Crocake is coming... [Eugène & Azel]

C'est marrant comme ce cupcake me fait penser à un petit mouton. Sa crème pâtissière dressée en petite boules de laine. Ou plutôt à un nuage. Oui, c'est ça, le cupcake ressemble à un petit nuage tout blanc. Je me demanderai encore comment ils font, ces cuisinier ou pâtissiers, peu m'importe, pour faire de si jolies choses. Ma salive coule toute seule, maintenant. J'ai faim - j'ai tout le temps faim - et pourtant, je reste là à regarder le cupcake. Et je souris. Parce que j'aime ça, les cupcakes.
Ni une ni deux, mes dents s'acharnent sur le pauvre gâteau. Qu'est-ce qu'il est bon ! Le sucre tombe dans mes cheveux, j'ai envie d'en manger un autre. Seulement, la boite est vide... Je les ai mangé, tous les trois. Sans la moindre cérémonie...

- Azel, Azel ! T'es où ?

La voix de Vince explose dans la caverne des informaticiens. J'ai encore du gâteau au fond des bas-joues.

- Ch'suis là.

Assise en tailleur dans ma chaise de bureau, je le regarde. Il a ce sourire sur ses lèvres, de ceux qu'il a quand il vient d'entendre une nouvelle alléchante. Ce qui n'est jamais vraiment bon signe. Cela dit, ça m'amuse. Alors je l'écoute en léchant le bout de mes doigts encore sucrés.

- Tu te souviens des parties qui se jouent en bas ? Chez les artilleurs ?

- C'était pas qu'une rumeur, ça ?

J'ai encore faim...

- Non, Az, pas du tout ! Un artilleur, j'sais plus son nom, m'a dit qu'y en aurait une ce soir. Et... il m'a donné l'heure !

Il lance sa dernière phrase accompagné d'un sourire machiavélique qui en dit long sur ses pensées. Je n'ai pas même besoin de lui demander à quoi il pense que je me lève d'un bond, laissant échapper des miettes sur ma chaise. Mon sourire reflète le sien.

- Allons-y, alors !!

Qu'est-ce que vous voulez, je ne peux pas refuser le jeu... Ca me manque tellement... J'en tremble presque de savoir que j'ai une occasion en or de me défouler !

Eugène est dans son lit, ou plutôt en bas d'un lit superposé d'un dortoir. Les draps forment des rideaux qui le cachent. Il parle de façon animée avec Aby qui doit à peine l'entendre avec le bruit des gars dehors. Soirée jeux cette nuit alors ça gueule, ça s'énerve, ça rigole. Il y a de la fumée de toutes les couleurs et des cadavres de bouteilles un peu partout. C'est en bordel et ça sent pas toujours très bon. Eugène est en tailleur avec son grand sourire un peu dérangeant. Il montre ses poudres colorées à Aby. Il rejoindra les siens après. Il joue mais c'est pas ce qu'il préfère, les règles en général il n'aime pas trop ça.
Ce soir Jack Beadle a ses affaires d'officier et il tient sa fille éloignée de ces soirées de débauche. Et même si Eugène ne le sait pas, c'est aussi un test. Seul responsable, saura-t-il gérer une équipe d'artilleurs ?

En attendant Eugène finit par raccrocher, mais reste derrière ses draps, il règle son nouveau cyberware. Il doit s'habituer à revoir et aux fonctionnalités de l’œil. Les couleurs de ses poudres lui servent de repères. Et il n'est pas assez dans l'état d'esprit des gars, un peu ennuyé par l'absence de combats.

Il n'entend pas dans le fond, le silence qui vient de se faire autour d'une table, ni les rires gras qui suivent. Il entend une voix féminine différente, sauf que ça ne suffit pas à éveiller sa curiosité. Pas encore.

Je trottine dans les couloirs, descend pleins d'escaliers, sifflote une petite comptine pour enfants. Vince n'a finalement pas pu venir avec moi, à son plus grand regret. Lionel l'ayant rappelé à l'ordre, les garçons sont de garde ce soir. Et il a eu beau supplier Kate, rien n'a pu la faire changer d'avis. Hors de question de bosser ce soir pour les filles, on tient à notre soirée de congé.

