Loss & Despair

Son cri la surprend et Hannabeth se fige, l'estomac dans la gorge, des sueurs froides dans le dos et des larmes brûlantes aux coins des yeux. Voir sa sœur ainsi lui arrache le cœur et la douleur dans sa poitrine rend sa respiration difficile, mais plus encore... elle la terrifie. Elle ne sait pas quoi fait, pas quoi dire pour ramener Jézabel à la réalité, pour qu'elle redevienne elle-même, pour ne pas la perdre. Elle voudrait tellement savoir comment y parvenir, mais en même temps, la sortir d'un état qui l'empêche peut-être de souffrir un peu de la perte lui semble infiniment cruel. Il n'y a pas de bonne option, ici.

Sa soeur semble remarquer son trouble et vient alors pour la consoler, chose qui est presque insupportable pour la blonde dans les circonstances.

"Parce que j'm'inquiète pour toi... Fucking hell..."

Elle essuie alors rageusement ses yeux du dos de la main puis tente d'attraper celle de Jézabel. Celle-ci s'évade puis évoque leur mère, faisant violemment tiquer sa cadette.

"Jez, écoute moi. Tu n'as pas échoué et maman ne sera pas furieuse. Elle n'est plus là, tu te souviens? Souviens toi, j't'en prie, m'l'aisse pas toute seule, Jez. J'ai besoin d'toi."

Elle haït le désespoir qu'elle entend dans sa propre vois. Haïs le regard terrifié qu'elle doit offrir à sa soeur. Haït le mouvement presque enfantin qu'elle fait lorsqu'elle tente de lui reprendre la main. Mais elle n'a aucune idée quoi faire d'autre et sa poitrine menace de bientôt exploser.

Je ne suis guère certaine de comprendre les paroles de ma jeune sœur. Pourtant, elle semble tout à fait sincère. Lorsque sa main attrape la mienne, un désagréable frisson secoue mes épaules. Je l'observe avec incrédulité, m'imprégnant de son regard terrifié et désespéré. L'ai-je déjà vue dans un tel état? Pire, me suis-je déjà souciée de la voir ainsi? Il me semble qu'hier encore, je la haïssais. Pourquoi aujourd'hui ai-je tant envie de la serrer dans mes bras? Pourquoi ai-je si mal?

- Enfin, Hannabeth, qu'est-ce que tu racontes ? Maman doit être à bord du vaisseau, et... Et pourquoi diable sommes-nous toutes les deux ainsi ? Nous ne devrions point être là, ensemble. Cela n'a aucun sens, je...

Je regarde autour de moi, constatant les gravats, la destruction, et partout, la mort. L'odeur de sang est entêtante, hypnotique. Une vive douleur au crâne me fait vaciller.

-Seigneur, que s'est-il passé ici ? De quoi suis-je censée me souvenir? Hannabeth, je...

Je ne puis comprendre ce qui se produit autour de nous. Elle semble si terriblement inquiète que je ne puis que prendre ses mots avec la plus haute des considérations. Ces hurlements en moi font battre mon cœur à une vitesse folle ; cependant, ils sont étouffés par l'infinie tendresse que m'inspire Hannabeth. Ce sentiment est nouveau, me semble-t-il. Cependant, il me semble être tout ce qu'il me reste. Je souris à Hannabeth, prenant sa main avec les deux miennes.

-Qu'importe. Je ne te laisserai jamais toute seule, Hannabeth.

Hannabeth ne sais pas quoi faire. Elle ne peut laisser sa soeur ainsi, mais elle ne veut pas la faire paniquer, s'enfuir de nouveau ou pire encore. Elle ne sait donc pas si elle doit tenter de lui faire se souvenir de force, de lui dire qu'Erszébeth est morte depuis des années, que Nadya aussi est... Fuck. Fuck fuck fuck!

"Je sais... j'te laisserais jamais toute seule non plus. Pas maintenant et pas jamais."

Serrant ses mains dans les siennes, elle tente de faire un pas en arrière pour voir si sa soeur va la suivre. Elle ignore toujours si c'est la bonne chose à faire, mais elle a décidé que son objectif principal était de la ramener sur le Némésis, peu importe comment. Là, Jadis pourra l'aider. Elle doit pouvoir l'aider.

"C'est... c'est rien, Jez. Mais j'ai b'soin que tu vienne avec moi."

