“Je suis Bartolomea de Caetano, fille de Timoteo de Caetano, fils de Simão de Caetano, fils de Bartolomeu de Caetano deuxième du nom, fils d’Eusébio de Caetano, fils d’Eustáquio de Caetano, fils de Francisco de Caetano, fils d’Ivo de Caetano, fils de Jerónimo de Caetano, fils de Bartolomeu de Caetano premier du nom.”

Fils illégitime et non reconnu de son Altesse Impériale don Caetano de Castelo Branco. Elle sait, du haut de ses cinq ans, et son père qui la fait réciter sait qu’elle sait. Ce n’est pas le genre de choses que des roturiers peuvent impunément intégrer à leur généalogie officielle, fussent-ils parmi les plus riches négociants de la belle planète Jatraetis. Neuf générations de Caetano ont échoué à trouver la preuve irréfutable que leur ancêtre était bien né des frasques du frère d’un empereur mort depuis longtemps, mais la tradition familiale perdure, tenace. Neuf générations que la famille se sent spoliée, à tort ou à raison, et qu’elle tente avec plus ou moins de succès d’approcher la grandeur. L’argent est un premier pas.

Timoteo, son père, souvent absent mais amoureux fou de sa fille unique, a décidé que ce serait elle qui ferait à nouveau entrer la famille dans la noblesse. Pas en devenant une de ces poupées de salon qu’on casse en soufflant un peu trop fort dessus - non. Oh, elle aurait pu sans doute, elle est déjà jolie la petite Bartolomea, dans sa robe d’un jaune-orangé qui complimente le bleu pâle peu commun de ses cheveux. Sa mère aurait préféré cette solution moins périlleuse, mais c’est bon pour les parvenus qu’ils ne sont pas. Elle fera honneur au nom de son arrière-grand-père, au nom du fondateur supposément de sang impérial de leur illustre lignée, à laquelle ne manque que le titre pour être de la meilleure noblesse - elle fera l’armée comme tout fils de bonne famille, et elle sera officier. Il n’y a qu’un seul poste accessible aux roturiers, à quelques heureux élus chaque année, qui doivent s’acquitter d’un paiement astronomique pour prouver leur qualité : navigateur. Alors Bartolomea embrasse son père et court rejoindre son précepteur, une femme compétente, difficilement dénichée et grassement payée pour accepter de dispenser son savoir à une enfant dont la famille n’est pas noble. Première de nombreuses dépenses exorbitantes consenties au nom de l’avenir de la lignée de Caetano.


“Je suis Bartolomea de Caetano, fille de Timoteo de Caetano etc. et de Camila Mendoza. Père et Mère m’ont offert ce beau livre pour mon dixième anniversaire, afin que j’y circonscrive mes pensées errantes et puisse me concentrer sur les cours que me prodiguent madame Zamora et monsieur Molinero.

Il y a beaucoup de choses compliquées à apprendre, mais je serai digne des espoirs que mes parents ont placés en moi. Je travaille très dur tous les jours, surtout en mathématiques et en géographie. C’est très important pour devenir pilote plus tard. Je travaille aussi avec une grande application sur mes cours de maintien, d’étiquette et d’élocution. J’aime beaucoup les cours de vocabulaire mais j’ai du mal à retenir le nom et les généalogies et les blasons de toutes les grandes familles de l’Empire, il y en a tellement ! C’est vraiment indispensable pourtant, alors je fais de mon mieux. L’Empire est immense et tout-puissant, c’est pour cela qu’il y a autant de familles à connaître. Je serai à la hauteur de ce qu’il est. Gloire à l’Empereur !”

L’enfant au regard sérieux pose sa plume, marque d’un savoir que seule une élite un peu vieux jeu ou qui n’a pas de légitime prétention au sommet enseigne encore à sa descendance sur Jatraetis, et referme avec mille précautions le livre à la reliure de cuir. Il est tard et la journée du lendemain s’annonce aussi riche que celle qui vient de s’achever. L’anniversaire a été fêté en famille, toute la parentèle étant invitée pour l’occasion. Peu habituée à côtoyer d’autres enfants, la fillette s’en est donné à coeur joie en compagnie de ses cousins et cousines, mais les cours manqués ont été rattrapés bien avant le grand jour. Tout loisir se mérite, répète souvent son père, et elle tenait absolument à mériter cette journée.

Bartolomea sait que tous comptent sur elle pour porter la famille de Caetano vers de nouveaux sommets. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’une partie de la famille, principalement ses oncles paternels mais aussi plusieurs membres de la famille de sa mère, pensent que son père dilapide les revenus de sa compagnie pour une chimère. S’il était si facile de marier ses filles dans la noblesse, tout le monde le ferait. S’il y tenait vraiment, il lui donnerait une éducation de princesse, et ne prévoirait pas son entrée dans l’armée. Quel noble pourrait bien vouloir d’une femme officier ? “Un homme de la même trempe, qui saura voir les qualités de Bartolomea”, répond invariablement le père. Il veut que l’on épouse son argent et sa fille.


