(On entend un grésillement irrégulier. Des talons claquent sur le sol, trois fois. Une chaise frotte sur le sol. A nouveau, uniquement les grésillements.)« Tu sais mon ange, il ne fait jamais entièrement nuit dans l’espace. Les journées s’allongent comme des semaines, les heures défilent, et je ne possède jamais suffisamment de temps. Le temps… Il est sans doute mon plus vieil ennemi. Il est sans doute celui qui aura ma peau. Il a déjà commencé à dérober ma beauté et ma jeunesse. Mon si beau visage… Peut-être a-t-il également la main mise sur ma santé mentale. Que sais-je ? Il me semble que je perds l’esprit. Le temps, mon ange… Méfie-toi de lui et de ses promesses. Il est le seul qui ne perd jamais. »
(La chaise racle à nouveau contre le sol, les talons claquent, semblent s’approcher, puis s’éloigner. Le silence s’installe, rompu par les grésillements et parfois par une respiration.)« Tu sais mon ange, j’ai toujours adoré l’espace et ses mystères. Sa beauté, son immortalité… Longtemps, j’ai été persuadée qu’il ne pouvait rien exister de plus beau. Rien qui ne puisse faire battre mon cœur comme il le fait depuis que j’existe. Et puis tu es née, et toutes mes certitudes ont volé en éclats. La vérité, mon amour, est que mon monde était terne et sans saveur avant ton arrivée. Tu es le plus merveilleux des trésors et la plus grande de mes réussites. Ne laisse jamais personne t’en faire douter. »
(Les talons retournent vers la chaise, se taisent.)« Et bien. Venons-en aux faits. Nous sommes le 13 Velcer de l'année 110. Il est trois heure, dix-sept minutes et trente-six secondes du matin. Cet enregistrement est destiné à ma fille, Jillian Erszébeth Alvarez. Toi, mon ange. Ceci est à la fois mon testament et ma mémoire. Ceci est l’histoire de ma vie. En tant que future capitaine du Némésis, il est primordial que tu saches.
Néanmoins, avant que tout ceci ne débute, je dois te demander de m’accorder deux faveurs. Je voudrais que tu me promettes que personne d’autre que toi n’écoutera jamais ce qui va suivre. Je souhaiterais également que tu me promettes que tu écouteras ceci jusqu’au bout, sans juger, sans t’offusquer. Ce secret sera le nôtre, mon cœur. Tu ne trouveras l’enregistrement qu’après ma mort, aussi sera-t-il le dernier que nous partagerons. Que ce soit demain ou dans cent années, n’oublie jamais que je t’aime plus que tout au monde. »
(La femme s’éclaircit la voix.)« Je naquis durant l’hiver de l’année 60 de notre ère. Il faisait très froid, paraît-il. Si froid que ma mère a craint que je ne meure congelée avant d’avoir passé mon premier mois. Elle se plaisait à me le raconter, parfois. Aussi loin que mes souvenirs remontent, nous avons toujours été très proches, elle et moi. Ta grand-mère était une femme extraordinaire. Erszébeth Alvarez, de son nom, fut sans nul doute la plus grande capitaine que notre vaisseau ait porté. Elle était sévère, cruelle, manipulatrice, parfois mauvaise, autant qu’elle était charismatique, puissante, belle, respectée et respectable. Elle m’a tout appris, ou presque. Je conçois qu’elle ne fut pas la meilleure des mères. Elle était intransigeante, avare en compliments autant qu’en démonstrations affectives, parfois violente. Cependant, je songe que sa plus grande préoccupation était mon bonheur. Elle souhaitait non moins que le meilleur pour moi. Je l’aimais profondément, et je lui suis reconnaissante pour tout ce qu’elle a fait ; le pire comme le meilleur. Elle avait dix-huit ans lorsqu’elle m’a mise au monde. A cette époque, ton arrière-grand-mère était encore capitaine. Elle aussi faisait partie des femmes épatantes de notre famille, bien que je ne l’aie que très peu connue. Quant à mon père, il avait grandi sur notre vaisseau, le Némésis. Il se nommait Antonio Di Rozas. Il était le fils du maître d’abordage, et s’entraînait depuis son plus jeune âge pour prendre sa succession. Il était âgé de vingt ans lorsque je suis née. Je n’ai jamais été aussi proche de lui que je pouvais l’être de ma mère. Cependant, il ne fut point un mauvais père durant mes jeunes années. Il était présent, à l’écoute, et m’apportait la douceur et l’affection que ta grand-mère ne savait m’offrir. Malheureusement, nos relations se sont détériorées par la suite, mais nous n’en sommes guère à ce moment de l’histoire.