Elle insiste avec un peu plus de force, et bien qu'elle voudrait essuyer les larmes sur ses joues, elle ne détache pas ses mains de celles de sa soeur. Elle a peur que si elle la lâche, elle la perdra de nouveau. Elle a peur que si cela se produit, qu'elle na parvienne plus à la retrouver. Jézabel vient de lui dire qu'elle ne la laissera jamais toute seule, mais si Hannabeth croit que la volonté de sa soeur est sincère lorsqu'elle prononce ces mots, elle croit également que des forces plus grandes peuvent très facilement rendre cette promesse impossible à tenir. Et cela la terrifie.

Un étrange sentiment pulse dans ma poitrine. Je ne bouge nullement lorsque Hanna entame une retraite en direction du Némésis. Cependant, la voyant insister, j'esquisse finalement un premier pas en sa direction. Son ton ni son regard ne me pousse à me sentir apaisée et en confiance. A l'inverse, la douleur en mon sein croit sans cesse. Je m'accroche aux mains de ma jeune sœur avec la force du désespoir. Nous faisons quelques pas ensemble, avant que je ne nous arrête de nouveau.

- Hanna... Hannabeth... Je... Je ne puis, je... Je...

Je me sens incroyablement confuse. Une de mes mains choit, se porte à ma poitrine. Une voix en moi hurle qu'il ne faut guère que je retourne au Némésis. Pourtant, il s'agit de ma demeure, de l'endroit où je vis depuis toujours, de ce que je possède de plus cher.

- Je ne puis retourner sur le Némésis. J'ignore... J'ignore pourquoi... Pourquoi ai-je si peur ? Pourquoi... Pourquoi ai-je si mal ?

Ma main glisse le long de mon corps, jusqu'à effleurer mon ventre. La douleur me fait grimacer, et lorsque j'abaisse mon regard en direction de mes doigts tremblants. Ils sont couverts d'un liquide rouge bien trop reconnaissable.

- Hannabeth, soufflé-je, avant de vaciller.

La panique se mèle à la douleur d'Hannabeth et elle ne parvient pas à retrouver son calme alors que sa soeur semble toujours s'enfoncer plus creux dans sa folie. Elle ne sait pas comment l'aider et se sentir inutile la rend malade. Serrant les poings, elle tente de forcer ses larmes à s'arrêter et tente de trouver les bons mots. Avant qu'ils ne viennent, elle voit Jézabel porter la main à son ventre puis découvrir ses doigts couverts de sang. Du sang frais. Ce ne peut donc pas être celui de Nadya.

"Jez...? Merde, Jez, t'es blessée, montre moi."

L'urgence prend alors le pas sur tout le reste. D'une main, elle attrape son HCom et de l'autre elle écarte la cape de sa soeur pour analyser l’ampleur des dégâts. Son estomac ne fait alors qu'un tour.

"Fuck."

L'identifiant d'un de ses hommes toujours avec les membres du Némésis déjà sélectionné, elle s'adresse aussitôt à son HCom.

"La Capitaine Jézabel est gravement blessée, j'ai b'soin du médecin de bord du Némésis en urgence et qu'vous veniez nous rejoindre à ces coordonnées."

La douleur se rappelle désormais à moi. Depuis quand ai-je cette blessure ? Comment est-elle diable apparue ? Oh seigneur... Je chancelle ; je n'évite la chute que par miracle. Je me sais cependant incapable de tenir debout encore longtemps. Mes jambes sont de plus en plus faibles, et ont du mal à supporter mon poids. Je prends appuie sur l'épaule de ma jeune sœur.

- Hannabeth...

Lentement, je m'abandonne à l'attraction terrestre, et je chois sur le sol. Je ne sens plus guère mes jambes, et mon corps entier est pris de tremblements irrépressibles. Les mots d'Hannabeth ne parviennent nullement à me rassurer. Gravement blessée... Urgence... J'abaisse les yeux, cherchant à me souvenir de la façon dont j'ai hérité de cette blessure.

Ma main s'accroche à celle de ma jeune sœur avec la force du désespoir, et je ne veux plus guère la lâcher. J'ai brusquement froid, ô si froid. Il me semble que si je perds le contact avec Hannabeth, plus rien ne saura me retenir. Vais-je alors sombrer dans les abysses ?

- Hannabeth... Reste... Reste avec moi...

J'ai la plus grande difficulté à respirer.

- Hannabeth...

