Run for my life

La voix d'Eugène était basse et résonnait dans ces couloirs. Tout comme celle d'Enguerrand.

"On verra."

Il avait l'air sérieux pour une fois. C'était celui sous la couche de vernis qui parlait. Les paroles d'Enguerrand pouvait avoir du sens mais Eugène ne les entendait qu'à moitié. Il avait survécu à tant de choses, il avait frôlé la mort tant de fois, on avait abusé de sa faiblesse tellement longtemps.
Faire attention était exclu. Il ne se protégerait jamais comme le faisait cette machine insensible au cœur de pierre, qui ne prenait plaisir à rien. Ah c'est sûr qu'il survivait, mais c'était tout.
Sa vie ne valait rien même si sa survie était parfaite.

Il se retourna, un sourire aux lèvres.

"J'ai une bonne étoile."

Il souleva une manche qui montrait à la fois un bras particulièrement musclé mais aussi les fameuses cicatrices qui voulaient mimer la constellation chez les trinitaires. Des scarifications de parents sur leurs enfants pour leur offrir un avenir meilleur ou un exorcisme dans le cas d'Eugène.

Enguerrand profite un peu du ton qui s'adoucit pour diviser son attention un peu plus et offrir donc du temps à son environnement. Les corps gisent immobiles et il semble qu'il n'ait raté aucune de ses cibles. Surprenant dans une telle pagaille. Des types doivent faire le mort sans doute.

- la chance est un facteur important pour tout combattant. reconnait Enguerrand. Mais elle ne te protégera pas de tout le monde. Ton niveau technique est insuffisant contre des gens comme moi. Tu serais irrémédiablement écrasé. explique d'un ton neutre et factuel Enguerrand.

Il montre les corps autour d'eux.

- il y a des survivants je pense. Tu as de quoi nettoyer ? demande ensuite Enguerrand.

Il n'a pas envie de faire la tournée des cadavres pour les achever. C'est un truc qui le rebute mais qui est parfois nécessaire. Pour le coup les explosifs semblent être une bonne idée. Il ne veut pas se faire attaquer dans le dos par des gens qu'il n'a pas terminé.

Ce fut l'autre qui évoqua une bataille entre eux deux. L'imagination débridée et violente d'Eugène se saisit du sujet. Il se voyait déjà cribler le corps d'Enguerrand de balles. Une bonne mitraillette. Ou un canon laser. Un énorme trou dans son torse. Et aucun bouclier, aucune épée ne pourrait plus le protéger.
Eugène était curieux de savoir s'il trouverait des rouages ou du sang en-dessous de la carcasse.
Il plissa les yeux sans répondre.
Nettoyer... nettoyer ... tuer ?

"J'm'en occupe."

Eugène renifla et bailla. Il sortit de ses poches, des petites poudres qu'il mélangea avec une pâte collante d'une autre poche. Puis il finit les boules qu'on aurait pu prendre pour des crottes avec un bout de corde. Il alluma la première, la mit dans la bouche d'un mort après l'avoir allumé et passa au suivant. Les têtes explosèrent en un bruit de pétard. Ce n'était pas des grosses explosions mais suffisamment pour tuer dans l'œuf tout espoir de survie. Arrivé au cinquième, il se fit mordre et cria. Sa main, dans un réflexe gifla l'homme. De sa main blessée il serra le cou du survivant. Un éclat de rire le secoua et il continua de serrer malgré la douleur. Puis il frappa la tête contre le sol jusqu'à l'exploser et passa à celui d'après en secouant sa main.

"Ah l'con. Il m'a fait mal. J'vais m'taper la rage vu ses chicots."

Plus prudent, il se contenta d'égorger les quelques derniers en tenant son genou contre leur poitrail.

C'est pas vraiment ce qu'il avait dans l'idée. Mais tant que le boulot est fait. Il regarde Eugène se faire mordre et soupire intérieurement. Ce type a trop de chance et un jour elle ne sera plus là pour le protéger. Il hausse les épaules. Ce n'est pas vraiment son problème, sauf si le Némésis se fait détruire parce que le remplaçant d'Eugène est un baltringue avec des canons. Parce que derrière ses canons le gars est vraiment doué.

- c'est ce que je tente de t'expliquer. dit simplement Enguerrand.

Le Passeur reprend sa garde et sa vigilance est de nouveau pleinement tournée vers l'extérieur. Il s'assure notamment que le couloir qu'il vont emprunter ne soit pas envahi de parasite. En tout cas pour le moment il n'entend rien. Il attends donc qu'Eugène est terminé son office et le rejoigne avant de se mettre en route.