J’étais une enfant pleine de vie, déjà prête à me dépasser à chaque instant pour rendre ma mère fière de moi, ainsi que pour être digne d’elle. Lorsque j’avais cinq ans, ma grand-mère est morte des suites d’une blessure grave. Aucune capitaine du Némésis n’a jamais craint les batailles ni ses conséquences. La mort est telle une vieille amie qui ne nous laisse jamais en paix. A vingt-trois ans, ma mère est devenue la plus jeune capitaine que le Némésis ait connu, après avoir porté déjà deux générations d’Alvarez depuis sa création. Immédiatement après son accession au pouvoir, elle a nommé mon père son second. Ils formaient un duo impressionnant. Jamais je n’ai vu hommes et femmes capables de s’aimer davantage qu’eux. Ils étaient inséparables, toujours en accord, à la fois complémentaires et identiques. Ensemble, ils étaient invincibles. Les onze années qui ont suivi le début de leur commandement ont marqué l’âge d’or du Némésis. A cette époque, je passais beaucoup de temps à apprendre, que ce soit à lire, à compter, à me battre ou encore à commander. Je ne quittais quasiment jamais ma mère, et très tôt, je connus mes premiers combats. Elle m’apprit la vie et surtout la mort, elle m’apprit à aimer l’odeur du sang et à porter fièrement l’honneur de mon nom. J’apprenais de ce qu’elle faisait, des décisions qu’elle prenait, des ordres qu’elle donnait et de la façon dont elle se mouvait face à l’adversaire. L’univers entier était notre ennemi, et j’y trouvais parfois une certaine satisfaction. Néanmoins, tout ce qui importait réellement à mes yeux était de pouvoir aspirer à être un jour à la hauteur de ma mère. »
(Chaleureuse jusqu’à lors, la voix semble désormais plus froide.)« J’avais neuf ou peut-être dix ans lorsque ma mère me confia qu’elle aurait aimé avoir un second enfant. Elle souhaitait agrandir notre si belle famille, et m’offrir un compagnon de jeu digne de moi. Finalement, après de nombreuses tentatives avortées, elle avait abandonné l’idée. Je venais de fêter mes seize ans lorsque nous apprîmes qu’elle était enceinte. Cette nouvelle marqua le début du déclin. L’étonnement fut général. Mes parents, eux, étaient enchantés. Il va de soi que cet évènement a accaparé toute leur attention : l’enfant était un miracle. La grossesse fut particulièrement difficile pour ma mère. Bien davantage que jamais auparavant, mon père était à ses pieds, répondant au moindre de ses désirs, à chacune de ses sollicitations, jusqu’à ce que l’un comme l’autre me délaissent totalement et que d’autres puissent en profiter. Nous vécûmes neuf mois de supplices, durant lesquels ma mère demeura affaiblie et malade, et moi invisible et maussade. Il lui fut difficile d’honorer parfaitement son rôle de capitaine, mais bien évidemment, elle y parvint.
Il n’y a guère de place pour les faibles dans notre monde, Jillian, et encore bien moins sur le Némésis. Les forts survivent et dominent, les faibles meurent et se soumettent. C’est ainsi que notre univers fonctionne. Cette enfant, ma petite sœur, était faible. Je l’ai su avant même qu’elle ne pousse son premier cri. Pourtant elle est née. Elle aurait dû mourir, mais pour le plus grand malheur de notre famille, elle a survécu. Déjà, ma mère la haïssait. Elle la considérait comme un fardeau et une faiblesse qu’elle ne pouvait se permettre de porter. Mon père, lui, la considérait comme une déesse. Je crois qu’il avait souffert du lien si fort qui m’unissait à ma mère. Il voyait sans nuls doutes en ce nouveau bébé une opportunité unique de pouvoir créer quelque chose de similaire avec l'un de ses enfants.
Subséquemment à la naissance, l’ordre des choses a été partiellement rétabli. Toujours est-il que rien n’a plus jamais été comme avant. Je me souviens l’avoir trouvée très laide, mais je n’étais sûrement pas objective ; moi aussi, je la haïssais. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Elle était à l’origine de la déchéance qui nous a frappé. Après m’avoir privée de mes parents et de leur amour, après m’avoir condamnée à des évènements sur lesquels je ne m’attarderai guère, elle a mis en péril l’équilibre de notre famille toute entière. Jour après jour, semaine après semaine, elle a détruit tout ce qui avait été construit jusqu’à lors.
Ils l’ont prénommée Hannabeth. Elle pleurait constamment, petite, frêle et dépourvue de santé. Notre mère n’a guère tardé à s’en détourner définitivement. Le lien qui m’unissait à elle s’en est vu renforcé plus que jamais. Comparée à Hannabeth, j’étais l’enfant prodigue. Suite à sa naissance, tes grands-parents ont commencé à se disputer. Ils étaient sans cesse en désaccord à son sujet. Avant son arrivée, cela n’aurait pas même été pensable : ils s’aimaient bien trop pour s’opposer l’un à l’autre. Ta grand-mère ne voulait guère de ce bébé. Elle souhaitait s’en débarrasser, consciente que si elle avait désiré cet enfant un jour, ça n’était plus le cas depuis longtemps. Hannabeth est arrivée trop tardivement, à une période où elle n’avait déjà plus sa place. Notre mère était une grande capitaine, une femme d’importance, à l’apogée de sa puissance : elle n’avait guère de temps à consacrer à cette enfant indigne d’elle. L’arrivée d’Hannabeth était définitivement inconvenante. Néanmoins, mon père la voyait d’un tout autre œil. »
(La voix se tait, les grésillements reprennent le dessus un instant. S’en suivent des bruits de verre, d’un liquide qu’on verse et de déglutitions.) « Tout comme ma mère, j’étais pleinement consciente qu’Hannabeth n’était pas la bienvenue. Il m’a d’ailleurs été difficile de la considérer comme ma petite sœur. Elle était la responsable de tous nos problèmes. Il fallait s’en débarrasser. »
***
Il était tard, lorsque la capitaine et sa fille entrèrent dans la chambre du bébé. La petite dormait profondément, inconsciente de la menace qui planait sur elle. Malgré tout, Jezabel n’était pas à l’aise, mais sa mère était plus déterminée que jamais. Elle s’approcha du berceau, et fixa son enfant pendant quelques interminables secondes. Un rictus de haine déforma ses lèvres, et elle n’hésita plus. Attrapant un oreiller, elle vint le plaquer contre le visage du bébé. Réveillée par le manque d’air, la petite fille commença à pleurer et se débattre. La mère appuya encore davantage, animée par une rage d’une intensité aussi rare qu’impressionnante. Immobile, Jezabel regardait la scène. Sa mère était en train de tuer sa petite sœur, et une part d’elle aimait la voir agir ainsi. Sans doute avait-elle l’impression que sa mort était juste. Ce fut à ce moment que la porte s’ouvrit à la volée, dévoilant une silhouette grande et masculine. Il poussa Jezabel sur le côté, s’engouffrant dans la pièce.
- Qu’est-ce que vous faites ?! Écarte toi ! Antonio se dirigea vers sa femme, la tira en arrière et lui asséna une gifle. Le bébé recommença à respirer, et il la prit entre ses bras dans un geste protecteur, la serrant très fort contre lui. Il semblait à la fois déçu, en colère et profondément attristé. Il se tourna vers sa femme, qui, soutenue par un mur, conservait une main sur sa joue meurtrie.
