeur. Elle n'avait jamais témoigné pour Renaissance d'intérêt particulier. Tout ce qui la rattachait à ses racines Mo'at, c'était sa mère mais sa mère n'était plus. Peut-être avait-elle planté en elle la graine de culture qui lui manquait avant de disparaître. Peut-être Noor'hayl se découvrait-elle enfin une identité propre, sans alcool, sans bagarres, sans bleus.

"Je...", hésita-t-elle en fronçant à nouveau les sourcils. "J'suis pas Mo'at. Ma mère l'était. Mais pas l'géniteur. J'suis pas mo'at." Cette dernière affirmation lui laisse un goût amer au fond de la gorge. Elle secoua la tête, cracha par terre quand le surplus de déception devint trop lourd sous sa langue. "Ganache.. ? Ma gueule quoi, ma tronche, ma trogne, y'a pas mal de mots ouais. Et vraiment, si moi j'y ai ma place, n'importe quel soiffard d'Tortuga devrait y être aussi."

Hush continue à sourire, avec douceur, sans jugement. Il voit le trouble, le doute, la peine chez cette jeune femme. Il pense immédiatement à Aeÿ'gis. Il l'a toujours considérée comme étant sa sœur, bien qu'il n'ait aucun lien de sang. Bien qu'elle soit "à demi" mo'at. Cela n'a pas de sens, pour Hush. On est pas à demi quelque chose.

"Ma petite sœur est comme toi. Notre mère était mo'at. Son géniteur était un esclavagiste. Elle est mo'at dans son cœur, et si tu es touchée par mes dessins, tu dois l'être aussi."

Il hésite, désemparé face à la réaction de son interlocutrice. Il sent bien qu'elle est sincère dans ses paroles, qu'elle croit à ce qu'elle dit. Il la regarde pendant un long moment, avant d'écrire.

"Laisse-moi te montrer que tu y as ta place."

Hush ouvre une page blanche de son carnet de dessin, une fois qu'il a tendu ses écritures à la jeune femme. Il attend qu'elle lui réponde, mais il tient son crayon à la main, son carnet solidement coincé sur son avant bras.

La nausée revint quand elle entendit son interlocuteur évoquer le sort de sa petite soeur. Son histoire était en tout point comparable à la sienne. Pendant des années, elle avait choisi de ne pas y penser, de laisser le passé enfermé dans une boîte de Pandore qu'elle serait tôt ou tard amenée à rouvrir. Elle n'avait jamais cauchemardé de son père, n'avait jamais même pensé à le retrouver avant le décès de sa mère. C'était désormais tout ce qu'elle avait en tête, son seul objectif. Elle cracha, à nouveau.

"J'suis pas sûre d'avoir le coeur pure, hein. Comment elle s'appelle, ta p'tite soeur ?", demanda-t-elle simplement en évitant un nouveau passant au coin de la rue. "J'suis jamais restée sur Renaissance. Ma mère m'en parlait des fois. Ça avait l'air d'être quelque chose, ouais. Quelque chose de beau comme ça", dit-elle en pointant du doigt le carnet. "Marali, elle s'appelait, ça lui aurait plu."

Elle regarda autour d'elle après avoir laissé échapper un long soupir. Elle s'écarta du milieu de la rue pour déplacer leur conversation plus près d'un mur. Le milieu de la rue avait ceci de contraignant qu'il était... Le milieu de la rue.

"J'peux pas t'refuser ça, hein. J'suis pas une connasse", dit-elle. "Puis, j'suis curieuse", finit-elle par admettre.

Avant d'entamer son dessin, il reprend son carnet, écrit le nom de sa petite sœur avec un amour inconditionnel. La jeune femme devant elle lui rappelle terriblement Aeÿ'gis, d'ailleurs. Il espère qu'elle va bien, en cet instant. Et il se rend compte qu'il va donner le nom de sa sœur, sans avoir donné le sien ni demandé celui de la jeune femme en face de lui. Il se positionne contre le mur, s'autorise à s'accroupir, alors.