Alors, je sautille dans les couloirs et descend jusqu'au repère des artilleurs. On sait tous où c'est, normal. Et je souris parce que lorsque j'arrive, ils réagissent exactement comme je l'attendais. Dans ma veste bien trop grande pour moi, les manches recouvrant mes mains, je semble tout droit sortie d'une blague. Complètement hors du temps, je ne fais pas partie du décor. Et pour faire une entrée remarquée, je fais une entrée remarquée.

Mains dans les poches, je souris aux hommes et demande où je peux trouver la table des joueurs. On me l'indique en riant et quand je m'éloigne, les rires continuent. Je me fraye un passage au travers de tous ces hommes, évitant soigneusement le moindre contact. Au pire, je hurle. Ca les fait fuir, normalement. Ou je frappe.

Je trouve enfin la fameuse table et me rapproche. Toutes les têtes se tournent, je souris.

- J'peux jouer ?

Ils éclatent de rire, je me démonte pas.

- Vas jouer à la dinette, gamine.

Ils vont le regretter.

- Quoi, vous avez peur d'une gamine aux cheveux roses?

La surprise se lit dans leurs yeux. Ils ne peuvent s'empêcher de rire de la jeune femme, de se moquer de cet alien rose guimauve qui veut apparemment... jouer avec eux ?
Un silence suit son challenge. Et puis c'est l'énorme marrade. Ils se tapent les cuisses, s'étouffent avec leurs fumées ou recrachent leurs gorgées. Certains se retiennent un peu, mais tous au moins ont le sourire aux lèvres. Un gros barbu, chauve se lève, il a une jambe de bois qu'il met en avant et des dents en moins, le teint rouge.

"Peur ? T'es mal tombée gamine si tu cherches des gens qui ont peur."

Il se retourne vers son équipée de table.

"Vous voulez d'la guimauve à table histoire qu'elle sache un peu de quoi on est fait ? Pis qu'elle r'tourne prendre un bain avec d'la bougie parfumée ? Sans rien dans les poches ? T'as d'quoi jouer au moins rosette ?"

Sur la table, des cyber-cartes pour un cyber-poker, le jeu est subtil et a des enjeux importants. Seuls les meilleurs artilleurs jouent là. Ils regardent la fille comme une pigeonne pour une partie facile. Mais ils restent des joueurs, une partie est une partie, peu importe qui est devant soi.
Ils savent tous qu'Eugène est derrière mais ils ne l'ennuient pas, ce petit a bien besoin de moments de calme et il s'ennuie comme eux du manque d'action. Et puis il les laisserait faire, Eugène il défend d'abord les siens avant ceux d'en haut.

Ils riront moins quand je leur aurais délesté un peu leurs poches, ces vieux artilleurs. Je me contente de les observer, sourire aux lèvres, montrant ce visage d'enfant qui trompe souvent ceux à qui j'ai à faire. J'ai l'air d'une enfant, une guimauve rose au teint de porcelaine, poupée pouvant être brisée au moindre choc.
Ils vont tomber de haut. Je ne suis pas une poupée. J'ai des blessures, des séquelles. Et ils vont s'en rendre compte, à leurs dépens.

- Je gagne sûrement plus que vous, monsieur.

Je les laisse rire et garde la carte de l'enfant souriante qui ne sait pas où elle met les pieds. Sauf qu'ils ignorent que je suis une joueuse compulsive. Que je sais compter les cartes, même si c'est interdit. Que je suis hackeuse et grosse tête professionnelle. Après tout, ils ne mettent pas souvent les pieds en haut, ces bourrus artilleurs. Ou ils ne font pas attention aux autres.
Je vais vous plumer, vous rirez moins de moi.

- Alors ?

L'homme s'arrête de rire, les autres le suivent. De gentils moutons.

- Ca marche, rosette. Une partie. On voudrait pas te déplumer. Tu sais comment on joue ?

Il me montre une chaise, je lui souris et m'approche avant de m'assoir dessus, jambes repliées sous mes fesses. Mon visage change du tout au tout. La gamine s'évanouit pour laisser place à la parieuse.

- T'inquiètes pas, chéri. Distribue.