- Si je te reprends à faire ce que tu viens de faire, c’est toi que je tue, Erszébeth. Est-ce bien clair ? Il se tourna vers Jezabel, le regard plein de colère.
- Quant à toi, tu devrais avoir honte. C'est ta petite sœur. Comment est-ce que tu peux regarder ta mère agir comme ça et ne rien faire pour l’en empêcher ? Alors Erszébeth se redressa, s’approcha, et à son tour, elle gifla l’homme, bien plus fort que lui ne l’avait fait. D’une voix aussi glaciale que la mort, elle lui dit :
- Si tu oses encore une fois lever la main sur ton capitaine, je t’envoie faire un tour dans le vide intersidéral, Antonio. Est-ce bien clair ? Viens, Jezabel. Nous partons.Puis, elle tourna les talons, abandonnant là son mari et sa fille cadette. Jezabel jeta un dernier coup d’œil à son père qui, le regard plein de haine pour celle qu’il aimait pourtant plus que tout au monde, berçait la petite entre ses bras. Déchirée par ce qu’il venait de se produire, elle rejoignit sa mère.
***
« Jamais auparavant mes parents n’avaient été physiquement violents l’un en vers l’autre. Ce moment a marqué une véritable rupture dans la relation que j’entretenais avec mon père. J’ignore si c’est davantage parce qu’il ne m’a pas pardonné d’avoir soutenue ma mère dans sa tentative d’assassinat, ou davantage parce que je n’ai su lui pardonner d’avoir levé la main sur elle. Je n’étais plus une enfant ; j’avais dix-sept ans. Si j’avais voulu protégé Hanna, j’aurais sans nul doute eu les moyens de le faire. Mais je ne l’ai pas fait et je ne voulais pas le faire. Elle était l’unique responsable du malheur de notre famille. L’unique responsable de mon malheur. Tout était parfait avant qu’elle n’arrive. Je souhaitais seulement qu’elle disparaisse afin que nous puissions effacer tout ce qu’il s’était produit, et que tout redevienne comme avant.
Suite à cet incident, nous avons connu une période d’accalmie. Aux yeux de ta grand-mère, Hanna n’existait déjà plus. Elle l’ignorait avec un acharnement impressionnant. Elle ne lui portait de l’intérêt que dans l’unique but de s’en débarrasser. Ton grand-père s’en occupait aussi bien qu’il le pouvait, et Hanna essayait en vain d’attirer notre attention. Moi ? Je la méprisais profondément. »
(On entend le bruit d’un verre que l’on pose et encore le silence.)« Je n'avais pas dix-huit ans, lorsque je suis tombée sous le charme d’un homme. Il faisait partie de notre équipage depuis des années, mais je ne lui avais jamais trouvé d’intérêt auparavant. Ensemble, nous avons vécu une histoire d’amour passionnée, comme il ne peut y en avoir qu’une au cours d’une vie. Sans doute aurait-elle pu concurrencer celle de mes parents, tant par son intensité que par le lien qui nous unissait l’un à l’autre. De treize ans mon aîné, Jym Howard était un hackeur d’exception. Il est encore à ce jour le plus bel homme qu’il m’ait été donné de rencontrer. Quelques mois seulement après le début de notre relation, je suis tombée enceinte de lui. Lorsque je l’ai appris, je n’ai guère su comment réagir. Mes sentiments étaient contradictoires. Je puis dire avec certitude que j’étais à la fois heureuse et horrifiée. J’avais le désir que tout ne soit qu’un rêve, et j’avais le désir encore plus profond que rien ne soit plus réel. Mon esprit était sans cesse accaparé par l’image de la maternité telle que ma mère me l’avait montrée, trois ans auparavant. La haine qu’elle éprouvait à l’égard d’Hannabeth était profonde, et l’amour que je portais déjà à mon enfant, viscéral. Je me doutais qu’elle n’était guère disposée à être grand-mère, ni à accueillir un nouvel enfant dans notre famille. Quant à moi, la simple idée de devoir abandonner ce bébé m’était insupportable. Il n’était encore qu’un secret au creux de mon ventre, et pourtant, je l’aimais comme je n’avais jamais aimé personne auparavant. Naïve comme je pouvais l’être à l’époque, j’étais persuadée que cet amour suffirait.
L'annonce de ma grossesse ainsi que le désir de paternité de Jym lui ont octroyé une force et un courage épatants. Enhardi, il participait aux abordages que menaient le Némésis avec la certitude qu'il était devenu invincible. Il souhaitait protéger sa famille, et afin que je ne courre point le moindre risque, il était prêt à absolument tout. J’étais enceinte de près de huit mois lorsque Jym se montra imprudent pour la fois de trop. »
(La voix semble étrangement détachée. On perçoit un tapotement nerveux près du micro.)« L'annonce de sa mort a été un tel choc que cela a déclenché mon accouchement. Nous étions bien avant le terme, aussi savais-je que la naissance promettait d'être rude. Pour autant, je n’avais jamais envisagé que mon accouchement puisse être un désastre. Jamais je n’avais enduré telle souffrance. Jamais encore je n’avais connu cette sensation étrange d’être abandonnée par le souffle de vie qui anime chacun d’entre nous. Ma dernière pensée fut pour cette enfant qui aurait à grandir sans ses parents. Puis, la mort a effleuré mes lèvres de son souffle glacé. La mort, mon ange, est un être bien curieux. La côtoyer ainsi, l’enlacer durant un bref instant, est une expérience dont on ne ressort jamais indemne. Encore aujourd’hui, j’ignore pourquoi et comment j’ai survécu à cette nuit-là. Le fait est que la mort n’a pas voulu de moi. Lorsque j’ai repris connaissance, ma première pensée a été pour ma fille. Sa place était auprès de moi, seulement, la pièce était vide de sa présence. Là, à mes côtés, il n’y avait que ma mère et son sourire désolé pour m’annoncer que mon bébé était mort-né. »
(Le silence devient pesant, s’éternise.)« Elle aurait dû s’appeler Jayn. Jayn Alvarez. Ta grand-mère a refusé que je vois son corps sans vie, m’assurant qu’elle s’en était occupée. Selon elle, j’avais traversé suffisamment d’épreuves difficiles ces dernières années. Je me suis laissée convaincre. Après tout, elle n’avait pas tort. Tu sais mon ange, il m’a toujours été facile d’imposer ma volonté. Cependant, à vingt ans, et plus tard encore, j’étais incapable de m’opposer à ma mère d’une quelconque manière, et encore moins de songer qu’elle puisse se tromper. La perte de Jayn fut une épreuve difficile à surmonter. Je l’ai beaucoup pleurée, et c’est à l’époque que ta grand-mère a instauré cette fameuse journée annuelle en l’honneur de ma fille en tant que tradition sur le Némésis. J'ai mis plus de trois mois à me remettre de cette épreuve.