Hannabeth a à peiner le temps de terminer sa transmition via HCom qu'elle voit sa soeur perdre pied. Lâchant son appareil, elle se rue à elle pour tenter de la retenir et lui éviter une nouvelle blessure dans sa chute. Enserrant les épaules de son ainé de ses bras, elle appuie sa tête contre sa poitrine dont le coeur bat la chamade. Elle appuie ensuite ses mains contre la blessure de Jézabel pour tenter de faire cesser l'hémoragie.

"J'suis là, Jez, j'vais nulle part."

Merde ils font quoi, à trainer comme ca? La blonde lance un regard désespéré au coin de la ruelle vide, les secondes lui paraissant infiniment longues. Finalement, au bout de seulement une ou deux minutes, les hommes du Némésis arrivent en courant, trainant un brancard avec eux. C'est également avec soulagement qu'elle aperçoit Jadis parmis les membres d'équipage présents. La blonde crit alors :

"DÉPÊCHEZ VOUS!"

Lorsqu'ils arrivent à leur niveau, Hannabeth les aide à installer sa soeur sur le brancard puis s'écarte afin de laisser la place à Jadis et aux porteurs. Elle s'assure néanmoins de prendre la main de Jézabel dans la sienne et de ne pas la lâcher, alors qu'ils prennent le chemin du Némésis au pas de course.

Chaque respiration est terriblement douloureuse. Je m'accroche à Hanna pour ne pas perdre pied. Autour de moi, j'ai la sensation que l'on s'agite, que l'on s'affaire. Je ne vois plus que le visage de ma jeune sœur. J'use de toutes les forces que je possède encore pour tenter de garder le fil de ma pensée cohérent. L'on appuie sur ma blessure, et la douleur menace de m'emporter dans les limbes. Pour autant, je suis soulagée de me savoir capable de toujours sentir une sensation. Ceux qui ne sentent plus rien sont morts. Alors cela signifie que je suis vivante, n'est-ce pas ?

Je tremble, mes dents claquent, mes paupières sont lourdes. Je tâche de demeurer concentrée. Je n'entends qu'un bruit de fond insupportable, sans jamais parvenir à saisir la moindre bribe d'information ou de mots qui pourraient faire sens. L'agitation m'épuise. Je me sens ballottée, et des mains se promènent sur mon corps endolori. Je voudrais que tout cela cesse. Je voudrais que l'on me laisse en paix.

- Hannabeth... J'ai froid... Je suis épuisée... Fais cesser tout ce bruit... Je... Je veux... Je veux le silence. Seigneur... Que l'on me laisse... Que l'on me laisse en paix...

Ma voix n'est qu'un laborieux soupire. J'éprouve les plus grandes difficultés à conserver mes yeux ouverts. Ma vision est terriblement floue. Je suis lasse de toute l'effervescence, des mouvements, du bruit. Je suis lasse du monde et du froid.

- Que l'on me laisse en paix...

Leur quadrillage du terrain ne les a pas fait s'éloigner énormément du Némésis, mais entre les décombres à éviter et l'obligation d'avancer lentement à cause du brancard, la route jusqu'au vaisseau est longue et laborieuse. Le temps parait s'écouler encore plus lentement pour Hannabeth dont le coeur bat à tout rompre à ses oreilles et dont la peur et l'angoisse dévorent la poitrine. Elle échange toutes les dix secondes un regard avec la médecin du Némésis, tentant de lire dans ses yeux à quel point la situation est sérieuse, si sa soeur va s'en sortir... Puis Jézabel se remet à parler et la blonde serre les doigts entrelacés aux siens avec force. Ses paroles lui font peur, mais elle refuse de le laisser paraître ou de les laisser abattre. Elle doit être forte pour Jezabel, forte pour tout le monde, ou tout va s'écrouler autour d'elle. Et elle ne pourra pas survivre à cette nouvelle hécatombe.

"Ça va aller, Jez, on arrive bientôt. Concentre-toi sur ma voix et ma main, d'accord?"

Elle redresse la tête et voit qu'ils arrivent en vue de la grande frégate. Elle accélère le pas et jure entre ses dents en reposant sur le visage blême de sa soeur.

"Fucking hell, Jez, pourquoi t'as rien dit...?"