"Elle s'appelle Aeÿ'gis.
Je suis Hush. Et toi ?"

Il redonne le carnet d'écriture à la jeune femme, sans rien ajouter, ni sur sa mère, ni sur Renaissance. Il observe encore la jeune femme, et brusquement, il se met à dessiner. Ses traits et ses mouvements sont assurés, précis. Ils ne mettent pas bien longtemps avant de former le visage de la jeune femme, à retracer la peine qui semble miroiter dans son regard, la beauté qu'Hush a vu dans son cœur. Il prend un nouveau crayon, plus épais et gras, et poursuit son dessin, toujours accroupi, en jetant des regards fréquents en direction de la mo'at. Lorsqu'il aura fini son dessin, il ajoutera "Pour Marali" et attendra d'avoir le nom de celle qu'il dessine, afin de le rajouter à côté. Puis, lorsque ce sera fait, il le tendra à la jeune femme.

Noor'hayl s'accroupit à son tour. Dans la grande délicatesse qui la caractérisait, elle sortit une cigarette, la porta à ses lèvres, l'alluma. Elle remuait sans même s'imaginer le calvaire qu'elle devait faire vivre à l'artiste. Noor'hayl, qui n'était déjà pas la plus douée en conversation, n'était apparemment pas un bon modèle non plus. Le nom que lui avait donné le mo'at résonnait en elle. Elle n'osa pas rétorquer quoi que ce soit tant qu'elle se savait scrutée.

Elle osa quelques regards rapides sur la feuille du dessinateur. Ses gestes étaient d'une grâce indéfinissable. Le crayon devenait à chaque fois qu'il touchait la feuille l'extension d'un bras qui se mouvait aussi habilement qu'un oiseau fendait le ciel. Quand son regard croisa le sien, Noor'hayl releva la tête dans un réflexe stupide. Comme si elle ne voulait pas être prise à regarder le travail de son voisin.

Elle prit le dessin en main, écarquilla un peu les yeux, souffla un rire. Pour quelqu'un qui n'avait jamais pris la peine de se regarder dans le miroir plus d'une minute en 31 ans, se découvrir pouvait être un choc assez fort. Elle contempla son portrait de longues minutes durant, le toucha du boit des doigts, le manipulant avec une extrême minutie à laquelle elle n'avait pas l'habitude. Elle saisit finalement le stylo et écrit en caractères trop grands, trop gras et disproportionnés au bas de la feuille.

Noor'hayl Staroak.

"Excuse, hein, j'sais pas trop bien écrire non plus", reconnut-elle un peu honteuse.

Hush reste accroupi. Il a quelques difficultés à déchiffrer réellement la réaction de la jeune femme. Il ne sait pas si elle aime ce qu'elle voit ; elle a l'air, mais il n'en est pas totalement sûr. Alors il lit le nom de la jeune femme, sans se poser davantage de questions. Un joli prénom, un nom qu'il reconnait comme étant celui des envahisseurs. Il trouve la maladresse de son écriture particulièrement touchante, et dans son regard d'artiste, il lui trouve une beauté authentique. Il reprit son dessin, rajouta un ou deux détails. Il l'avait fait rêveuse, avec sa clope entre les doigts, le regard plongé dans celui de l'observateur. Satisfait, il le tendit à nouveau à la jeune femme. Il prit son carnet d'écriture à la place.

"Tu as un très joli prénom, Noor'hayl.
Est-ce que tu crois toujours que tu n'avais pas ta place dans le carnet ?"

"Je... J'en sais rien", reconnut-elle, le regard à nouveau plongé dans le dessin qu'il venait de lui restituer. "J'ai jamais vu personne dessiner aussi bien, hein, j'dis pas que j'aime pas l'dessin hein !", dit-elle, paniquée à l'idée que l'artiste puisse mal interpréter sa précédente réponse. "C'est juste que... J'suis pas sûre que ce soit moi tu vois ? J'ai plus d'miroir dans mes quartiers et même quand j'en avais un, avant, j'm'en servais pas alors... Alors ça fait bizarre. Mais l'truc sûr, c'est que j'suis contente d'être dans l'carnet maintenant !"