Ces événements ne firent que creuser l’écart entre Hannabeth et moi. Pourquoi était-elle en vie alors que notre mère n’en voulait pas ? Pourquoi ma fille n’avait-elle pas survécu alors que je l’avais tant désirée ? Le monde est profondément injuste et ridicule, Jillian. Nous ne sommes que des pantins désarticulés, s’agitant en vain au milieu de cet océan indiscipliné, dans l’espoir d’être celui qui s’en sortira le mieux. L’amour que j’aurais pu offrir à Jayn dépasse de loin tous les mots envisageables pour le décrire. Sans doute n’aurais-je pas été une mère parfaite, mais je me serais donnée chaque jour davantage pour lui offrir le meilleur, comme ma mère l’a fait pour moi lorsque je suis née.
Les années se sont écoulées à une vitesse folle, et rien ne s’est amélioré. Il ne s’est guère passé un jour sans que je ne pense à ta grande sœur. Ta grand-mère poussait mon entraînement ainsi que ma formation chaque jour un peu davantage, m’obligeant à repousser dangereusement mes limites et à affronter mes démons. L’écart entre elle et mon père continuait également à se creuser, tandis que celui entre elle et moi se réduisait sans cesse. Officiellement, il était toujours son second, mais officieusement, j’avais déjà pris sa place depuis longtemps. Prétendre n’avoir jamais partagé de moments de complicité avec Hannabeth serait te mentir, mais ils étaient aussi rares que brefs. Quant à notre mère, elle demeurait égale à elle-même : les seuls moments où elle considérait l’existence de sa fille cadette étaient lorsqu’elle tentait de s’en débarrasser. Notre père a fini par comprendre que ma
merveilleuse petite sœur serait en danger tant qu’elle resterait sur le Némésis. C’est ainsi qu’une nuit de l’année 88, lui et ma sœur s’en sont allés. Ce fut autant un soulagement qu’une déchirure pour ma mère. Elle était finalement parvenue à se libérer de ce poids qu’elle subissait depuis douze ans déjà, mais à quel prix ? Elle avait définitivement perdu l’amour de sa vie. Mon père ne laissa de lui qu’une unique lettre. »
[cent]***[/center]
Mes amours,
Lorsque vous vous réveillerez, Hannabeth et moi ne serons plus parmi vous. J’ai fait ce choix dans l’unique but de la protéger.
Jezabel, je t’ai vue grandir et t’épanouir. Tu es une jeune femme magnifique, et je ne m’inquiète pas pour toi. Je sais que tu deviendras une capitaine formidable, digne du Némésis, et que tu sauras seconder ta mère comme tu le fais déjà depuis des années. Je regrette que nos liens se soient détériorés avec le temps. Je regrette de ne pas avoir toujours su être un bon père pour toi, et de ne pas avoir été présent lors de tes moments difficiles, surtout depuis la conception de ta petite sœur. Je regrette également de ne pas avoir su te faire changer d’avis à son sujet. Elle aurait eu besoin d’une grande sœur autant que toi d’un père. Mais je ne te blâme pas. Rien de tout cela n’est réellement ta faute. J’espère que tu sauras comprendre ma décision. S’il te plaît, prends bien soin de ta mère, et de toi.
Erszébeth, mon amour. Je t’ai aimée depuis notre première rencontre, lorsque tu es née. Nos destins étaient liés, comme la plus belle des évidences. Tu es une femme et une épouse formidable, et jamais je ne pourrais ressentir pour quelqu’un d’autre ce que je ressens pour toi. Tu es et tu demeureras la seule et l’unique. Mon cœur et mon âme te sont dédiés à jamais, et viendra un jour où nous serons à nouveau réunis. Je te le promets. Je sais à quel point mon départ va t’affecter, mais tu ne m’as pas laissé le choix, ô mon amour. J’espère que tu sauras le comprendre. Tu n’as jamais su considérer Beth comme ta fille, et bien que j’ignore encore pourquoi aujourd’hui, ça n’est pas mon cas. Lorsque je la regarde, je vois Jezabel, je te vois toi. Et je ne peux laisser mourir cette part de toi, aussi petite soit-elle. Hannabeth est une enfant formidable. Très différente de Jezabel, mais pas moins intelligente ni moins promise à accomplir de grandes choses. Elle est une Alvarez, elle est notre fille, et elle doit vivre. Ne sois pas en colère, mon amour. En attendant nos retrouvailles dans l’éternité, prends soin de toi, et de ta fille.
Je vous aime, pour toujours et à jamais.
***
« Après ça, nous ne l’avons jamais revu. »
(Le silence s’installe à nouveau, seulement rompu par le grésillement de l’enregistreur.)« Le départ de ton grand-père a anéanti ta grand-mère. Je crois qu’une partie d’elle s’en est allée avec lui. Je suis donc officiellement devenue sa seconde, mais rien ne fut aussi simple. En 94, elle perdait déjà l’esprit. Si elle demeurait une femme et une capitaine incroyable, elle n’était pas toujours en mesure d’assumer ses responsabilités, ni de prendre les bonnes décisions. Officieusement, je la remplaçais en tant que capitaine avec une fréquence de plus en plus élevée.
