Rencontre d'entre les morts.

Cela faisait bien peu de temps que Flora s'était installée en Dorado. D'ailleurs son palace était encore en chantier. Pourtant, elle avait été assaillie par les invitations, toute la noblesse de l'Imperium et d'ailleurs se pressait pour inviter cette nouvelle grande tête de l'Imperium. Les autres factions voulaient savoir ce qu'elle voulait dire des plans de sa faction, les impériaux voulait se rapprocher d'un nouveau pôle de pouvoir. Et sa mission de prévention de la piraterie avait elle aussi déjà commencée. Dépassant sa peur de prendre un vaisseau, même impérial, pour aller à Oscuro, elle avait pris ses appartements dans une frégate le temps d'un voyage. Il est évident qu'elle comptait plutôt occuper le Cerberus mais cela lui semblait prématuré et elle préférait reprendre contact avec Mia de Moya avant. Car elle avait appris avec surprise que Mia était dans le même système.
Décidément la galaxie était petite se disait-elle alors qu'elle se déplaçait dans une petite navette vers le Crust. Le Crust n'était pas son premier choix, mais il n'existait pas d'établissement du standing dont elle avait été habituée dans ce système. Cela se voyait aux navettes parquées autour du restaurant spatial. Elle frémit en pensant à tout ce qu'elle pouvait rencontrer là-bas. Son escorte était toujours aussi impavide et il lui était malheureusement impossible de faire la discussion. Elle se dit qu'elle devrait sans doute faire un tour dans cet établissement, voir si des pirates ne se cachaient pas. D'ici quelques mois, quand elle aurait assez de légitimité et un mandat d'inspection. En attendant, il valait mieux un restaurant relativement réputé que les cuisines d'une frégate. Elle réprima une grimace en imaginant les plats et l'état de celle-ci. En réalité, les cuisines devaient être impeccables, pourtant elle préférait manger à une table plutôt que dans une cantine de militaires. Peut-être que c'était des préjugés. Néanmoins, elle se faisait une petite folie, une aventure, un restaurant de l'espace.

Cela dit, tout semblait être contre elle. La navette avait failli ne pas démarrer, l'itinéraire de base ne passait pas par là, une des escortes était malade au dernier moment. A croire que l'univers ne voulait pas qu'elle y aille. Flora n'étant pas superstitieuse, elle n'y fit pas attention.

Elle avait demandé une table calme et isolée pour ne pas avoir à supporter une cantina de barbares grossiers et bruyants. Ses cheveux détachés, tournant du doigt sa bague de mariage, elle avait attendu patiemment qu'on l'accompagne avant de commander un menu au prix exorbitant mais bien dans ses moyens. Son escorte surveillant à moins de 15 secondes d'intervention. Personne ne l'avait importunée, on devinait son importance par son habillement. Presque engoncée dans son haut marinière ajusté parfaitement, son pantalon et sa veste à bouton, elle avait l'air tirée à quatre épingles, avec une expression polie et observatrice, passive. Enlevant ses gants et sa veste, elle s'était assis du bout des fesses, ramenant une mèche de cheveux blond pâle derrière l'oreille. Sa coiffure était la seule partie moins sophistiquée de son allure.

Avec la montée brutale de la renommée du Crust, on se retrouve de plus en plus débordés, à bord. On manque de personnel, va falloir qu'on recrute si on veut avoir une chance de survivre à l'affluence. On manque tellement de gens que j'suis obligée de faire le service. Pff, quelle plaie, merde. J'ai une gueule à servir ? Ca me dérange pas tant que ça, mais faut bien râler pour la forme. On a des grosses commandes dans le restau étoilé. Encore un bourge' qui sait pas quoi faire de ses sous. Il va en avoir pour son argent. Et bien sûr, un client comme ça, faut que ça tombe sur moi.

Je suis pas plus habillée que d'habitude. Un short large, fluide, élégant. Un haut échancré, qui montre une partie de mon ventre et de ma poitrine sans tomber dans la vulgarité, mes cheveux attachés en un chignon sur le sommet du crâne. Simple mais élégant. J'suis pieds nus, par contre, faut pas déconner. Et Waalan rampe sur le sol, derrière moi. J'vais trop vite pour elle, alors j'suis obligée de l'attendre. Elle me fait perdre un temps fou, merde.