L'un tire sur sa pipe pendant que les cartes sont distribués. Ils sont tellement bourrus qu'ils ne voient même pas à quel point elle dénote. Ils sont aussi drus et arides qu'elle est superficielle et enfantine.
Sauf qu'elle prend ses aises et ça les rendrait presque méfiants.
La partie commence, ils se scrutent chacun, parlant fort, bluffant bien. De temps en temps on siffle celle qui est sans doute plus propre et plus belle qu'aucun ici. Des blagues salaces fusent surtout qu'elle a l'air concentrée la petite. Et que le public ne la prend pas au sérieux.
Le premier tour passe, personne ne se couche. Le deuxième tour, le groupe se réduit mais la gamine tient bon. Pourtant ils veulent l'intimider, ils jouent avec ses nerfs. Les sommes ne sont pas astronomiques mais c'est surtout leur ego qu'ils jouent.
Deux artilleurs vont poursuivre jusqu'à la fin, avec un flush pour l'un et un full pour l'autre. C'est le dernier tour et cette bleue est restée sans se coucher. Ils ricanent, à peine inquiétés par elle et sans aucune pitié de détrousser une gamine prétentieuse qui croit arriver et rester jusqu'à la fin.

"Dévoilez vos mains. Et sors ton oseille guimauve... Oh joli Josef !"

Une voix fuse du groupe qui a entouré la table de jeu pour la partie inhabituelle.

"On va pas lui prendre son argent moi j'veux bien un paiement en nature."

Quel intérêt de se cacher à présent ? Ils ont cru à mon visage d'enfant perdue, de petite fillette aux cheveux bonbons qui ne sait pas où elle met les pieds. Ils ont tout gobé, pour mon plus grand plaisir. Et maintenant qu'ils dévoilent leurs mains, je ris. Parce que le piège se referme et qu'ils ne savent pas à qui ils ont à faire. Azel, grande joueuse droguée aux paris et aux jeux. Je vais les plumer... Et ils ne vont pas même s'en rendre compte avant la fin. Ils me croient victime de leur petit jeu ? Ils vont tomber de haut lorsqu'ils vont se rendre compte que dans tout cela, c'est moi qui jouait. Et tellement bien.

Je mime une mine déconfite devant les cartes de ce Josef. Et j'entend cette voix sortir de nulle part, proférer des menaces. Pour lui, ce n'est qu'un jeu. Que des mots. Pour moi, des menaces. Parce que je le revois, Lui, me toucher. Je relève la tête, mes jambes bondissent et me voilà debout.

-QUI A DIT CA?

Je hurle, sourcils froncés. Rosette a disparu et les regards étonnés que l'on me lancent ne me déstabilisent pas. Tant pis pour la mise en scène. Je les plumerai quand même.

-Qui. A. Dit. Ca? Personne? Prend tes bijoux et dis-le moi en face!

Un gars pas plus haut qu'elle sort du rang, sourire aux lèvres. Je le devance, menaçante.

-Tu joues pas? Alors ferme-la.

Je m'assied, souris, et dévoile mon jeu.

Eugène est profondément endormi dans le brouhaha. Il entend un cri et finit par rester somnolant à demi, la tête posée sur ses bras, les yeux fermés, droit sur son lit.

Autour de la table, les rires se sont tus face à l'incrédulité. Les deux derniers participants regardent bouche bée la main de la Guimauve. Elle les a roulé. Et ça ne leur plaît pas. Ils sont atteints dans leur ego et pas très malins. Du public on entend des murmures comme quoi c'est impossible. Une voix à peine entendue.

"Elle a compté les cartes."

Une voix reprise par un des joueurs. L'incrédulité se transforme en colère. Ils veulent au moins récupérer leur argent et si elle a triché, ils peuvent lui faire peur au moins un peu. Rien de plus facile pour eux.

"T'as triché c'est ça hein ?"

La foule est plus menaçante qu'elle ne l'a été même si aucun ne ferait de mal à un autre membre d'équipage sur le vaisseau. Ils ne la connaissent pas et elle les vole, ils n'ont pas de scrupule à l'embêter.

"Rends c'que t'as volé tricheuse !"

Le gros gagnant avec sa jambe de bois se lève et lui fait face, l'air méchant.

"Ah bah t'as cru qu't'allais v'nir nous voir, nous amadouer avec tes p'tites mèches bonbon et r'partir avec not' blé ?"

Eugène a maintenant les yeux ouverts, le silence le réveille. Mais il ne bouge pas. Ses gars, s'ils ont un problème, l'appelleront.