Elle regarda encore un peu le dessin, toujours autant subjuguée par la vision inédite de sa propre personne. Puis elle posa son regard sur l'artiste. Tout ça lui en avait presque fait oublié son mutisme.

"Merci, en tout cas. J'veux dire, pour de vrai. Merci."

Elle hocha la tête, sembla hésiter à nouveau et reprit finalement.

"C'est comment, Renaissance ?"

Hush l'écoute calmement, paisiblement, lui décrire ses impressions ; il y décèle de la confusion, mais en sommes, rien de négatif. Au contraire. Alors qu'elle songeait ardemment ne pas avoir sa place entre ces pages, elle semble maintenant tout à fait consciente de bel et bien mériter de s'y trouver. Et plus elle parle, plus Hush est persuadé qu'il a eu raison d'insister. Il espère encore que cela n'a pas mis la jeune femme mal à l'aise. Et lorsqu'elle le remercie, il est sincèrement surpris. Il n'est pas sûr de comprendre pourquoi elle le remercie ainsi, mais il pose une main douce sur l'avant-bras de Noor'hayl, en un "je t'en prie" silencieux.

La donne change lorsqu'elle demande comment est Renaissance. Il reprend son carnet, hésite. Il possède tant de souvenirs et de sentiments contradictoires... Lorsqu'il écrit finalement, il semble déterminé.

"Beau et laid à la fois.
Il y a la jungle, les étendues de verdure et de nature, les animaux et les mo'ats qui vivent en harmonie. La douceur, les rires, la beauté. Le son du silence et celui de la vie. Je ne me souviens de ces moments-là que lorsque je les dessine.
Et puis il y a les hommes. La souffrance. Les esclaves et les maîtres. La violence. Le son de la peine et celui de la mort.
Ensemble, ils forment une dysharmonie qui forge Renaissance tel que je la connais aujourd'hui. Il y a de la laideur dans la beauté. De la beauté dans la laideur, aussi."

La lecture du long paragraphe demanda plus d'efforts à la jeune métisse. Concentrée, elle s'aida de l'index de la main droite pour suivre le tracée des mots, retourner à la ligne, revenir sur une lettre, recommencer. Il lui fallut du temps, pas seulement pour lire ce qu'avait écrit l'artiste, mais pour se l'imaginer, se le représenter, s'en imprégner. C'était sans doute ce même Renaissance là qu'avait connu Marali, bien qu'elle avait toujours choisi de ne voir que la beauté de ce monde. Comme si accepter le malheur, c'était lui donner corps. Elle fut envahie d'une curiosité folle mêlée à une rage incompréhensible. Elle eut bien du mal à reprendre la parole et quand elle en fut capable, c'est sa colère qui prit le dessus.

"Tu crois qu'on peut enlever le laid ? Le tuer ?", demanda-t-elle en fronçant les sourcils. "Moi, je cherche mon géniteur. J'cherche le laid. Pour le tuer. Ça m'prendra p't'être ma vie. Et quand ce sera fait, j'sais pas, p't'être que j'irai vivre sur Renaissance comme ma mère." C'était une option qu'elle envisageait sérieusement. "J'suis prête à retourner tout Dorado pour l'soulever, lui. Et si j'en crois des comme lui sur ma route, ils connaîtront l'même sort. Vous éradiquer le laid, avec ton équipage, toi ?"

Hush se montre patient, une fois de plus. Il sait qu'il a beaucoup écrit. Il n'a pas vraiment contrôlé les mots qui se sont couchés sur le papier. Comme si ce n'était pas vraiment lui qui avait écrit. Au bout d'un certain moment, Hush s'assit en tailleur sur le sol poussiéreux, peu soucieux de l'état de son pantalon de toile, déjà tâché à de nombreux endroits. Puis, il écouta les paroles de la métis avec beaucoup d'attention. Alors, il reprit son carnet.