Pourtant, le service est rapide. Le client a pas commandé depuis un quart d'heure que je me pointe. Ah, c'est une cliente, en fait. J'l'ai déjà vue, nan ? Je m'approche, et je pose son plat sur la table, devant elle, avant de vraiment la regarder. Et là, j'me fige. Complètement bloquée. Merde. Merde. Me dites pas que...

Oh pitié...

Flora venait de remarquer les pieds nus de la serveuse, son regard remonta le long des jambes nues et du haut dénudé avant de revenir presque par surprise par ce que la vision périphérique lui avait appris. Un serpent ou quelque chose qui s'en rapprochait suivait la serveuse. Les poils de ses bras se hérissèrent tandis que son cœur se mit à battre. Mais dans quel endroit était-elle ?
Si elle détestait bien une chose, c'était le scandale. Alors aussi scandaleuse était la tenue, aussi inquiétant était la présence d'un animal reptilien dans un restaurant, Flora résista à l'envie de se lever précipitamment pour revenir dans la frégate. Tant pis pour le repas, elle ne mangerait pas voilà tout.
Son sourire polissé n'avait pas bougé, elle remarqua à peine la serveuse provocante pour la remercier. Le reste prenait trop son attention.

"Je vous remercie."

Au moins l'entrée gastronomique n'avait pas l'air sale. Cette minuscule tartine de saumon et espuma de chou-fleur avait intérêt à se montrer à la hauteur... et pas celle du service.
Flora se dit qu'après tout c'était l'aventure, c'était elle qui avait décidé d'aller dans ce système peu réputé. Qu'on la serve avec des jeunes femmes presque nues et des animaux n'aurait pas du la surprendre.

Merde. Merde. Merde. J'suis pas sûre que c'est bien elle. Qu'est-ce qu'elle foutrait là ? C'est quoi la probabilité pour que dans tous les univers, toutes les planètes, toutes les putains de galaxie, elle se soit perdue ici ? Ca peut pas être elle. Et pourtant, ce nez, ces lèvres, ces yeux. Même après plus de vingt ans, je les reconnaitrais. J'sais pas ce que j'attends pour me casser, la planter là et faire en sorte que ce soit quelqu'un d'autre qui s'occupe d'elle pour le reste du repas. J'arrive pas à bouger.

- Flora ? Bordel, mais qu'est-ce que tu fous là.

Et bien sûr, fallait que j'ouvre ma gueule. Putain, qu'est-ce que t'es conne Rae. Ma question, c'en est pas vraiment une. Je suis juste trop surprise, choquée. J'espère qu'elle va pas me reconnaître, que c'est pas elle, en fait. Qu'elle va me regarder avec des yeux ronds, sans comprendre, et que je vais juste avoir à m'excuser pour cet affreux malentendu en lui offrant son repas. Je suis pas heureuse de la revoir. C'est le moins qu'on puisse dire. Si c'est vraiment elle, ça fait trop mal.

Sa mâchoire se serra instinctivement. Personne ne lui parlait sur ce ton. Elle ne reconnaissait ni la voix ni la manière de parler de la serveuse mais ce manque de respect l'irrita. Néanmoins, un sourire poli de convenance s'afficha sur son visage, elle leva alors ses yeux clairs sur la serveuse, se promettant de ne plus revenir dans ce genre d'endroit, bien mal lui en prenait. Elle claqua sa langue involontairement.

Le visage de la serveuse était abîmé par on ne savait quelle substance. Flora qui faisait la guerre à la drogue depuis des décennies reconnaît les signes de l'addiction. Son sourire, son visage, son corps se figèrent soudainement. Un silence plana. Tout avait changé. Mais au fond du regard, Flora reconnaissait l'once provocatrice et sauvage.

Maria-Anastasia.

Le premier sentiment qui lui vint fut une joie indicible. Etre complète de nouveau, des souvenirs d'enfance qui lui sautèrent à l'esprit, sa fascination pour sa sœur. Puis vinrent l'abandon, le rejet, la disparition, le deuil d'une sœur qui a préféré la drogue à sa propre famille. Une vie de paria vulgaire à son frère et sa sœur, soutiens inconditionnels. Mais Maria-Anastasia avait mis des conditions à son amour pour eux. La fêlure ne s'était jamais refermée.
Flora improvisa. Elle fronça les sourcils, toujours le sourire poli.