Un an plus tard, je fis la rencontre d’un homme. Je te mentirai si je prétendais que j’en étais amoureuse. Légèrement plus jeune que moi, il possédait beaucoup de charme. Cependant, ça n’est guère son esthétique qui m’a convaincue de lui laisser une chance. La maîtresse de ma décision fut la souffrance qui grandissait dans mon cœur depuis des années. Je souffrais de ne pas avoir d’enfant. Cela m’était insupportable. J’avais trente-cinq ans ; le temps commençait déjà à laisser ses premières empreintes sur moi. Et en l’an 96, je suis tombée enceinte de toi, mon amour. Ce fut la plus merveilleuse des nouvelles. Ta grand-mère était remplie de joie, elle aussi. Pour la première fois depuis le départ de mon père, je l’ai vue être à nouveau entièrement elle-même. »
(Les tapotements nerveux s’intensifient.)« Je suis consciente de ne jamais t’avoir parlé de ton père. Il y a une bonne raison à cela. Cet homme ne mérite ni le titre de père, ni même que l’on mentionne son existence. Cependant, il faudra bien que tu l’apprennes un jour ou l’autre, alors je vais tenter de t’expliquer qui il était et ce qu’il est devenu. Lloyd Colt ne savait rien faire d’autre que mentir, tromper, tricher et prendre. Lorsqu’il a su qu’il m’avait mise enceinte, il a disparu sans même laisser un mot, et je n’ai plus eu la moindre nouvelle de lui jusqu’à ce que je parvienne à retrouver sa trace. Cette minable vermine était parti charmer une autre femme. Oh, pas n’importe laquelle. Il avait jeté son dévolu sur ma jeune sœur, Hannabeth. Je ne suis pas certaine de l’avoir spécifié, mais nous nous ressemblons énormément, elle et moi. Tout comme nous ressemblons à notre mère, et comme toi, mon cœur, tu nous ressembles. Lloyd nous a abandonnés pour une pâle copie de moi-même ; plus jeune, moins effrayante, et sans cette vie qui grandissait à l’intérieur d’elle. Quelques mois plus tard, peu de temps après ta naissance, il lui a brisé le cœur. »
***
L’homme avait un cigare entre les lèvres. Occupé à compter l’argent qu’il avait récolté lors de sa dernière arnaque, il n’entendit pas la porte s’ouvrir. La silhouette demeura un instant immobile, l’observant comme un rapace observerait sa proie avant de plonger sur elle. D’un mouvement lent, comme pour savourer cet instant, l’ombre fit claquer son talon contre le sol en bois verni. L’homme sursauta et se retourna, pour découvrir l’intrus. Il ne mit pas plus d’une seconde à reconnaître la chevelure blonde, presque blanche, si caractéristique. En revanche, il ne voyait toujours pas son visage, dissimulé par l’obscurité. Il pâlit.
- Beth, c’est toi ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’as fait peur… La femme rit.
- Voilà donc pourquoi tu es parti avec elle. Tu nous confonds. L’homme pâlit encore davantage.
- Jezabel… ?- Bonsoir, Lloyd.
- Qu’est-ce que tu veux ? Comment est-ce que tu m’as retrouvé ?La femme s’avança dans la lumière et ôta sa capuche, dévoilant le sourire hautain qu’elle avait l’habitude d’arborer.
- Allons, allons. Détends-toi, Lloyd. Je suis simplement venue discuter avec toi et prendre de tes nouvelles. Pourquoi diable sembles-tu si effrayé ? Lloyd Colt se tortilla, visiblement mal à l’aise. Jezabel lui fit signe de prendre place dans un des fauteuils en cuir rouge qui meublaient la pièce, puis elle s’assit en face de lui et croisa élégamment les jambes.
- J’ai pas le temps de te parler, Jez. Je suis un homme très occupé.
- Rassure-toi, je serai brève. Il est nécessaire que nous soyons clairs l’un avec l’autre. Au cours de ta misérable existence, tu as commis d’innombrables erreurs. Trois d’entre elles expliquent ma présence ici. Tu n’es pas un idiot Lloyd, je suis certaine que tu vas comprendre très rapidement. Jezabel prit le temps de le fixer avant de reprendre la parole.
- Tu m’as blessé, Lloyd. Une blessure narcissique, en plein cœur de mon égo. Celles-ci sont les pires. M’abandonner pour partir avec une copie plus jeune, moins charismatique et moins impressionnante que moi. Oh, je t’aurais détesté pour cela, j’aurais attendu ta mort avec une impatience certaine, mais j’aurais su passer outre.
- Jez…
- Ne me coupe pas la parole, Lloyd. Je n’ai nullement terminé. L’homme se tut à nouveau, de plus en plus mal à l’aise.
- Ta seconde erreur a été de me mettre enceinte. Que dis-je, se reprit-elle,
cela n’est point tout à fait la réalité. La réalité est que j’attendais ce bébé depuis des années. Lorsque j’ai su qu’une vie grandissait en moi, j’ai sans doute été la femme la plus comblée et la plus heureuse au monde. Cette enfant ne manquera jamais de rien, sois en certain. Je la couvrirai d’amour, d’affection, de tendresse, davantage qu’il est possible de l’imaginer. Elle ne remarquera pas même l’absence de son père. Ma fille deviendra une femme extraordinaire. Elle ne mérite aucunement de grandir en ayant un père aussi minable que toi. Cependant, encore une fois, tes ennuis auraient pu s’arrêter là. Je t’aurais simplement menacé, en te jurant que si par malheur nos chemins se recroisaient un jour, tu mourrais. Lloyd commença à comprendre le danger qui planait sur lui. Dans un geste désespéré, l’homme posa une main sur l’arme qu’il avait à la ceinture, et Jezabel tira son épée de son fourreau, la pointant sur la gorge de l’homme.