"Le laid ne peut pas être éradiqué.
Il existe un équilibre qu'il faut préserver. C'est important. C'est pour cet équilibre que l'on se bat, nous, mo'ats. L'équilibre du prédateur qui tue pour se nourrir. Celui de la mort qui prend lorsqu'elle le doit. Celui du respect de la nature et des forces qui nous entoure. De Calypso.
Ceux qui font le laid sont ignorants. Nous nous battons contre cette ignorance. A bord de mon équipage, nous sommes tous mo'ats, ou métis, comme toi. Nous libérons nos frères et sœurs de leurs chaînes. Pour la liberté. Pour Calypso.

J'ai connu beaucoup de géniteurs et de génitrices comme ce que tu décris. Peut-être que je peux t'aider à le retrouver, si c'est ce qui enchaîne encore ton âme."

La nuance entre parents et géniteurs est claire dans l'esprit d'Hush. Il a vu le géniteur d'Aeÿ'gis, et plus récemment, la génitrice de Tobias. Il sait que ce n'est pas des cas rares ni isolés. Il y en a de partout.

Noor'hayl haussa les épaules. Elle avait pris le temps de tout lire, à nouveau. Aidée de son doigt, elle avait parcouru ces quelques lignes en fronçant le sourcils, assimilant chaque mot, chaque lettre et ce qu'elle recelait. Elle n'y comprenait pas grand chose. La sagesse de son interlocuteur avait bien du mal à l'atteindre, elle, la grande manichéenne qui ne voyait le monde que divisé en deux grandes parties distinctes qu'étaient le bien et le mal. Elle acquiesça cependant quand elle découvrit les missions de l'équipage qu'elle ne connaissait pas. Elle se sentit même prise d'une violente envie de le rejoindre, oubliant tout de ses responsabilités sur l'Albatros. Ce sont les dernières lignes, néanmoins, qui lui firent relever des yeux plein d'espoir sur son voisin.

"Tu pourrais, tu crois ? T'en connais beaucoup ? Rah putain de toute façon j'ai jamais pensé que j'étais la seule de mon cas avec le nombre de fils de pu... De connards qui traînent", se reprit-elle de peur d'être trop vulgaire devant quelqu'un qui ne l'était assurément pas. Dans un éclair de lucidité, elle comprit toutefois que leur entreprise était vaine. "Mais pfff, en fait, oublie, je sais quasiment rien d'lui. J'sais juste que ma mère s'appelait Marali. Que c'est l'Interceptor, un vaisseau pirate, qui l'a sauvée des trinitaires. Et voilà."

Elle soupira, sembla perdre espoir. Elle ne disposait d'aucune piste, rien. "Et puis, tu m'dois rien, va en libérer d'autres, l'futur c'est plus important qu'mon passé."

Hush, sans savoir pourquoi, est touché par la jeune femme. Par ce qu'elle dégage. Peut-être qu'elle lui rappelle réellement Aeÿ'gis. Peut-être est-ce pour une autre raison, qui le dépasse largement. Quoi qu'il en soit, il ne veut pas lui dire simplement qu'il abandonne, et s'en aller comme ça. Ce n'est pas une option envisageable à ses yeux. Ca ne l'a jamais été.

"Ta mère ne t'a jamais rien dit d'autre sur lui ?
Je vais t'aider, autant que je le peux. Tu es prisonnière de ce passé. Tu es donc prisonnière au présent, et au futur aussi. En sommes, tu es aussi importante que les autres.
J'ai été esclave d'un couple trinitaire très influent, pendant longtemps. Peut-être que je peux faire quelque chose pour toi. Peut-être pas. Mais je veux essayer."

Le voir écrire de nouveau surprit Noor'hayl, qui s'attendait à le voir mettre fin à leur conversation. Elle le regarda faire avec toujours autant d'intérêt et attrapa le carnet pour déchiffre ces nouvelles lignes. Elle secoue la tête et fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas la réaction de cet homme qui ne lui devait rien mais lui promettait tout. Était-il un de ses hommes dont la bonté ne s'expliquerait jamais par la raison ? Probablement. Il avait ce quelque chose de sincère, de touchant, ce quelque chose qu'elle n'avait encore jamais vu, jamais identifié chez personne d'autre. Il était vrai.