Malgré mes appels, il me semble qu'Hannabeth ne comprend nullement le sens de mes mots. Elle m'incite à écouter le son de sa voix, à me concentrer sur ses doigts qui enserrent les miens. Je me sens tout à fait étrange, comme engloutie dans une mer de mousse et de coton. Je trouve tout cela particulièrement ridicule, et les mouvements qui secouent mon lit sont tout à fait désagréables. Je voudrais à nouveau leur dire de cesser toute cette agitation qui m'épuise, afin que je puisse me reposer ; cependant, le ton inquiet de ma jeune sœur me dissuade de le faire.

Pourquoi n'ai-je rien dit ? Pourquoi n'ai-je rien dit... Voilà une question à laquelle j'ignore quoi répondre. Un froid intense s'empare de moi. J'ignore tout à fait à quoi elle fait référence. Il m'est difficile de conserver les yeux ouverts ; mes paupières sont si lourdes que tout mon corps me hurle de simplement les laisser se clore.

- Qu'aurais-je dû dire ? Tout va bien, Hannabeth. Nul besoin d'être si inquiète...

Je lui offre un sourire qui se veut réconfortant, malgré tout ce que je peux ressentir. Difficile d'ignorer la panique et l'inquiétude que je crois sentir chez Hannabeth. Peut-être suis-je dans l'erreur ; si tel est le cas, rien n'est moins grave. Au moins aurais-je tenté de rassurer ma jeune sœur. Savoir qu'elle va mal me tord les boyaux plus qu'il me serait possible de l'exprimer.

"Que t'étais blessée, merde! On aurait pu..."

Hannabeth claque de la langue avec agacement puis inspire profondément par le nez pour calmer son élan de colère qui n'est rien d'autre que la manifestation de son inquiétude dévorante. Elle en veut à Jézabel de lui avoir caché la gravité de son état, bien sûr, mais quelque part elle comprend. Si cela avait été Croyance, perdue dans la ville en ruine après l'attaque, ou encore Logan, Lawrence... ou n'importe qui d'autre de son équipage, même avoir les deux jambes coupées ne l'auraient pas arrêté. Mais si elle-même se vide complètement de son sang quelque part, y aura-t-il vraiment quelqu'un pour réellement la pleurer?

Car tout ce à quoi Hannabeth peut penser maintenant est la peur du vide. Un vide béant et glacial qu'elle connait bien. Elle sent son coeur être plongé dans la peur de ce vide laissé après la mort, et seule sa volonté de se battre pour l'empêcher de couler la retient de réellement paniquer. Elle ne veut pas perdre sa soeur.

Heureusement, leur convoi arrive enfin en vue du Némésis et d'autres membres de l'équipage de Jézabel viennent leur porter main forte. La blonde reste néanmoins toujours à son poste, tenant la main de sa soeur dans la sienne, et lui souffle alors qu'ils montent sur la passerelle :

"On y est, Jez, tout va bien aller, accroche-toi."

Que je suis blessée. Suis-je blessée ? Certainement. Je suis épuisée, éreintée. Je voudrais m'endormir à jamais. Certainement qu'il me serait aisée de me laisser emportée à cet instant. Si seulement Hannabeth voulait bien se taire. Si seulement elle cessait de s'accrocher autant à moi. Que lui ai-je apporté, au cours de nos vies ? De la peine, des ennuies, des préoccupations. Rien de plus. Mais elle a toujours été têtue, et sans doute le sera-t-elle à jamais. Il est déjà trop tard pour espérer la voir changer. Et quand bien même, je l'aime telle qu'elle est - à l'instar de tous ses proches.

Je crois percevoir plusieurs voix familières, et l'agitation autour de moi m'épuise davantage à chaque instant. Seigneur, pourquoi sont-ils obligés de faire tout ce raffut ? Si j'avais seulement pu parler, je leur aurais ordonné à tous de faire silence, et de me laisser en paix. N'ai-je donc pas mérité la paix, après tout ceci? Dois-je encore m'accrocher à cette existence, faite de souffrance, de mort et d'amertume? Dois-je lutter, dans l'unique but d'éviter à mes proches une peine certaine ? Ce choix me parait impossible à effectuer. Et pourtant, ai-je me choix ?

Non, je ne le possède nullement. Je ne puis décemment point abandonner ma jeune sœur ou mes enfants. Je ne puis laisser notre héritage familial se perdre ainsi. Je suis une femme de devoirs, et mes devoirs sont ceux-ci : mon heure n'a nullement encore sonnée. Mes doigts serrent davantage ceux d'Hannabeth.