De nouveau debout, Eugène eut une soudaine envie de courir et de grimper sur les larges épaules d'Enguerrand. Il était imprévisible, toujours sur un instant fugace. L'instant d'avant il s'imaginait tuer Enguerrand, celui d'après jouer avec lui. Peut-être l'aimait-il ? Ou le détestait-il ? Impossible de vraiment savoir, son inconstance lui jouait des tours.
Cela dit cette inconstance existait par cette énergie débordante qui le contrôlait à certains moments. Et quand elle retombait... Il devenait d'une nonchalance ennuyée presque insupportable. C'est ce qui lui arriva. Il bâilla. Son envie soudaine de grimper sur le dos d'Enguerrand s'estompa, il n'en avait plus la force. Il voulait juste rentrer, retrouver Bullet et son lit dans le dortoir. Il voulait retrouver Azel aussi mais ça n'était pas possible. Il lui laissait encore un mois et il partirait la chercher.

"Allons-y Allonzo."

Sa voix s'était faite plus traînante. Incohérent, voilà ce qu'il était. C'était pour ça qu'il avait sauvé sa peau. C'était pour ça qu'il était un artilleur de génie. Parce que le plus stratège des stratèges auraient bien eu du mal à deviner ses actions, parce qu'il n'hésitait pas à prendre des risques, parce qu'il aimait voir les choses en grand, qu'il faisait attention à ses canons et que son sentiment d'appartenance à ses hommes dépassait bien souvent sa folie destructrice.

"Toi... t'pourrais pas vivre dans un équipage. Mais j'me demande bien pourquoi t'es si doué dans ça si t'aimes pas c'que tu fais."

Enguerrand montre le chemin à prendre de la main. Autant que l'homme qui voit le mieux dans le noir passe devant. Tant pis si c'est celui sait le moins bien se défendre. Après tout la chance est avec lui.

- tu parles encore sans savoir. lâche Enguerrand.

Il était très bien dans son équipage avant que son capitaine ne meure. Sans Flamme pour montrer le chemin les autres étaient devenus différents et la cohésion du groupe c'était effondrée. Depuis il n'avait pas retrouvé la même chose mais il ne désespère pas. Il attend qu'Eugène prenne la tête du petit groupe et en profite pour allumer un autre bâton luminescent.

- j'adore l'escrime d'abordage. dit-il simplement Pas le massacre de pauvres hères.

Si l'artilleur ne sait pas faire la différence c'est parce que lui aime tuer. Enguerrand est indifférent à cette partie de son activité. Les morts ne reviennent pas se venger, alors il est souvent pragmatique.

Eugène sifflotait en avant, il ne comprenait pas très bien ce qu’Enguerrand voulait dire, de quelles paroles il parlait mais il avait compris qu’il valait mieux ne pas trop l’écouter. Il se plaignait, maugréait, il n’avait aucune intention dans la voix, bref rien d’intéressant ou d’utile ne sortait de lui.
De toute façon l’artilleur n’avait pas le vocabulaire adapté. Hère ressemblait à Aire ou Air et il se disait bien que ce devait être autre chose. Cela devait désigner les pauvres morts derrière eux. L’escrime d’abordage ensuite… était complètement hors des capacités de compréhension d’Eugène. Se battre à l’épée. Il n’y avait rien de plus illogique. Même si l’on était particulièrement bon, une bonne bastos dans la tête et hop problème réglé. Enguerrand et toutes ses armes, et toute sa verve, et toute son arrogance ne pouvait pas grand-chose face à une mitraillette, même si c’était un enfant de 4 ans qui s’en servait. Les abordeurs qui utilisaient des lames étaient pour Eugène des espèces de mo’at suicidaires et perdus dans le passé.
Quant à la différence entre un abordage et ce qu’ils venaient de faire… il n’y en avait pas selon Eugène. À part une différence de niveau et encore certains équipages étaient peu formés. Les morts étaient morts, et pour l’un ou l’autre on ne faisait pas attention au style mais à sa survie.

« Mouais, j’vois pas la différence. »

Enguerrand regarde l'artilleur qui monte généralement à l'abordage sans comprendre ce qu'il fait et sans la moindre discipline. Bondissant de droite et de gauche avec pour seule envie celle de tuer. Bon peut-être pas seulement cette envie, après tout il sauve souvent les gars en difficulté aussi. Il doit bien lui reconnaitre ça.

- normal, tu ne sais pas faire la différence entre un maître à l'épée et un quidam. Et tu ne comprends rien à la tactique d'abordage. dit le bretteur pirate.

Clairement le bonhomme aime la violence et tuer, mais il ne connait rien à la voie de l'épée. Il pense sans doute pouvoir tout régler avec ses canons et ses explosifs. Mais ça ne fonctionne pas comme ça.

"J'fais qu'la différence entre un mort pis un vivant. Pis j'vois pas pourquoi j'devrais y capter que'que chose à l'abordage, jamais j'y foutrais les pieds."

Il sortit un cure dent d'une poche et entreprit de se curer les dents.

"J'm'ennuierai trop vite. C'pas qu'vous êtes pas drôles mais c'est totalement ça."