"Rien. Maman préférait parler de moi que d'lui. Même les gars de l'Interceptor qui l'ont choppé en parlait pas, même pas le Cap'taine... J'sais juste que c'était en 80 ADD.", avoua-t-elle la tête basse. "La génétique c'est tout ce qu'il m'a laissé quoi. J'ai sa putain de gueule, enfin, en partie, mais rien d'autre."

Elle secoua la tête dans une grimace de compassion. Son visage était déformée par la tristesse. Pas celle qu'elle ressentait pour elle-même, cette fois, mais celle qu'elle ressentait pour son voisin. "T'as dû vivre un enfer. J'suis désolé pour toi. C'est dingue que tu sois si calme après ça. Moi j'aurai envie de faire exploser l'monde. J'imagine que c'est toi l'plus sage..."

Hush regarde la jeune femme, avec un pauvre sourire. Elle se trompe. Il n'est pas sage, il n'est pas calme. Et lorsqu'elle lui dit qu'elle ressemble à son père, il frissonne. Maintenant qu'elle le dit, il a l'étrange impression que ce visage ne lui est pas entièrement inconnu.

"Tu te trompes. Je ne suis pas si calme.
Il y a en moi des tempêtes que tu n'imagines pas.
Mais l'art m'aide à canaliser ma colère, ma tristesse, ma haine. Parce que ce n'est pas avec elles que je serai efficace pour cette lutte. Parce que beaucoup de monstres ne sont que des ignorants."

Way'si lui avait ouvert les yeux sur ce dernier point. Il avait ressenti beaucoup de sentiments contradictoires pour Marjolaine. Finalement, il ne demeurait que la crainte qu'elle lui prenne Tobias. Il se sentait presque en paix avec tout le reste.

"Est-ce que tu sais où ils ont trouvé ta mère ? Partir d'un lieu sera un bon début."

Noor'hayl souffla un rire amer par le nez quand elle prit connaissance des quelques lignes tracées par l'artiste. "J'crois bien que j'suis un monstre alors, parce que je ne sais rien", concéda-t-elle. Phrase à double emploi. Elle ne savait effectivement rien qui aurait pu l'approcher de son père. Mais elle ne savait pas non plus grand chose d'elle-même. Cette colère, elle l'avait toujours eu en elle. Dès son plus jeune âge. Était-ce le fait d'avoir grandi au milieu de pirates enhardis ? D'avoir dû vivre pour Marali et jamais pour elle ? De n'avoir jamais compris ni la violence des hommes ni la puissance du monde ? Sans doute un peu de tout ça. La canalisait-elle, elle sa colère ? Parfois, au volant d'un speeder. Mais c'était tout. Pire encore, elle ne l'extériorisait jamais contre les bonnes personnes.

"Je te le dis je ne sais rien... Elle a été arrachée au sien sur Renaissance, probablement pour servir sur Paradis, où d'autre ?", questionna Noor'hayl. Elle savait que c'était là bas que la majorité des colons trinitaires s'étaient installés. Lui revinrent en mémoire les quelques mots de mo'at que sa mère lui avait transmis. Des mots a priori sans aucun intérêt. À moins que... "Maman m'appelait rawmpxom, comme l'orage. Ça ne peut pas être... Ça ne peut pas être le nom de son clan ?", demanda la jeune métisse qui lançait désespérément des bouées à la mer.

Immédiatement et sans se poser la moindre question, Hush pose sa main sur l'avant-bras de la jeune femme. Il la regarde fixement, bienveillant et ferme à la fois. Il ne la connait presque pas. Ils viennent à peine de se rencontrer, il ne sait rien de qui elle est, mise à part ce qu'elle a pu lui dire quant à son passé et son présent. Son instinct lui insuffle en revanche une certitude : des monstres, il en a vu. Il en a croisé, il en a craint. Noor'hayl n'a rien de ceux-là. Alors il n'a besoin d'aucun mot pour dire à la jeune femme qu'elle n'est pas ce monstre qu'elle croit être. Il lui sourit, prends son temps avant de reprendre son crayon et son carnet.