- Seigneur, Lloyd. Cesse tes enfantillages. Je suis certaine que tu ne voudrais nullement raccourcir ton espérance de vie, n'est-ce pas. Alors lâche cette arme. Notre conversation n’est guère terminée.Le regard plein de haine, mais visiblement terrorisé, l’homme lâcha son arme et mit les mains au-dessus de sa tête.
- D’accord, d’accord, excuse-moi, je t’écoute. Jezabel conserva son épée pointée sur lui, hochant la tête avec une satisfaction qu’elle ne chercha pas à dissimuler.
- Bien. Ta troisième et dernière erreur, sans doute celle qui te vaut l’honneur de ma présence, concerne ma petite sœur. Tu as forniqué avec toute la fratrie Alvarez, alors je suppose que tu sais qu’elle et moi, nous nous haïssons autant qu’il est possible de le faire. Je serais la première à me réjouir si elle venait à disparaître. Néanmoins, je dois apporter une nuance à cette affirmation. Elle demeure ma sœur. Tu apprendras donc un fait établi et primordial.Avant que l’homme ait eu le temps d’esquisser le moindre geste, la lame de Jezabel dessina une traînée sanglante sur son cou. La femme s’approcha de lui et lui attrapa les cheveux, l’obligeant à la regarder dans les yeux, tandis que Lloyd, surpris et en train de se vider de son sang essayait désespérément de retenir la vie en compressant sa gorge fuyante.
- Personne n’est autorisé à faire du mal à Hannabeth, à part moi. Elle planta son épée dans le ventre de l’homme, et la fit remonter jusqu’à son torse. Puis, lorsque la vie eut terminé de le quitter, elle retira tranquillement sa lame et l’essuya sur les habits du cadavre. Enfin, elle la rangea dans son fourreau, et tourna les talons, repartant comme elle était venue : en silence.
***
(Un rire résonne avant de laisser place aux grésillements.) « Le jour de ta naissance a été le plus merveilleux jour de ma vie. J’ai serré ton tout petit corps contre moi, et je t’ai fait la promesse que je veillerai sur toi jusqu’à mon dernier souffle. Ta grand-mère fut étonnamment présente et bienveillante envers toi. Pendant les quelques mois qui ont suivi ta venue au monde, je l’ai retrouvée. Ma mère était à nouveau cette femme incroyable que j’aimais tant et que j’admirais plus que tout au monde.
Et puis, je l’ai perdue pour toujours. En l’an 97, mon père est décédé, exécuté à la suite d’un différend avec l’UC. Lorsque nous l’avons appris, ta grand-mère est demeurée inconsolable. Devenue alcoolique, rongée par la vieillesse et la sénilité, tout ce qui l’animait encore était son désir de vengeance. Il n’était pas rare qu’elle se perde en elle-même, incapable de se souvenir d'où elle était, de qui elle était et de pourquoi elle y était. La voir ainsi était un supplice. Le dernier semblant de raison qu’elle conservait lui interdisait de se montrer dans cet état, aussi ne quittait-elle plus sa cabine que pour se réapprovisionner en alcool. »
(On perçoit un soupire las, et le tintement du verre.)« En l’an 98, quelques mois après le début de sa déchéance, ma mère et moi nous sommes disputées. Pour la première fois depuis toujours, nous n’étions pas ensemble, mais l’une contre l’autre. »
***
Jezabel entra dans la cabine de sa mère, échouée sur son lit, débraillée, une bouteille de rhum vide à la main. La seconde de la capitaine soupira tristement et referma la porte derrière elle, s’assurant que personne n’avait pu capter la scène. Elle s’approcha de sa mère, et doucement, elle attrapa le cadavre de bouteille pour le déposer sur le bureau.
- Maman, tu as encore bu… Sa mère ne lui répondit que par un grondement sourd. Jezabel passa ses bras sous la nuque d’Erszébeth pour la redresser légèrement, et entreprit de la déshabiller.
- Allez maman, viens-là. Laisse-moi t’aider.Lorsqu’elle eut terminé, elle l’allongea convenablement et la couvrit. Sa mère lui attrapa la main, et Jezabel s’allongea près d’elle. Alcoolisée, la capitaine sombra instantanément dans un sommeil sans rêve. Lorsqu’elle reprit connaissance deux heures plus tard, Jezabel était toujours là. Elle sourit, heureuse d’avoir sa fille à ses côtés.
- Jezabel… souffla-t-elle d’une voix rauque.
- Je suis ici, maman. La capitaine plongea ses yeux bleus dans ceux identiques de sa fille et lui caressa la joue, geste qui était inhabituel.
- Je dois te faire une confidence.
- Oui, bien entendu, je t’écoute. Erszébeth prit le temps de se redresser, aidée par Jezabel qui l’imita. Avec une rare douceur, elle prit les mains de sa fille entre les siennes.
- Te souviens-tu de l’accouchement de ta fille ?
- Jillian ? Evidemment…
- Non, pas Jillian.
- Jayn ? demanda-t-elle surprise.
- Oui, Jayn.
- Bien entendu. Je n’ai jamais cessé de penser à elle et à ce qu’il serait advenu si elle avait survécu.
- Elle a survécu.
- Voyons, qu’est-ce que tu racontes maman ? Ne dis pas ce genre de sottises, tu sais que Jayn est morte. Rappelle-toi.Jezabel se tut et regarda sa mère, le regard empli de tristesse. Elle ne supportait plus de voir sa mère dans cet état, et les souvenirs de sa fille disparue la hantait avec une violence inouïe.
- Je t’ai menti, Jezabel. Jayn était vivante lorsqu’elle est née. Tu sais qu’elle n’était pas à sa place sur le Némésis, et j’ai cru t’avoir perdue. Alors je l’ai confiée à une autre famille capable de s’occuper convenablement d’elle. J’ai pris régulièrement de ses nouvelles pendant des années. Jusqu’à ce qu’elle perde la vie dans un incendie, au cours de son adolescence. Jezabel mit quelques secondes à réagir, choquée par ce qu’elle venait d’entendre. Elle secoua la tête, incrédule.
