Prêtes à tout, audacieuses, courageuses

La métisse secoua la tête en étirant un fin sourire. Elle remplit à nouveau les verres, vida le sien sans demander son reste et répéta la manoeuvre. Cette fois, elle se contenta de laisser courir son index sur les contours du petit récipient. Elle sonda son vis à vis d'un regard sans gêne.

"Tu la connais, Lawrence, toi ?", demanda-t-elle sans détour.

La métisse haussa les épaules. Elle n'attendait pas une validation, pas même une anecdote. Ce n'était que simple curiosité. "Elle est en train d'me former à conduire plus gros. Genre l'Albatros, quoi. J'en ai chié, on va pas s'mentir. La lecture et les maths, c'était pas vraiment mon point fort y'a quelques mois. Mais ça va, ça commence à rentrer. Puis ça reste pas mal instinctif, de toute façon", commença à expliquer Noor'hayl. "Un d'ces jours, on fera une course entre l'Albatros et l'Iceberg, hein ?", demanda-t-elle avec un clin d'oeil.

- Si je ne m'abuse, le fort de ta formatrice est la navigation. Pour le reste... Eh bien, quoi qu'il en soit, tu as déjà quelques bases en pilotage. Les deux univers sont très différents, mais pas incompatibles. Je serai curieuse de te voir à l'oeuvre, tiens. Les astéroïdes, c'est autre chose que les obstacles dans les courses de speeder !

La petite merdeuse est impulsive, alors, il serait amusant de voir comment elle s'en sort avec un vrai vaisseau entre les mains.

- On fera une course quand tu veux, mon petit, mais sache que ta mouette de l'espace n'a pas la moindre chance face à l'Iceberg.

Le rire de Noor'hayl attira l'attention des attablés plus discrets. Frappant la table de sa paume, la jeune métisse ne cachait pas que l'alcool commençait alors à faire son effet sur son organisme éreinté par une course de speeder. C'était Noor'hayl. Elle ne s'était jamais vraiment préoccupé du regard des autres. Encore moins dans une taverne. Une fois sa crise d'hilarité soudaine passée, elle tenta de regagner son calme. Elle en profita pour commander une nouvelle tournée et secoua la tête pour se remettre les idées en place. Puisqu'elle avait devant elle une pilote aguerrie, autant en profiter pour apprendre quelques trucs et astuces.

"Dis, c'est quoi LE truc qui fait un bon pilote ?", demanda-t-elle sans détour, curieuse de pouvoir cumuler les conseils de son adversaire avec ceux de Lawrence. "Genre la rapidité ? Les réflexes ? L'instinct ? Le respect des consignes ? J'en sais rien moi, mais j'espère vraiment que c'est pas le respect des consignes parce que c'est pas mon fort hein, tu t'imagines bien."

Je ne me vexe pas en l'entendant rire. Au contraire, je suis bien heureuse de la voir hilare à ce point. La petite Noor a une belle énergie, on ne peut pas le nier. Il lui manque certainement un peu de discipline, mais elle pourrait faire une pilote de vaisseau très douée, je n'en doute pas.

- La prédiction, mon petit, toujours la prédiction. Et l'attention, aussi, mais les deux vont ensemble. Tiens, regarde ça.

Je retire mes lunettes d'autour de mon cou, et délicatement, je les lui tends.

- Fais attention, si tu mes les casses, tu seras endettée à vie et même davantage.

Je ne rigole pas. Ce sont des cadeaux de feu mon mari, et si les lunettes peuvent être remplacées avec ma paie, la valeur sentimentale est inestimable.

- Ces lunettes m'aident à connaître tous les calculs, les trajectoires, les obstacles et les distances, à tout moment de mon travail. Elles sont configurées pour regrouper toutes les informations les plus importantes de nos tableaux de bord. Parce que, plus tu détectes un obstacle tôt, et plus il est simple de l'éviter. Logique, n'est-ce pas ? Alors pré-di-ction, mon chou.

De ses grosses mains, Noor'hayl attrapa les lunettes et les inspecta sous toutes leurs coutures. Elle n'était pas particulièrement délicates, du moins en apparence, mais savait prendre soin des objets comme ceux-ci. Elle aussi avait son lot d'objets à forte valeur sentimentale. La plupart, d'ailleurs, venait de sa mère. Un ou deux de Cathwulf, évidemment. Le reste, c'était des cadeaux qu'elle se faisait à elle même.

Elle posa les lunettes sur son nez. Ce qu'elle y vit lui fit d'abord horriblement mal à la tête, son début d'ébriété n'aidant pas. Après plusieurs secondes à cligner des yeux pour s'adapter, elle put enfin essayer de comprendre les différents affichages sans risquer de vomir sur la table.