L'effet est là, ils sont muets. Et intérieurement, je jubile. Cette adrénaline de gagner, de clouer le bec aux idiots qui se croient plus malins. Ne jamais se fier aux apparences. Et cet imbécile qui a cru pouvoir disposer de mon corps comme d'une récompense, tout aussi muet. Je m'en fous. Moi je rafle tout. Parce qu'ils ont cru que j'étais bête de miser, crédule de jouer. Alors ils ont misé gros. Et perdu.
Je me retourne vers l'un des hommes qui m'invective, dans une colère noire.

-Triché? T'as cru que j'étais qui, toi?

Une autre voix s'élève derrière moi. Je me retourne, lève les bras au ciel.

-Vous assumez pas de vous faire battre par une fille, c'est ça?

Derrière moi, j'entend un homme se lever, le type à la jambe de bois. Je lui fais face, il m'impressionne quand même un peu. Faut dire que s'il décide de venir m'en coller une, j'vais pas faire la maligne... Mais je lui tiens tête et garde la distance entre lui et moi.
Seulement, il n'est pas d'accord. Et s'avance, menaçant. Je recule, mon butin en poche.

-Jouer c'est prendre des risques, vous m'avez invitée en croyant pouvoir me prendre mon argent, vous avez perdu. C'est comme ça.

-Tricheuse!

Une main attrape mon bras, je le retire d'instinct, fais volte-face. L'homme, c'est celui qui voulait mon corps. Son emprise m'a blessée. Mon coeur s'emballe, je panique. Tous ces hommes autour de moi. Et je vois Son visage...

-ME TOUCHE PAS!

Forcément elle panique un peu. Ce qui laisse entrevoir aux perdants la possibilités de récupérer leur argent. La voir ainsi se débattre, ça les fait rire. Et ils s'auto-influencent en riant de la voir confuse. Le gars en question qui a joué avec elle et prit son bras lui fait face, un grand sourire séducteur.

"J'te vends mes charmes maintenant qu't'es pleine aux as !"

Et un autre l'attrape par la taille pour la retourner vers lui.

"Nan c'la mienne pas touche !"

Le gros homme à la jambe en bois finit par rigoler d'un rire gras. Il rit de lui-même maintenant, il rit de s'être fait avoir bêtement. L'ambiance menaçante s'estompe, ils ne sont pas méchants, juste joueurs.

"Allez une autre partie guimauve !"

C'est Josef qui veut récupérer son dû, il l'attrape par le poignet pour la ramener vers la table. Des mains essaient de la retenir du côté du public. Mains qui ne la retiennent pas vraiment face à Woody, l'homme à la jambe de bois, un des leaders du groupe qui veut lui aussi rejouer.

"On a été pris par surprise t'es une vraie joueuse dis moi... "

Celui qui l'a accusé de tricherie et qui depuis essaie de la draguer s'approche d'elle pour lui passer la main sur la fesse.

"Moi je joue puisque c'est ça ! J'mise tout pour le minois rose !"

Le type me fait un sourire séducteur, je recule. J'ai envie de vomir, de courir. Je suis entourée de tous ces artilleurs. Sauf que je l'ai gagné, il est à moi. Et je suis excitée comme une puce, j'ai envie de crier. Ils croient qu'ils peuvent jouer avec moi, non, JE joue avec eux.

Et soudain, quelque chose m'attrape par la taille, me retourne. Je me retrouve face à un visage inconnu. Et je perd pied. Je sens ce contact, cette main, ce bras, son souffle dans ma nuque. Mon coeur s'emballe, j'ai de la peine à respirer. Et quand j'entend ce rire gras dont j'ignore la provenance, je sens mes jambes trembler sous mon poids. Les rires parviennent tous à mon oreille, les mots deviennent pâteux, méconnaissables. Et j'essaye en vain de m'extraire de l'étreinte de l'homme.

Tout s'écroule lorsqu'un troisième homme m'attrape par le poignet. Je retiens mon corps, il m'attire et me tord le poignet. Je retiens le gémissement qui s'échappe de ma gorge, vieux réflexe d'antan.
Le sol s'effondre sous mes pieds, je reste encore debout. Il m'attire à la table, je ne vois aucune porte de sortie. Tout me semble se rapprocher dangereusement. Ces visages, ces regards, ces rires.
Une main passe sur ma fesse. Je tourne, tourne, tourne. Mon souffle s'emballe. Je ne trouve plus l'air. Je suffoque. Je vois ces hommes. Les rires. Je tourne. Ils sont trop prêts.