La main de Jez qui se resserre autour de la sienne est bon signe, mais cela n'apaise en rien l'inquiétude et la peur frôlant la panique qu'Hannabeth ressent.

Une fois à l'intérieur du Némésis, tout se passe rapidement. Hannabeth n'a pas le temps de voir les murs de ce vaisseau qui a un jour été sa maison et sur lequel elle n'a pas remis les pieds depuis plus de vingt ans. Toute son attention est fixée sur sa soeur et les mouvements de l'équipe médicale qui la transportent jusqu'à l'infirmerie, puis dans la salle d'opération. Les mains, les voix et les lumières se succèdent, puis on pose finalement une main sur son bras pour l'inciter à s'écarter. Hannabeth refuse d'abord, mais un regard sur de l'infirmière et les paroles "on a besoin d'espace pour travailler et la sauver" font son chemin jusque dans sa tête. Avec difficulté, elle laisse les doigts de Jézabel glisser d'entre les siens. Elle ignore qui la mène hors de la salle d'opération et n'écoute pas les mots qu'on lui dit, les yeux fixés sur cette porte fermée.

Au bout d'un moment, Hannabeth réalise être seule. Elle se laisse tomber sur une chaise et sort son HCom pour communiquer rapidement avec Logan. "Suis sur le Némésis. Leur capitaine est gravement blessée." Ses yeux reconnaissent ensuite les angles familiers de l'infirmerie de son enfance et un gout amer se pointe sur sa langue alors qu'un creux dans sa poitrine s'ouvre. Elle voudrait tellement pleurer.

Je n'ai plus conscience de ce qui se trame autour de moi. Les odeurs et les sons me paraissent vaguement familier sans que je ne puisse en être totalement certaine. Sommes-nous arrivés sur le Némésis ? Je me sens faible et aveugle, comme si plus rien n'avait de consistance autour de moi, comme si le monde se faisait brume et l'air s'opacifiait. J'entends quelques sons sourds, des murmures lointains - de protestations, d'urgence, me semble-t-il. Je me demande où se trouve ma mère. Certainement est-elle occupée à essayer de se débarrasser d'Hannabeth. Que va-t-elle encore inventée à cette fin ?

Je l'ignore, et je n'ai pas la force de m'y intéresser. Je sens des mains se poser sur moi, et quelle que soit leur intention, je ne peux rien y faire. J'essaie de lutter un sombre instant, mais j'abandonne aussitôt. Mon corps est lourd, incapable de répondre à mes attentes, et les présences autour de moi trop nombreuses pour me laisser la moindre chance. Quelle importance ? J'espère que le Némésis continuera de briller, et que ma mère ne m'en voudra guère d'être partie de la sorte. On pose un objet froid sur mon visage, et aussitôt, je me sens sombrer.

Hannabeth est seule dans cette pièce inconfortablement étrangère et familière. Elle hait le silence qui y règne et qui laisse voir le temps qui s'écoule trop lentement devant cette putain de porte fermée qui lui cache le sort de sa soeur. Elle a horreur des détails qu'elle remarque sur les murs et le carrelage qui la transportent à une autre époque plus facilement que la marée à chaque fois que son regard ose s'y poser. Elle voudrait hurler pour combler le silence, forcer les réponses à arriver et éloigner la voix de sa mère qui résonne plus fort ici que partout ailleurs.

Son souffle se fait court et rapide, bien qu'elle soit assise, et la panique ne semble plus avoir de repars pour être contenue en elle. La blonde se lève alors et fait les cents pas, incapable de rester en place, incapable d'aller nulle part. Elle voudrait s'occuper les mains, mais n'ose rien toucher. Que les objets soient anciens ou récents, ils appartiennent à un univers dans lequel elle ne veux pas remettre les pieds. Univers dans lequel, en étant à bord du Némésis, il est déjà trop tard pour éviter, mais elle se refuse à contempler l'idée.

Puis, enfin, après ce qui lui semble être des heures ou des jours, on ouvre enfin la porte et l'invite à entrer. Hannabeth s'y précipite, puis se fige en découvrant la silhouette pâle de sa soeur sur le lit d’hôpital. Lentement, elle s'approche et lui prend la main.

"Jez?"