Enguerrand écoute l'autre et définitivement trouve qu'il manque de logique. Sans doute que c'est une partie de son charme pour les gens du Némésis. Mais certainement pas pour lui.

- c'est ce que je disais, tu parles sans savoir. Et comme toute personne ignorante tu racontes des conneries. explique Enguerrand.

Il n'a jamais compris cette propension que les gens ont à juger des choses qu'ils ne connaissent pas. Enfin il a l'habitude, les pirates sont des gens à part. Bordélique, chaotique et racontant de la merde la moitié du temps. Ca fait leur charme et c'est moins ennuyeux que la Légion. Parfois ça l'agace cependant.

- en avant. dit-il en montrant le chemin. Tu es plus efficace que moi pour voir des trucs. Et puis tu as de la chance donc tu vas pas mourir. ajoute Enguerrand de sa voix neutre.

"Ah ça... c'est c'qu'on m'a toujours dit. Faut pas écouter c'que j'dis. J'ai pas eu d'la chance comme toi. J'suis pas passé par la case école pis famille aimante pis tout ça."

Il rigola avant de s'arrêter net.

"Par contre j'aime pas trop qu'tu m'donnes des ordres. J'sais pas qui t'es ni pourquoi t'es là, mais j'te rappelle qu't'es certainement pas mon capitaine."

Sa voix tremblait sur la fin. Ces histoires de liberté et d'allégeance le touchaient beaucoup. Il se retourna, et continua son chemin, comme s'il était seul. C'était sans doute la meilleure chose à faire. Il se tut pendant un long moment, ramenant ses esprits. La plaisanterie manquait d'humour. Il voulait rentrer. Non, en fait c'était pire que ça. Il aurait pu être n'importe où que ça lui aurait fait ni chaud ni froid. Mais il ne voulait plus être avec lui. Et rentrer ça ne signifiait pas s'éloigner de lui, au contraire. Une bouffée de colère le prit, une colère dont il se délecta, colère ça voulait dire violence, ça voulait dire jeu.
Cet Enguerrand ferait pas long feu. Cette idée l'apaisa.

Enguerrand hausse un sourcil en réaction à la sortie de l'autre fou. Il prend le temps de réfléchir et décide qu'on peut être dingue mais avoir aussi raison parfois.

- tu as raison. dit-il tranquillement en prenant le temps de rallumer son cigare.

Il tire dessus et termine sa réflexion intérieure. Les volutes de fumée l'entourent et viennent effacer les autres odeurs dans lesquels ils baignent tous les deux.

- choisis un chemin. J'en prendrais un autre. Tu es débrouillard, vicieux et chanceux. Tu as définitivement pas besoin de moi. Je me suis inquiété inutilement. explique Enguerrand sans ironie et de manière très sincère au final.

Il se pose contre un mur histoire afin que l'autre prenne son temps pour choisir son itinéraire. Visiblement ils ne sont pas fait pour ce comprendre et combattre au côté d'une personne qui ne vous comprend pas c'est dangereux au final.

- ah ... au fait. Si tu aimes pas trop que je te donne des ordres, et bien de mon côté je n'aime pas trop ta façon de me parler. Le plus simple serait de s'éviter autant que possible à l'avenir. expose Enguerrand de sa voix sans relief, comme s'il venait de lire sa liste de course. Je ne compte pas faire preuve à nouveau de patience, surtout en public.

Tôt ou tard s'ils se parlent en public l'autre va le prendre pour son pote ou le quidam moyen. Et il ne peut pas se permettre de paraître faible.

Un grand sourire s'afficha sur le visage d'Eugène. Il se sentait libre, puissant et heureux. Un grand éclat de rire heureux résonna dans le couloir.

"Ben ça... c'est d'la bonne idée. Mais s'pa moi qui suis venu. Ni pour m'suivre. Ni dans mon vaisseau. Personne t'as jamais rien d'mandé."

Il lui sourit, amusé. Et regarda ses options, comme un choix très difficile. Il tira une pièce de sa poche et prit sa décision en la lançant.

"J'espère qu'un jour tu vas t'amuser dans ta vie."

Son sourire ne l'avait pas quitté du début à la fin. Enguerrand était misérable, aussi musclé, aussi technique semblait-t-il et du fin fond de son esprit torturé Eugène le plaignait sincèrement. Il avait toujours refusé des gens comme lui dans son équipe. Des solitaires, prétentieux, ennuyants, robotiques. Ne pas savoir s'amuser, profiter, rager après une bataille, ne pas être sensible et faible... tout cela faisait fuir Eugène. Il voulait des hommes.

"A Ciao Bella."

Parce qu'ils se verraient dans quelques heures au bateau de toute manière, aussi amer cela rendait Eugène. L'artilleur ne changerait pas, il avait été patient lui aussi et relativement dans le contrôle face à la brutalité d'Enguerrand. Et s'il voulait venir le tuer, Eugène en serait ravi. Qu'il vienne.