Je m'effondre au sol. Recroquevillée. Je hurle. Mon corps s'emballe. Je ne respire plus.

"Euh ... euh Loose Cannon ? Eugène ?"

Il lève un sourcil mais ne prend pas la peine de bouger ou d"ouvrir un œil. Le gars a tiré le rideau, hésitant et mal à l'aise.

"On a un problème."

Eugène ouvre les yeux en marmonnant.

"Z"avez fait quoi encore."

Et plus vite qu'on ne l'aurait pensé il se faufile hors du lit superposé. Il écarte rudement le cercle d'artilleurs penché autour de ... d'une gamine... aux cheveux roses. Une petite chose terrifiée.

"Qui a fait ça ?!"

Il a l'air mauvais et cruel, sa voix claque. Aucun artilleur ne la joue large. Woody baragouine une explication gênée.

"Vous vous écartez tous où j'vous éclate."

Dans ses yeux un éclair de feu et sur son visage un bref sourire les dissuade de discuter les ordres. Ils s'écartent laissant la petite mal en point avec Eugène... Il se rend alors compte que c'est une jeune femme. Il n'ose pas vraiment s'approcher. Il ressent la douleur terrifiée de la petite et ça lui rappelle son enfance. Un frisson éphémère le traverse, qui déclenche à la fois une montée d'adrénaline et un chaos de colère triste. Il oublie ses gars qui paieront leur erreur tout à l'heure. Il a tout son temps.
Il s'approche accroupi devant la jeune femme, ne se demandant même pas ce qu'elle fait là, il lui parle à voix basse comme à un enfant.

"Hey sweetie, tranquille. Respire. J'vais prendre soin d'toi t'es safe maint'nant. Tu crains rien. "

Les tambours résonnent sous mon crâne. Yeux crispés refermés, mains collées contre mes oreilles, j'essaye de penser à tout sauf à la douleur qui ne vient pas. Et plane au-dessus de moi, garce. J'essaye de penser... aux fleurs, à leur parfum, aux gâteaux, aux cupcakes, aux codes, aux chiffres. Et je me met machinalement à compter les décimales du nombre d'or. Pour me calmer... Ca ne marche pas. Rien ne marche.
J'entend encore leur rire. Est-ce seulement leur rire... Je ne sais plus. Le silence m'embrouille. Et j'entend une voix, seule, quelque part. Je me recroqueville encore plus. Est-ce le capitaine ? Vient-elle terminer le travail ?

Mon corps tremble, je ne respire plus. Je m'imagine sous ma couette, en sécurité. Je suis bel et bien sur le sol du vaisseau, dans l'antre des artilleurs. Ces hommes effrayant autour de moi, leurs grandes mains qui se rapprochent, leurs regards identiques à celui de l'homme qui me hante.
Ils veulent me dévorer.

Je sors lentement de ma léthargie, j'ai l'impression que l'air se rapproche de mes poumons. Et je l'entend à nouveau, cette voix. Basse, douce. Gentille... J'ose ouvrir un oeil, je tombe nez à nez avec un garçon. Vif, mon oeil se referme instantanément. Je tremble...
Inspiration. Laisse entrer l'air...
Un râle sort de ma gorge en place des mots désirés. Je n'arrive pas à me lever. Ni à parler.

Je rouvre mes yeux émeraude et fixe ce visage sombre et étrangement bienveillant face à moi. Ne le lâche pas.

Ses yeux émeraude le fixent.

"J'suis amoureux. "

Il rigole avant d'afficher un sourire séducteur et gentil à la fois, ses yeux fous dans les siens.  Elle a l'air d'un animal blessé, d'un enfant terrifié. Des flashs de souvenirs lui reviennent, l'adrénaline parcourt ses veines et ça le frustre. Il est particulièrement en colère contre ses gars. Pour l'instant sa priorité reste sur ce petit bout rose, d'autant qu'ils auront des problèmes si la capitaine l'apprend. Alors il doit s'occuper d'elle en premier. Ils font profil bas en attendant.

"Allez reste avec nous miss c'est ça."

Se demandant ce qu'il doit faire il ordonne à Woody d'aller chercher de quoi boire et attrape souplement la fille pour l'emmener en une poignée de secondes dans son propre lit tout en mettant tous ses trucs sur le côté d'un coup de main.