”Tout à l’heure, j’ai rencontré monsieur Calatrava. C’est mon futur maître d’armes. Monsieur Calatrava est impressionnant avec son visage tout sec et ses yeux enfoncés, il a de grandes mains nerveuses, un peu ridées et pleines de cals. Mère m’a enseigné que les mains d’un interlocuteur étaient ce qui en révélait le plus sur sa personnalité, et que l’état de ses chaussures donnait beaucoup d’informations sur sa façon de vivre. Les bottes de monsieur Calatrava étaient usées et un peu poussiéreuses, tout en cuir. Je crois qu’il a quarante ou peut-être cinquante ans, qu’il a beaucoup combattu avec ses mains, qu’il est pauvre et qu’il n’est pas très soucieux de sa personne. Père ne me l’a pas dit mais je pense que c’est un ancien soldat de l’Empereur. Mais peut-on être un bon maître d’armes si on ne fait pas attention à soi ?

Je lui ai fait une révérence appropriée, sans le fixer bien entendu, mais il m’a à peine regardée. Quel grossier personnage ! Père m’a semblé quelque peu courroucé et m’a renvoyée à mes études. Je dois confesser m’être un peu attardée derrière la porte entrouverte pour suivre leur conversation.

J’ai entendu monsieur Calatrava expliquer à Père que j’étais encore trop jeune pour les leçons d’escrime, que d’habitude on commençait plutôt à douze ou treize ans. Père pense que je suis prête, parce que j’ai presque onze ans, que je suis grande et que je suis très travailleuse, alors tout va bien se passer. La discussion était un peu animée, mais Père a évidemment obtenu gain de cause. Je commence demain.

A un moment monsieur Calatrava a regardé dans ma direction. Je crois qu’il m’a vue derrière la porte.”


”J’ai eu ma première leçon d’escrime hier. Peut-on parler de leçon quand on n’a rien appris que l’impuissance d’une enfant inexpérimentée à porter le moindre coup à un adulte et la facilité qu’il a à frapper son élève ? Père m’a assurée que c’était normal, que les combattants usaient d’une pédagogie différente de celle des précepteurs comme madame Zamora ou monsieur Molinero mais qu’ils n’en étaient pas moins expérimentés et compétents.

J’ai mal partout, je suis couverte de bleus. Je ne pourrai jamais recommencer tout à l’heure.”

Et pourtant elle recommencera. Encore. Et encore. Et elle courra, elle portera des charges sans commune mesure avec les tablettes auxquelles ses mains fines sont habituées. Un jour elle les regardera et se surprendra à les découvrir pleines de cals naissants. Elle hésitera à demander des crèmes pour les adoucir et n’en fera finalement rien. Les cals ont leur raison d’être et leur utilité, tant qu’ils ne dérangent pas la course de ses doigts sur les claviers de ses premiers calculs de trajectoire en deux dimensions.


”J’ai dix-sept ans à présent, presque dix-huit. Je relis ce journal et me rends compte que voilà près d’un an que je n’y ai rien inscrit, près de cinq que je n’y notais déjà que quelques lignes à chaque événement. Que dire ? Les cours et les entraînements ont occupé tout mon temps libre, et mon esprit n’a plus eu le loisir de vagabonder. A dire vrai les vagabondages ne sont que des distractions d’un objectif qui ne le mérite pas, aussi ce fut pour le mieux. J’ai consacré tous mes efforts à l’acquisition des connaissances et des savoir-faire propres à la noblesse de l’Empire. La semaine prochaine commence ce vers quoi tous les efforts de ma famille ont tendu depuis des générations. En usant de son influence et de sa fortune, Père est parvenu à obtenir une place pour moi au sein de l’école d’officiers de l’armée impériale, afin que je devienne navigatrice.

Monsieur Molinero et madame Zamora ont été remerciés puisque la semaine prochaine ils n’auront plus personne chez nous à qui transmettre leur savoir. Père et moi-même leur sommes particulièrement redevables, ils ont été généreusement récompensés en plus de leurs honoraires ordinaires. Monsieur Calatrava est parti lui aussi. C’est sans doute de lui que j’ai le plus appris. L’escrime de la noblesse, élégante, et l’escrime des soldats, efficace. Bien que ma situation de roturière ne m’expose pas vraiment au risque des duels, il fut un maître particulièrement exigeant et m’a contrainte à repousser mes limites. De ceci, je lui serai éternellement reconnaissante.”