- Non, maman, tu perds la tête. Tu ne sais plus ce que tu dis. Tu ne m’aurais jamais fait ça. Pas toi.
- Crois-moi, je préférerai que tout ceci ne soit qu’une invention de ma part, mais il ne s'agit que de la vérité. Alors Jezabel retira ses mains de celles de sa mère et se leva, partagée entre colère et incompréhension.
- Maman… Dis-moi que ce n’est pas vrai.
- Jez…Jezabel serra les poings aussi fort qu’elle le put.
- Dis-moi que ma fille n’était pas vivante lorsqu’elle est née. Erszébeth demeura muette, fixant sa fille.
- Réponds-moi ! cria-t-elle.
La capitaine fut surprise par la véhémence du ton de Jezabel.
- Jayn a vécu jusqu’à l’adolescence, répéta-t-elle finalement avec un calme troublant.
Alors, le visage de Jezabel se déforma en un rictus de haine et de colère. Elle était prise d’une brusque envie de tuer cette femme qu’elle aimait pourtant si fort et il n’y avait nuls doutes possibles qu’elle l’aurait fait si ça avait été quiconque d’autre qu’Erszébeth. Elle porta sa main à son cœur, profondément blessée. La trahison lui laissait déjà un goût amer dans la bouche.
- Tu as de la chance d’être ma mère.L’autre femme tiqua.
- Tu me menaces, Jezabel ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ? Après tout ce que j’ai sacrifié pour toi ?
- Tu m’as laissée croire tout ce temps que ma fille était morte, maman ! Tu me l’as enlevée, tu m’as privée de la moindre chance de la voir grandir, de la voir vivre !
- Je l’ai fait pour ton bien, et pour le sien.
- Pour mon bien ? Pour son bien ? En quoi diable me séparer de ma fille, me faire croire qu’elle était morte, l’envoyer je ne sais où, loin de sa famille, loin de sa mère, aurait pu être pour notre bien ?!
- Seigneur Jez, as-tu déjà oublié la crise causée par l’arrivée d’Hannabeth ? Crois-tu sincèrement que c’était le moment pour nous d’accueillir un autre enfant ? Selon toi, quel sort aurait-elle connu sur le Némésis ? Jezabel demeura muette, enragée, écœurée, blessée comme elle ne l’avait que rarement été. Sa mère en profita pour s’approcher et poser une main sur son avant-bras.
- Je suis sincèrement navrée. Si j’avais cru bon de faire autrement, je peux t’assurer que je l’aurais fait. Jezabel retira vivement son bras, comme si le contact avec sa mère était en train de la consumer toute entière.
- Tu es navrée ? Oh, ne me fais pas rire maman, tu n’as jamais été capable d’être navrée pour quoi que ce soit.
- Jezabel !Des larmes de rage commencèrent à couler sur les joues de la jeune femme.
- Ose me dire que c’est faux ! Ose seulement me le dire ! As-tu oublié, maman ? As-tu donc tout oublié ? Tout ce que j'ai subi par ta faute ? Tout ce que tu m'as fait subir ? Tout est de ta faute, absolument tout. Y compris la mort de l’homme que j’aimais, celle de ma fille, et celle de papa ! Je te déteste ! Je te déteste !La capitaine vacilla légèrement, tandis que Jezabel prenait conscience de ce qu’elle venait de dire, et d’à quel point ses mots avaient dépassé sa pensée.
- Maman, je…
- Tout ce que j’ai fait Jezabel, je l’ai toujours fait pour toi. J’ai tout sacrifié, pour toi. J’ai tout abandonné, pour toi. J'ai tout fait, Jezabel, absolument tout. Je n’ai sans doute pas été une mère parfaite, mais toutes ces années, je n’ai œuvré que pour ton bien. Maintenant va-t’en, sors d’ici. Jezabel hésita une seconde.
- Sors d’ici ! hurla Erszébeth.
Dévastée, la seconde jeta un dernier regard à sa mère, et elle s’en alla, claquant la porte derrière elle.
***
(L’enregistrement est interrompu par un bruit de verre brisé, et ce qui pourrait s’apparenter à un sanglot étouffé, mais la mauvaise qualité du son empêche d’en être certain. La voix met un long moment avant de reprendre.)« Notre première dispute, notre dernière conversation. Ironique, n’est-il pas ? Suite à la révélation que ma mère m’avait faite, ma vie a pris un tout autre sens. Il fallait à tout prix que je retrouve la trace de Jayn. Elle avait vécu, et si elle était déjà morte depuis longtempss, j’avais besoin de savoir. Savoir dans quelles conditions elle avait eu à vivre, savoir où est-ce qu’elle avait grandi et avec qui. Savoir si elle avait reçu de l’amour. Savoir si elle avait été heureuse, davantage que ce qu’elle aurait pu l’être avec moi. Quelles étaient les circonstances de son décès ? Etait-ce un accident, ou un incendie volontaire ? Avait-elle souffert, ou était-elle morte durant un sommeil paisible ? Une infinité de questions étaient nées dans mon esprit, et je ne possédais aucune réponse ni aucun indice.
Mon esprit était également occupé par ma mère et le souvenir douloureux de notre dispute. Il n’y avait personne au monde qui la connaissait mieux que moi. Pas même ton grand-père. On ne peut nier qu’elle a commis de nombreuses erreurs au cours de sa vie. Cela dit, qui n’en fait pas ? Je suis persuadée que ta grand-mère n’a jamais pensé à mal en ce qui me concernait, et probablement qu’elle s’en voulait. Elle ne désirait que le meilleur pour moi, et elle avait déjà beaucoup perdu au cours de sa vie. Je ne voulais pas lui infliger une blessure supplémentaire. C’est pourquoi après notre dispute, je n’ai pas tardé à revenir sur mes pas. Il fallait que l’on parle, qu’elle m'en dise davantage à propos de Jayn, qu’elle m’explique, que je lui dise que je ne la détestais pas, et que je n’avais jamais pensé qu’elle était responsable de nos malheurs.