Dans l'obscurité et le silence de sa couche, il reste proche mais de l'autre côté du lit, toujours accroupi à la regarder. Woody ouvre le rideau pour lui tendre une gourde. Il s'approche le bras tendu vers elle.

"Tiens, ça va t'requinquer."

Il se rend compte qu'une grenade se trouve sous son oreiller alors il l'attrape, sans toucher la jeune femme. Sans doute désamorcée mais il préfère garder ses jouets près de lui.

"Tu t'sens mieux ?"

Il a de nouveau l'air profondément ennuyé, son regard traverse le lit, le sommier du dessus, il raccorde deux fils en attendant qu'elle reprenne ses esprits.

Il est différent. Et pourtant, lorsqu'il m'attrape par le bras, j'ai ce même mouvement de recul que pour les autres. Mon souffle s'emballe, mon coeur s'affole. Je ne sais pas ce qu'il me veut. J'ignore ce qu'il veut faire de moi et je suis impuissante, comme avant. Une poupée de chiffon. Et ses mots rassurant ne m'aident pas. Ils ne me parviennent qu'à moitié, mes tympans battent fort.
Il m'emmène dans un lit... Je ne bouge plus, je me recroqueville. Jambes contre torse, bras autour d'elles comme pour les sceller. Et je garde mon regard vert sur lui. A scruter le moindre mouvement.

Le silence s'éternise, il ne bouge toujours pas. Il ne fait rien, se contente de m'observer. Me voudrait-il réellement du bien ? Le rideau s'ouvre, je sursaute. Un des types me tend une gourde. Qu'a-t-il mis dedans ? Que veulent-t-ils me faire ? Je refuse de boire. Je garde la gourde dans ma main, les yeux rivés sur l'homme face à moi.
Et lorsqu'il se penche vers moi, j'ai l'impression que c'est terminé. Que tout recommence, de nouveau dans cette chambre d'enfant, impuissante, yeux clos et larmes salées sur le visage.
Il ne fait rien. Il recule, un objet entre les doigts. Il ne m'a pas touchée et moi, je ne le quitte pas des yeux.

-Je... Non. Enf... un peu. J'crois.

Je ne lui fais pas confiance pour autant. Je ne l'aime pas. Mais il m'a sortie de l'enfer...

-Merci.

Eugène ne se rend pas forcément compte de sa position par rapport à l'espace vital des gens. Il est ainsi à l'intérieur d'un endroit restreint et pourtant éloigné au maximum comme deux aimants contraires. Il finit très concentré dans sa création de mini bombe. Il ne la regarde plus même s'il sait qu'elle est là. Il la veut déjà mais il a tout son temps. Il aime les femmes mais pas les brusquer. Il n'entend pas qu'elle le remercie. Pour lui ça n'a aucune importance. Par contre il rigole tout seul quand il l'entend hésiter, sans la regarder, comme s'il se racontait lui-même une blague.

"Tant qu't'es ici ils viendront pas t'embêter."

Son ton n'est pas agressif, il est curieux et absent à la fois. Puis il la regarde, l'observe sous toutes ses coutures, et revient à son propre petit jeu.

"J'aime bien tes cheveux."

C'est vrai. Il aime bien cette couleur flash, éclatante. Il pense déjà à en faire un artifice, un beau rose pétard. Dehors les gars se sont remis à jouer mais en parlant bas.
Son mécanisme fini, il finit par s'asseoir en tailleur face à elle. La tête dans son menton, son regard un peu agité qui se concentre sur elle.

"Qu'est-ce que t'es venue faire chez nous ? Pis où t'es dans l'bateau normalement ?"

Ses mots peuvent paraître agressif mais son corps ne le traduit pas. Il écoute.

Il joue. Il joue avec son truc, peut-être un machin d'artilleur, j'm'en fous. Mais il joue devant moi. Qu'est-ce qu'il veut ? Je sens mes bras se détendre à mesure que le temps passe. Bien heureusement, je ne suis pas claustrophobe en plus de tout le reste...
Le type n'est pas agressif. Ce qui change. Et malgré sa voix un peu bourrue et ses mots, il reste loin de moi. J'en oublierai presque que derrière ce rideau, il y a tous ces hommes brusques et sûrement violents. Ils ne peuvent pas être gentils. Ils ont essayé... Peut-être... Je sais plus. Ma mémoire peine à se souvenir de ce qu'il s'est réellement passé. Juste ce type qui est venu me sortir de là. Pour lui ? Ou par pur gentillesse ?
Je n'veux pas lui faire confiance.