"Les monstres ne sont pas parmi ceux qui cherchent à savoir", note-t-il tout de même.

Puis il hésite à nouveau. Hush a toujours possédé une bonne mémoire, et malgré ses troubles de l'attention, il se souvient de nombre de détails qui ont ponctué sa vie. Il se souvient notamment des longs monologues que Marjolaine lui imposait. Rawmpxom. Marali. Il a déjà entendu ce nom, il en est sûr maintenant. Mais à quel propos ?

"Mon nom de clan est Kame. Il veut dire "Celui qui voit".
Rawmpxom est certainement le nom de ton clan."

L'homme muet ne veut pas faire de faux espoir à la jeune femme. Ce serait terrible pour elle, il le sait. Alors il attend. Il attend de se souvenir.

Le contact fit frémir Noor'hayl. Non pas qu'il la dérangeait réellement, mais la métisse n'avait pas, en plus de trente ans de vie, pris l'habitude de ce genre d'événements. Rares étaient les personnes qui avaient pu la toucher intentionnellement. De mémoire, elle pouvait citer sa mère, Cathwulf... Et c'est ici que s'arrêtait la liste. Pourtant, elle ne dit rien. Parce qu'elle ne se sent pas mal. Parce que la situation l'appelait, ce geste. Elle ne parvint toutefois pas à soutenir le regard de son voisin. Il était bien trop perçant, bien trop profond, comme s'il cherchait à sonder son âme. Alors qu'elle ne savait elle même pas grand chose d'elle-même.

Elle le sent hésiter. Elle le sent buter sur ce nom qu'elle prononce probablement mal. Elle s'en voulait de s'être moqué tant de fois de l'accent de Marali. L'espoir renaquit en elle comme un petit feu de brousse. Elle se redressa, attrapa cette main qui la touchait et l'enserra entre les deux siennes. Elle ouvrit de grands yeux plein d'espoir sur son voisin. "T'es sérieux ?! Ça pourrait être ça ? Mais ça peut être aussi qu'un surnom comme ça ?!", lui demanda-t-elle en hurlant à moitié. "Ça veut dire que j'ai un clan ?"

Hush est déchiré entre l'envie de ne pas la décevoir et le désir profond de l'aider. Mais face à l'espoir de la jeune femme, il n'hésite plus. Il prend son carnet, s'applique encore plus que d'habitude pour écrire.

"Oui, tu as un clan. Tous les mo'ats en ont un. Toi tu en as un.
Rawmpxom est un nom de clan que j'ai déjà entendu.
Mon ancienne maîtresse en a parlé, une fois."

Le carnet manque de peu de lui tomber des mains. Elle tremblait un peu. Elle avait pris le temps de lire trois fois les phrases de l'artiste pour être absolument certaine de ce qu'elle découvrait. Son coeur propulsait son sang dans ses veines à une vitesse phénoménale. C'était une première révélation, un petit coup de projecteur sur une salle éteinte. Son identité, sa vraie nature, se dessinait derrière un mot, une phrase. Elle releva des yeux ronds comme des billes sur son interlocuteur. L'espoir d'en apprendre plus la gagna aussi rapidement que l'eau des torrents.

"T'es sûre de toi ?", demanda-t-elle en premier lieu comme un enfant excité qui viendrait d'apprendre qu'on l'emmenait au parc. "Elle a dit quoi ? Elle disait quoi ? 'Fin pourquoi elle en parlait ? C'est genre... Un clan connu ? J'connais rien putain...", dit-elle en serrant la mâchoire. Son ignorance l'énervait au plus haut point. Elle considéra Hush un instant, secoua la tête. "Oublie, d'solée, c'est égoïste de fou c'que j'fais. T'étais esclave, j'ai pas à t'faire parler de cette vie là. Merci pour l'information, t'imagines même pas comme c'est précieux."