Ce sont d’autres scènes pourtant qui se jouent derrière les iris attentifs, assortis aux cheveux d’azur. D’autres reconnaissances. Des murmures, les mains presque râpeuses sur sa taille, ses lèvres hésitantes. Que dirait Père s’il savait.

”Je serai digne. Je serai à la hauteur. Pour les de Caetano et pour l’Empire.”

Père ne sait pas. Et personne ne saura. Ce journal en témoigne et tout le monde en témoignera au jour de ses noces, il ne s’est rien passé. Jamais.


“Je suis Bartolomea de Caetano, j’ai été reçue douzième au concours d’entrée en école de navigation et je viens me faire poser une interface.”

Timoteo de Caetano en a décidé ainsi. Malgré un récent revers dans les affaires, il a tenu à offrir cette interface à sa fille. Les nobles préfèrent pourtant rester de chair et de sang - il le sait, préfère miser sur les compétences de sa fille pour lui obtenir une meilleure affectation, côtoyer du meilleur monde qui s’attachera à la compétence et à la personnalité plutôt qu’à cela. Après tout, elle n’est pas noble, n’est-ce pas ? La roture lui a épargné quelques duels mais l’a obligée à user de méthodes plus vulgaires et plus fourbes pour pouvoir se concentrer sur ses études - avec un succès relatif mais suffisant. Esprit de corps et travail d’équipe, mon cul, aurait-on pu la surprendre à hurler si elle avait été le genre de femme à hurler, et à hurler de telles vulgarités qui plus est. Elle s’est trouvé quelques compagnons, des roturiers comme elle essentiellement et quelques nobliaux criblés de dettes, vite éconduits. On ne brade pas la fortune familiale au premier opportuniste venu.

Elle sait que les cinq années suivantes se passeront mieux. L’interface aidera, et surtout à l’issue de la spécialisation de pilote, les nobles choisissent leurs affectations en premier et les roturiers se partagent les miettes, les résultats individuels n’intervenant qu’après la distinction entre ceux qui ont un titre et ceux qui n’en ont pas. Les bien-nés n’auront aucune raison d’essayer de saborder ceux qui auront de toute façon les pires places… aucune raison hormis l’acharnement à défendre des privilèges supposément en péril.

Malgré son ton posé lorsqu’elle se présente au jour de l’opération, elle est nerveuse. L’opération est lourde, le risque d’erreur faible mais réel, et les conséquences en seraient à la fois catastrophiques et irréversibles.


”Je suis le lieutenant Bartolomea de Caetano. Qu’il est étrange d’écrire ces mots. Lieutenant. Les cinq années sont passées si vite. Me voici déjà prête à partir pour ma première affectation : système Dorado, vaisseau la Vanguardia. Ce sont des corsaires.”

Les quelques phrases d’une remarquable concision en disent à la fois tant et si peu. Au cours des cinq dernières années, Bartolomea a travaillé comme jamais, obtenu des résultats la plaçant dans le meilleur quart de sa promotion, et pourtant - pourtant - ils l’ont mise au placard, le pire placard qu’on puisse imaginer : un système tout juste civilisé où on dit qu’il existe même des humains sauvages, et sur un vaisseau corsaire, un vaisseau de brigands sans honneur, de pirates qui ne volent pour l’Empire que pour échapper à la corde et qui le trahiront à la première occasion ! Elle savait pourtant qu’il ne resterait que les pires affectations lorsque son nom sortirait enfin, et même le formateur avait l’air un peu navré pour elle - à moins qu’elle l’ait rêvé. Elle avait simplement sous-estimé le pire.

Bien malin qui, en lisant ces quelques lignes, devinerait que la compagnie de Timoteo de Caetano est au bord de la faillite. Les frais exorbitants occasionnés pour l’opération et plus généralement l’éducation de sa fille, couplés à une série de revers commerciaux et d’investissements catastrophiques, ont considérablement fragilisé les finances familiales. Depuis un an à présent Bartolomea envoie sa solde à son père, même si ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de pertes qu’il a subies. Les prétendants importuns se sont volatilisés avec la fortune paternelle, ce qui est à la fois un soulagement et une tragédie. La jeune femme ne peut désormais plus compter que sur elle-même pour trouver un noble époux, puisque l’argent de son père n’est plus à marier. Un sourire perce sur ses lèvres contrariées. D’une plume rassérénée, elle écrit, au pied de la page du livre à la reliure de cuir fatigué :

“Je suis Bartolomea de Caetano, fille de Timoteo de Caetano et de Camila Mendoza, héritière du nom de mon père et de mes aïeux. Je ferai honneur à mon lignage et à l’Empire.

Gloire à l’Empereur !”