"Je vous demande pardon ?"

Maria-Anastasia est morte.

Bornée petite fleur. Espérant que cette serveuse miteuse ne soit pas sa sœur, espérant que le subterfuge passera, espérant fuir cet endroit indemne.

Ce claquement de langue. Putain. Mais ça doit être qu'une coïncidence. D'ailleurs, elle a pas l'air de me reconnaître, ni de se sentir concernée par le prénom Flora. Tant mieux. Déjà, j'vois pas ce que ma Flora foutrait dans un système comme Dorado. Les Nuñez Vargas, c'est pas le genre de famille assez miteuse pour se balader là. Et puis, j'veux pas croire que la gentille Flora, si douce et si adorable soit devenue une poufiasse de première catégorie, hautaine et imbue d'elle-même. Parce que la femme en face de moi, elle se prend clairement pas pour de la merde, et elle se croit visiblement supérieure.

Je lui offre un sourire forcé. J'me suis pas rendue compte avant que j'étais en train de tripoter mon collier, alors je m'arrête. Putain, ça fait combien de temps que je fais ça ? Merde Rae, tu délires.

- Pardonnez-moi, Madame. Je vous ai prise pour une vieille connaissance que je n'ai pas vue depuis très longtemps. Le surmenage, sans doute. Je vous laisse profiter de votre repas. Bon appétit.

Je tourne les talons, et je m'accroupis.

- Allez, viens, Waalan.

Elle grimpe paresseusement sur mes épaules, je me relève en soupirant, et je me dirige vers la sortie de la salle.

Une fois seule, les épaules de Flora s'abaissèrent. Elle tremblait, sa respiration se fit haletante avant qu'elle ne se reprenne. L'entrée qu'elle avait commandé lui laissait un temps de répit. Le plat de résistance finirait par arriver et elle devrait faire face à Maria-Anastasia. Flora ne savait pas jouer la comédie, pas longtemps en tout cas. Elle avait toujours été une piètre menteuse. Et cette rencontre la secouait, elle ne savait pas combien de temps elle tiendrait avant de fondre en larmes.
Elle se morigéna, une marquise ne pleurait pas. Son honneur la poussait à ne pas fuir non plus, mais la situation était délicate. Pouvait-elle décemment et dignement partir à la fin de cette entrée ?
De toute façon, elle aurait été incapable de prendre une bouchée de son repas. Elle prit la flûte de champagne et la finit en une gorgée. Un petit remontant n'était pas de refus.
Quelle était en plus cette affreuse bestiole que sa ... cette serveuse traînait avec elle ? Et elle avait tellement changé...
Contrairement à Flora qui ressemblait à celle qu'elle avait été, peut-être se tenait-elle mieux, était plus maîtrisée, moins ingénue que lorsqu'elle était plus jeune. La faute à qui. Qui l'avait fait grandir aussi vite ? Sa mâchoire se serra de nouveau et elle s'enjoint de ne pas succomber à la colère.

"Mon dieu."

Elle se chuchotait à elle-même. Heureusement que son collier à elle n'était pas visible. Elle était paralysée. Que faire ?

Quand je sors de cette foutue salle, j'ai bien l'intention de pas y remettre les pieds avant qu'elle se casse. Putain de bordel de merde. On étouffe ici, il fait trop chaud. Y a un souci avec le climatiseur ou quoi ? J'rejoins les cuisines, et là, y a du monde qui s'active.

- Quelqu'un reprend la main pour la table 4 en salle 1, j'peux pas.

Et sans attendre la réponse, j'vais dans mon bureau pas loin de la cuisine. Là, j'm'enferme, et sans attendre une seconde, je sors tout le bordel, j'me fais un garrot rapide, une seringue neuve, le venin de Waalan, et hop, dans les veines. J'm'appuie un instant les deux mains sur le bureau, j'réprime un violent sanglot qui monte d'un coup. C'est pas possible. J'ai dû rêver. J'ai pas pu la voir. Elle peut pas être là. Et merde, faut que j'aille vérifier, j'peux pas rester dans le doute comme ça. Je reprends la route de la cuisine d'un pas rapide.

- C'est bon en fait, j'reprends T4S1.