Et il me sort qu'il aime bien mes cheveux tout en s'amusant sur son jouet. Et vite, il termine son machin et s'assoit en tailleur face à moi, il me regarde. Mes jambes se crispent, mes bras les ramènent davantage à moi. Et je fronce mes sourcils, eux aussi guimauve.
Et il me pose des questions. Mon faux-père ne m'en avait jamais posé avant de... Peut-être qu'il est simplement sympa en fin de compte...
Je n'l'aime pas quand même.

-J'voulais juste jouer, c'est tout. En haut ils jouent pas et sont pas drôles.

Ma voix est cassée, peine à sortir.

-J'suis hackeuse.

Pourquoi est-ce que j'lui dis tout ça moi ? Quelle idée...

Qu'est-ce qu'elle est mignonne quand elle fronce les sourcils. C'est à peu près tout ce qui lui passe par la tête alors qu'elle se protège de lui. Puis en faisant attention à ce qu'elle dit, il est pris d'un gros rire franc et impossible à étouffer. Ses yeux brillent. Autour, les chuchotements se taisent, ils ne diront rien pour l'instant mais dans quelques jours quand la colère d'Eugène sera retombée et qu'ils ne risqueront plus rien, il se fera vanner comme jamais. En même temps ramener la jolie guimauve dans son lit, il a fait fort sur ce coup.

"Sont pas drôles en haut."

Son regard complice cherche celui de la jeune fille, et il ne s'approche pourtant pas.

"C'est l'moins qu'on puisse dire. Ici ça joue mais mes gars ... c'est des mauvais joueurs. Faut pas avoir peur d'ces grosses brutes, sont pas méchants. Juste ... taquins. Surtout avec une p'tite femme comme toi."

Les artilleurs ne sont pas les plus doux et on aurait du mal à les qualifier de gentils. Mais c'est la famille d'Eugène. Il ne voit pas les avides pirates au sale caractère, violents et brutaux mais plutôt des frères d'armes. Puis il réfléchit.

"Aaaah c'toi la nouvelle hackeuse ! J'espère qu't'es plus habile qu'l'ancien..."

Le dernier hackeur a failli faire perdre la vie à Jillian, mettre le Némésis en mauvaise posture mais surtout ... tuer Eugène lui-même. Pas qu'il s'en soucie plus que ça... sauf qu'il voit maintenant qui est la rose.

Il rit... Il rit, bordel ! Il cherche à m'énerver ? Il va se le prendre mon pied dans son nez... Dans son joli nez... Mais qu'est-ce que j'dis moi ? Il répète mes mots, semble vouloir me taquiner. Mais moi je le prend mal. J'essaye de respirer, de ne pas retomber dans ma crise de panique, et lui, il se moque.
Et pourtant... quand il me regarde, j'ai qu'une pensée... qu'il a de beaux yeux. NON ! Oublie ça, Azel Jones. Arrête. Il est sûrement comme les autres, avide de ton corps et du reste. A te vouloir entièrement pour te laisser après comme un vieux tas de vêtements sales.

- Des mauvais joueurs, c'est peu dire... J'ai gagné à la loyale. Et j'ai pas peur...

Je fronce davantage ses sourcils, parce que je sais qu'il a raison, mais j'aime pas ça. J'ai vraiment eu peur... Très. Et c'était plus que d'avoir peur, j'ai fait une crise de panique. Je respirais plus...
Je m'offusque quand il me dit qu'il espère que je sois plus habile que l'ancien hackeur.

- EH ! J'suis la meilleure. Personne ne m'arrive à la cheville.

Je n'sais pas pourquoi, il arrive à me faire oublier le monde derrière le rideau. Et d'un autre côté, il arrive à m'agacer avec sa façon bourrue de se moquer de moi. Je ne sais d'ailleurs toujours pas ce qu'il cherche vraiment. Après tout, il m'a emmenée dans son lit...