Lorsque je suis arrivée devant ses quartiers, il était déjà trop tard. Elle était partie. J’ai attendu son retour toute la nuit, en vain. Elle n’est jamais revenue. Je n’ai appris ce qu’il s’était passé qu’au petit matin, lorsqu’inquiète, je suis partie à sa recherche. Immédiatement après notre dispute, ma mère était allée se perdre dans une taverne comme il en existe des milliers partout dans la galaxie, de même qu’elle avait l’habitude de le faire parfois. Trop enivrée pour pouvoir se contrôler, elle a provoqué les mauvaises personnes et n'a pas su se défendre. Arrêtée par des hommes de la trinité, elle a été torturée dix jours durant. Dix jours pendant lesquels j’ai été incapable de fermer l’œil, pendant lesquels c'est à peine si j'ai mangé ou respiré. Dix jours pendant lesquels j’ai tenté absolument tout ce qui était en mon pouvoir pour lui venir en aide. En vain. Mon impuissance fut sans doute la pire sensation qu’il m’ait été donnée de ressentir un jour. Et crois-moi, ça n’est pas peu dire. »
(Encore le bruit d’un liquide que l’on verse, d’un nouveau verre que l’on prend.) « Ta grand-mère était une femme forte et courageuse. Même soumise aux pires tortures, elle n’a jamais fait la moindre révélation compromettante pour le Némésis. Elle s’est accusée de tous ses crimes et même de crimes qu’elle n’avait pas commis. Des crimes qui m’appartenaient, et même quelques-uns qui appartiendraient vraisemblablement à Hanna. Le matin du onzième jour, ils l’ont faite exécuter en public. La foule était dense et compacte, alors même qu’il pleuvait ce jour-là. Perdue au milieu de ces petites gens, je n’eus aucune difficulté à reconnaître Hannabeth. Evidemment, j’étais là moi aussi. Ta grand-mère m’a vue, et son regard s’est accroché au mien avec une étrange intensité. J’aurais tellement voulu qu’elle entende que je ne l’avais jamais détesté, que je l’aimais. J’aurais tellement voulu lui dire à quel point j’étais désolée, à quel point je tenais à elle et à quel point sa mort allait me détruire. Nos âmes étaient profondément liées l’une à l’autre. Elle savait tout ce que je pensais, tout ce que je ressentais. Une partie de moi est morte avec elle, ce jour-là.
Quelques secondes avant sa mort, elle m’a souri, et j’ai vu dans son regard plus d’amour et de tendresse qu’elle ne m’en avait jamais montré au cours de toute ma vie à ses côtés. A cet instant précis, j’étais prête à fendre la foule, à me battre contre le monde entier, à mourir même, pour aller la sauver. La perspective de la regarder perdre la vie sans rien faire m’était insupportable. Cependant, je ne pouvais pas me permettre de mourir avec elle. Elle ne me l’aurait jamais pardonné. Tu sais mon ange, avoir des responsabilités implique parfois que nos obligations supplantent nos émotions. Je devais veiller sur le Némésis, sur l’honneur de ma mère et par-dessus tout, je devais veiller sur toi.
Tout comme il est d’usage de le faire, ses bourreaux lui ont demandé ce qu’elle avait à dire avant de mourir, et elle a répondu, toujours avec ce sourire entêtant : « Vous croyez m’avoir tuée, mais vous ne faites que marquer le début de mon éternité ». Ta grand-mère fonctionnait ainsi. Une classe et une dignité sans limites, qu’elle a su conserver jusqu’à sa mort, et par-delà. »
(Un long silence s’installe à nouveau.)« Le reste de mon histoire, tu la connais. Je suis devenue la nouvelle capitaine du Némésis suite au décès de ma mère, et depuis, nous arpentons la galaxie à la recherche des plus beaux trésors qu’elle conserve en son sein. Nous livrons une guerre sans merci à l’Albatros, un vaisseau de corsaire, qui, tu l’auras peut-être compris, a pour capitaine ta tante. Nous nous battons également contre l’esclavagisme, contre l’UC, contre la Trinité… Finalement, j’ai la sensation que notre combat est contre l’univers tout entier. Faire couler le sang ou me faire des ennemis ne m’a jamais inquiétée. Il n’y a jamais eu de place pour la pitié ou l’apitoiement sur le Némésis.
Je ne suis jamais parvenue à retrouver la moindre trace de Jayn. J’ai parfois l’impression que je l’ai rêvée, ou bien qu’elle s’est évanouie dans l’univers. Cependant, je ne désespère pas. Un jour prochain, je découvrirai la vérité. Sache qu’une Alvarez finit toujours immanquablement par obtenir ce qu’elle désire. Quant à toi mon ange, je te vois grandir et t’épanouir, chaque jour un peu davantage. Je suis si fière de toi. Ta grand-mère l’aurait été aussi. Lorsque je m’éteindrais, ce sera ton tour de briller, et de perpétuer notre nom et la grandeur qui l’entoure. J’ai entièrement confiance en toi pour accomplir cette tâche. Tu feras une extraordinaire capitaine. »
(Les tapotements nerveux reprennent.)« L’heure tourne, cet enregistrement touche à sa fin. Je suis consciente que certains aspects de ma vie t’ont été présentés sous une forme bien sombre. Je ne t’ai conté que l’essentiel, et les meilleurs moments de mon existence ont sans nul doute été passés sous silence. Souviens-toi mon ange : il n’y a rien de plus important que notre nom. Après ma mort, je me suis assurée que tu puisses trouver une protection auprès de l’unique famille qui me survivra. Je ne suis jamais parvenue à aimer ta tante ni à lui pardonner, cependant je sais qu’elle saura prendre soin de toi. Ne sois pas trop dure avec elle, mais ne la laisse jamais salir le nom de notre mère.
N’oublie jamais que je t’aime par-delà même l’amour. »
(L’enregistrement grésille quelques secondes, des talons résonnent, puis tout s’arrête.)