"Wooooooow, ah ouais mamie, t'as mis l'paquet là", s'écria-t-elle en comprenant la mine d'or qu'elle avait posée sur l'arrête de son nez. "Tu m'étonnes que tu peux tout prévoir avec ça. P'tain faut absolument que j'm'en fasse faire pour l'speeder. Quand je serai sur le circuit professionnel, d'ici deux ou trois ans, ça peut être un vrai délire !"

Elle déchiffra encore un peu quelques données affichées puis enleva les lunettes pour les rendre à leur propriétaire. Elle fit une moue d'approbation en hochant la tête. "J'retiens mémé. Prédiction."

- Tous les pilotes devraient avoir ce genre de matériel. Je trouve ça indispensable ! Tu imagines le danger que représente un vaisseau mal piloté ?! Un pilote inexpérimenté incapable de prédire ce que son vaisseau risque de causer, ou ce que l'on risque de causer à son vaisseau ? Enfin.

Je récupère mes lunettes, les replace soigneusement autour de mon cou.

- C'est un vieux modèle, je les ai depuis... Presque quarante ans, alors tu imagines bien ! Elles ont subi quelques changements entre temps, mais elles ne sont pas à la pointe de la technologie. Tu peux bien avoir tout le meilleur matériel du monde... Il ne sert à rien si tu ne sais pas t'en servir !

Je tape du poing sur la table en pensant à tous ces petits imbéciles qui se croient doués alors qu'ils ont simplement de la chance. Même après presque quatre-vingt ans de pilotage, je ne me permettrai pas de faire la mariole dans l'espace. Je me racle la gorge.

- Les prothèses cybernétiques ne sont pas mauvaises du tout, en ce qui concerne le speeder. Elles permettent de meilleures anticipations, et une meilleure perception de ce qui t'entoure. Comme tout va très vite, la technique reste primordiale... Mais ça, tu le sais, petite merdeuse.

"Allez arrête, tu vas m'faire rougir", lui balança Noor'hayl en rigolant. Elle avait réussi à deviner le petit compliment glissé entre les lignes. Si elle n'allait effectivement pas rougir, la remarque ne l'avait pas laissée insensible. Il était rare que qui que ce soit lui fasse un compliment. Encore moins après une défaite. C'était une sacrée femme, la vieille bique, pensa Noor'hayl.

Elle avait hoché la tête en écoutant les explications de sa voisine. "J'te crois hein, j'vais voir si j'ai assez dans les poches pour faire faire un truc du genre. J'vais en parler à Lawrence aussi. J'me demande si la hackeuse de l'Albatros peut bosser des trucs dans le genre", dit une Noor'hayl qui réfléchissait plus à voix haute qu'elle ne conversait vraiment.

- J'en sais rien, j'suis pas hackeuse. Mais tu ne perds pas grand chose à lui demander, sauf si votre hackeuse est une infecte pourriture.

J'hausse les épaules. Il n'est pas utile que je m'emporte quant au passé de l'Albatros. Les pirates à bord devraient être de véritables pirates, maintenant. Je l'espère en tout cas. Ca m'ennuierait de voir la petite Noor entre les mains d'imposteurs.

- Si elle ne sait pas, je connais une très gentille fille qui fait ce genre de bidules. C'est elle qui m'a amélioré les lunettes, et c'est son père qui les avait fabriqué - paix à son âme. Je te donnerais l'adresse.

"Ça roule, cimer", conclua Noor'hayl. Sa concentration commença à flancher. Le prochain verre serait sûrement celui qui la ferait basculer dans l'ivresse mais elle s'en moquait. Elle le commanda quand même.

Quelques minutes plus tard, ses phrases se firent plus longues, son énonciation plus accrochée, son regard moins vif. Elle se laissait doucement emporter dans le nuage moelleux de l'éthanol. Les verres défilaient, elle les attrapait à la volée, sans plus se soucier de ce que sa voisine pourrait en penser. Ses vieux démons resurgissaient. Elle voulait voir sa mère mais savait que c'était impossible. Et que le seul moyen de rendre ses souvenirs un tant soi peu tangibles était de se saouler plus que de raison. Elle n'était plus maître de ses pensées et ne se souvint que de glisser un "Désolé" à peu près articulé à sa voisine en prenant compte de son état pitoyable. C'était seulement quelques minutes avant qu'elle ne s'endorme sur la table.

La situation dégénère bien vite, et la petite Noor se retrouve totalement alcoolisée, incapable de tenir des propos cohérents, jusqu'à s'endormir sur la table. Je lui lance un regard désapprobateur, mais qu'on le veuille ou non, je ressens plein de tendresse pour la petite merdeuse. Elle est attachante, la petite. Je retire doucement la veste que j'avais sur les épaules, et je vais la déposer sur le dos de Noor. Je sais bien que Noor n'a rien à craindre ici. Elle est en terrain connu. Alors satisfaite, je quitte l'endroit.

- A bientôt, petite merdeuse.