Il ne dit rien sur le fait qu'elle n'a pas peur, elle tremble encore. Avec n'importe qui il se serait amusé à faire encore plus peur mais elle est différente, sa peur n'est pas une simple peur, elle est physique. Alors il se contente de sourire. Et tandis qu'il la regarde et que son œil s'adapte, il voit d'un zoom une autre couleur pastel dans ses cheveux.
Eugène ne l'écoute plus quand elle parle, il est focalisé sur cette tâche, il s'approche doucement mais sûrement. Son immense corps faisant barrage à cette frêle petite chose rose. Leurs visages sont si proches qu'il sent son odeur pourtant il ne la touche pas. Ses lèvres aussi rose ou presque que ses cheveux sont à quelques centimètres des siennes mais il ne les regarde pas, ni les sourcils roses, ni les yeux émeraude, ni le petit nez. D'un doigt expert il prend cette petite tâche bleu pastel et se recule de quelques centimètres. Son œil s'adapte à ce bout bleu sur son doigt. Et sans faire attention plus que ça à la jeune fille juste à côté de lui, il fourre son doigt dans sa bouche. Il ferme les yeux en savourant ce goût sucré et acidulé à la fois.

"Cupcake ! C'est ça non ?"

Si c'est elle qui les a cuisiné, il va falloir qu'il monte la voir plus souvent. D'ailleurs pas que pour les cupcakes...
C'est à ce moment que son HCom à lui émet un petit bip.

Mon souffle se coupe lorsqu'il s'approche. Mon coeur s'emballe, je ressers plus encore mes jambes contre ma poitrine. Nos visages sont si proches... C'est fini. Son petit jeu terminé, il montre son vrai visage. J'ai cru, l'espace de quelques minutes, qu'il était différent. Il est comme les autres. Une brute, il prend ce qu'il veut.
Je suis tellement frêle face à lui... Il est tellement grand, tellement fort. Et moi tellement petite, tellement maigre. Il se rapproche encore, nos lèvres si proches les unes des autres. Il peut... Il pourrait. Pourtant, il ne me regarde pas. Ni mes yeux, ni mes lèvres, rien. Je peux le sentir.
Moi, je ne le quitte pas des yeux. Je le fixe, peur au ventre de ce qu'il pourrait me faire. Et soudain, il rapproche son doigt de moi. Instantanément, je sursaute, mais il se recule doucement de quelques centimètres. A quoi joue-t-il? Il met son doigt dans sa bouche, yeux clos. Je respire fort.

J'ouvre des yeux ronds. Il vient réellement de trouver du glaçage dans mes cheveux et de le goûter? Il s'est approché de moi pour ça? Mais qui est ce type... Il ne semble pas menaçant. Juste énervant. Même s'il m'a tiré de l'enfer...

Son HCom émet un bip. Je saisis l'occasion et d'un bond, saute hors du lit. Je me prend les pieds dans l'espèce de rideau et tombe le nez au sol. Je me relève et cours, main sur le visage, fuis l'antre des artilleurs. Je tremble encore.

Eugène a à peine le temps de se détourner vers son communicateur. Et comme une gazelle elle saute de la couchette et s'enfuit, non sans avoir fait une splendide chute la tête la première. Des artilleurs s'apprête à la récupérer quand la voix d'Eugène sort d'entre les rideaux.

"C'est bon laissez les gars."

Il sort sa tête avant de s'extirper en s'étirant. Un silence plane, ils n'osent même pas faire une remarque sur ce qu'il vient de se passer. Eugène a l'air à moitié endormi, mais au bout de deux ans, ils savent que ça ne veut rien dire. Il vient s'asseoir avec eu. Dans une main il tient un pistolet, qu'il pointe sur Josef en souriant.

"Alors comme ça, ça t'amuse de faire flipper les donzelles ? Parce qu'elle t'met une branlée ?"

Et il pointe son arme sur celui dans la foule qui s'est amusé à dire que la hackeuse avait triché.

"Et toi... t'es fier ? J'devrais p't'être le dire à la capitaine ?"

Il finit par ranger son arme et se lever, dos tourné à eux, le ton plus dur.

"J'suis déçu les gars. Mais j'compte sur vous pour vous excuser. Et bien. L'Jack en saura rien. Mais qu'j'vous y reprenne plus, j'espère qu'j'suis clair."

Face à leur soulagement, il ne peut s'empêcher de hausser les épaules en riant, une fois. Avant de lancer une grenade qui émet deux tics effrayants avant d'exploser en une ribambelle de bouts de cartes au milieu de la table.