Je me souviens des cris. Je me souviens du sang, des pleurs, du chaos. Je me souviens de la destruction, de la peine et de la douleur. Je me souviens de l'odeur de la mort et de son souffle qui effleure mon cou avec la même passion glacée. Je me souviens aussi des ombres et de la peur. De ma propre peur, qui porte en elle le même goût métallique que le vide. Et lorsque j'ouvre les yeux, la seule certitude qui m'habite encore, est que ma chute au sein de ce vide ne fait que débuter.

Ma jeune sœur est à mes côtés. Les fantômes s'en sont allés. La fièvre aussi. La mort me veille, tout près. Je la sens davantage que je la vois. Je n'y prête guère d'importance ; j'ai su m'habituer à sa présence, au fil du temps. Je serai cependant bien incapable de savoir quelles sont mes émotions vis à vis de la présence d'Hannabeth. Suis-je heureuse qu'elle soit à mon chevet ? Suis-je reconnaissante ? Je devrais certainement l'être. Oui, je devrais certainement l'être. Un court instant, mes doigts exercent une pression très légèrement plus fortes sur les siennes, avant de redevenir inertes.

- Tu devrais te trouver avec ton équipage, Hannabeth. Ils ont davantage besoin de toi que moi.

Mon regard, lui, n'a fait que l'effleurer, avant de se perdre encore dans le vide.

Hannabeth serre les dents et interdit aux larmes qui montent à ses yeux de couler. Elle sait que quelque part, Jézabel a raison. Beaucoup des siens ont perdu la vie, elle est elle même en deuil et se doit d'être présente pour son équipage endeuillé. Sans parler que seule Calypso sait à quel point elle veut être avec eux. Mais laisser sa soeur dans cet état lui semble être une tout aussi mauvaise idée que de ne pas être présente pour son équipage. Elle est divisée, déchirée, et cela n'aide en rien ses propres deuils qu'elle tente de garder enfouis, qu'elle se refuse à vivre tant que d'autres auront besoin d'elle. Mais bon sang qu'elle a déjà mal malgré cela, et bon sang qu'elle a envie de pleurer.

La plus jeune des deux Alvarez hoche malgré tout négativement la tête et serre la main de Jézabel dans la sienne.

"Ils savent où j'suis et Logan se charge de l'équipage. Les patrouilles ont retrouvé tous mes membres d'équipage, vivants ou morts, donc les recherches sont terminées. Je peux rester un moment."

Si ses mots sont confiants et inflexibles, sa position ensuite n'a rien à y voir. Elle reste silencieuse, ne sachant ni quoi dire ni quoi faire. L'endroit, la situation, tous ces morts et ce putain de bazar la rendent nerveuse. Elle ne se sent pas à sa place, impuissante, terrifiée. Elle s'accroche à la main de sa soeur et, intérieurement, lui interdit de la laisser toute seule.

Je ne l'entends qu'à peine exprimer son refus de me laisser seule avec moi-même. Sans doute songe-t-elle qu'il s'agit-là de la meilleure décision à prendre. Je l'ignore. J'ai la sensation de flotter dans un océan qui me malmène et me violente, sans que je ne puisse espérer lutter. La main d'Hannabeth dans la mienne est certainement l'ultime ancrage que je possède encore. Et pourtant, je ne puis me résoudre à la voir demeurer à mes côtés alors qu'elle a tant à faire ailleurs. Alors, je me force à sourire et à lui faire face. Mes doigts restent dans sa main sans exercer la moindre pression, prêts à glisser dès lors qu'elle relâchera la force de son emprise.

- Tes hommes doivent attendre le soutien de leur capitaine. Je vais bien, et Jadis veillera à ce que je ne force pas plus que nécessaire, soufflé-je.

Afin d'être plus convaincante encore, je me redresse lentement. Le monde tourne autour de moi, mais je conserve mon équilibre et parviens à m'asseoir. La douleur psychique que je ressens est bien plus insupportable que celle physique que je ne sens qu'à peine. Alors je regarde ma jeune sœur dans les yeux en soupirant. Je sais qu'elle e sera pas dupe. Elle me connait suffisamment bien pour savoir que je ne suis guère une menteuse. Aussi, je me sens obligée d'ajouter quelques mots.

- Le mieux que tu puisses faire si tu veux vraiment m'aider, Hanna, c'est de me laisser seule désormais.

Jézabel a raison. Hannabeth le sait, elle ressent le devoir et l'envie d'être auprès de son équipage jusque dans ses os. Mais merde, ça ne rend pas la décision de laisser sa soeur blessée plus facile. La blonde secoue d'abord négativement la tête puis se passe une main dans les cheveux nerveusement avant d'inspirer profondément.

"Ok... Ok, t'as raison."

Elle tourne alors ses yeux bleu gris dans ceux de son aînée, sérieuse et intense, comme si elle souhaitait tatouer ses intentions dans l’âme de sa soeur pour qu'elle n'en doute jamais.

"Si la situation change, j'veux être mise au courant immédiatement. J'vais m'en assurer auprès de Jadis, mais contacte-moi toi-même s'il y a quoi que ce soit."

La capitaine de l'Albatros se lève alors, ses jambes lui semblant être faites de marbre et luttant contre quelque chose dans sa poitrine lui hurlant de ne pas partir. Elle évite également de regarder autour d'elles, de s'attarder sur les détails de ses murs pleins de souvenirs douloureux. Elle n'a définitivement pas besoin de vivre ce choc maintenant, en plus de tout le reste. Hannabeth serre donc la main de sa soeur une dernièrement fois dans la sienne, hésite, puis dépose un baiser rapidement sur le front de Jézabel avant de tourner les talons en direction de la sortie. Sur le pas de la porte, elle s'arrête et tourne la tête une nouvelle fois vers sa soeur.

"Et Jez... j'aimerais être présente. Pour les funérailles."

Je suis soulagée de ne guère avoir davantage à lutter contre ma jeune sœur. L'énergie me manque - serais-je en train de faiblir ? - et le temps semble être compté également. Il s'est pourtant arrêté, à l'instar de ma vie et de l'importance de ce qui m'entoure. Tout n'est plus qu'ombre et vague mouvements flous que je ne parviens à saisir d'aucune façon. Je me redresse néanmoins sur mon lit, en tâchant de ne point tirer sur mes blessures fraîchement opérées.

- Je le ferai, lui promis-je à mi-mots.

Cependant, sa requête suivante me glace jusqu'à l'os. Je demeure figée un instant, et mon corps tout entier se contracte. Il me faut serrer les dents et les poings pour demeurer maître de moi-même et ne point replonger dans l'océan de perdition qui menace de m'engloutir tout à fait. Je parviens néanmoins à laisser mes affects loin de moi, là où ils ne peuvent plus m'atteindre pour le moment. Je me sens étrangement vide désormais, et c'est un regard tout aussi vide que je tourne en direction d'Hannabeth.

- Soit. Fais comme bon te semble.

Je ne réalise qu'à peine qu'il ne m'importe aucunement qu'elle soit présente ou absente. Comme il ne m'importe aucunement de faire des funérailles ou non. Si je n'avais point été la Capitaine, peut-être ne m'y serais-je pas même rendue. Je soupire. Il semble que je n'ai guère le choix. Lorsqu'Hannabeth sera partie, je me lèverai et je tâcherai de nous remettre à flot.

L'indifférence de Jézabel lui laisse un gout amer dans la bouche et un vide dans la poitrine, mais Hannabeth hoche tout de même la tête à l'affirmative avant de se retourner et cette fois sortir de la chambre. Lorsque la porte se referme derrière elle, la blonde ferme les yeux quelques secondes, se recomposant un masque et une contenance, puis se dirige droit vers le bureau de la médecin de bord comme si ce vaisseau était tout autant le sien que l'Albatros.

Elle s'entretient alors rapidement avec Jadis, lui demandant de la contacter immédiatement si l'état de Jézabel changeait, puis quitta tout aussi rapidement le Némésis. Rester plus longtemps entre ces murs aurait été plus que ce qu'elle ne peut supporter en une seule journée.

Tard ce soir là, lorsqu'elle se retrouvera finalement seule aux petites heures de la nuit après les veillées, après avoir réussi à endormir Croyance, après avoir organisé la défense et les réparations de l'Albatros... elle pleurera. Elle pleurera d'abord ses membres d'équipage perdu. Ensuite, elle pleurera pour sa soeur, pour sa peur de la perdre comme pour sa douleur, ainsi que pour celle qui aurait dû être sa belle-soeur. Finalement, Hannabeth pleurera aussi de douleur et de panique au souvenir à vifs de ces murs du Némésis tachés de cauchemars qui tenteront, comme tant de nuits auparavant, de l'avaler pour la faire disparaître.