Et ça tombe bien, le prochain plat de la dame est avancé. Waalan est solidement enroulée autour de moi, juste bien pour pas me gêner. J'porte le plateau du bout des doigts, comme je l'ai déjà fait des centaines de milliers. Ouais, j'suis la patronne, et alors ? J'vais jusqu'à la salle, nouveau choc, je souris et je pose le plat sur sa table.

- Le repas vous est offert, Madame. Veuillez pardonner ma terrible méprise.

Flora n'avait pas touché à son assiette quand Maria-Anastasia revint. Elle revint encore plus différente qu'elle ne l'avait été.
D'abord grossière et directe, puis confuse et fuyante, enfin mielleuse et outrageusement polie, trop pour sonner vrai. C'est le mot "terrible" qui mit la puce à l'oreille à Flora. Sa méprise était gênante, avait mis mal à l'aise une cliente fortunée dans un restaurant qui se voulait renommé. Cependant, elle n'était pas terrible à proprement parler. Et la spontanéité de la première phrase ne trahissait que le naturel de Maria-Anastasia, sauvage et indocile. Ses excuses paraissaient d'autant plus superficielles, presque provocatrices.

Flora murmura, "Merci. Il n'y a pas de mal."

Il y en avait, une tonne, une vie. Et son assurance s'échappait au fur et à mesure qu'elle restait là. Alors qu'elle était restée strictement immobile tout le temps du choc, elle sentait maintenant une grande anxiété la ronger. Une seule personne aurait pu l'aider et la sortir de là en ce moment. Rafaël. Et une bonne cigarette.
La cigarette étant hors de question, elle sortit son H-com, tout d'un coup fébrile, pianota un texto.

"Excusez-moi, y a-t-il un endroit isolé où je pourrais recevoir un appel ?"

Sa voix ne tremblait pas encore.

Tu es dans le déni Flora.

Pourtant même si Maria-Anastasia la reconnaissait, ce dont elle ne doutait pas qu'il risquait d'arriver, sa sœur avait tellement changé que c'était plausible que Flora ne la reconnaisse pas. Eviter la confrontation était encore la meilleure solution.

Putain, mais quelle chieuse. Elle veut pas bouffer son repas et juste se casser, comme une cliente normale ? Nan, faut que mââââdame passe un appel. Flora, putain. Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Pourquoi t'as succombé à toutes ces conneries ? Regarde-toi, maintenant. T'es une putain d'hypocrite comme eux, fausse jusqu'au bout des ongles. Y a pas de mal. Ouais, mon cul aussi. J'aurais envie d'la chopper et de la secouer. Mais j'fais rien, bien sûr. Parce que j'veux toujours pas croire que ce soit vraiment elle. Faut que je reste pro, merde. Nouveau sourire.

- Bien entendu. Si vous voulez bien me suivre.

Waalan sur moi, je me dirige vers l'entrée principale, et lui ouvre la porte. On a un sas pour téléphoner, mais j'peux pas la laisser y aller seule. Trop de couloirs, j'veux pas qu'elle aille n'importe où et qu'elle perde plus de temps que nécessaire avant de se tirer de là.

- Nous possédons un sas conçu spécialement pour passer des appels.

J'allais dire que c'est pas sur-taxé puisqu'on fonctionne comme satellite avec Hope, mais vu sa gueule, ça pourrait bien coûter six fois la valeur de mon restau qu'elle s'en battrait violemment les ovaires. Putain de bourge de merde.

- Vous êtes ici depuis longtemps, Madame ? Il ne me semble pas vous avoir déjà vue auparavant.

Non c'est clair que si j'avais croisé Flo', j'm'en serais aperçue, hein. J'côtoie quand même suffisamment de riches pour pas que ça me soit passé sous le nez.

Flora suivait sa sœur la serveuse. Elle ne savait même pas comment elle pouvait l'appeler. Elle avait suivi l'ombre de sa sœur plus de 20 ans auparavant. Son enfance était l'image protectrice et impressionnante de ce dos de Maria-Anastasia, de la main de Rafaël. Elle se souvenait de leurs jeux, de leur langue à eux, un bonheur révolu. Le serpent qui la dégoûtait... comment s'appelait-il déjà ? Waalan... du fond de son esprit, elle en comprit le sens.

Alors toi non plus tu n'as pas oublié.

Mais sa soeur n'était plus la même. A la fois plus libre, plus fausse, moins ingénue. Celle qui se tenait face à elle était une inconnue, addict aux substances depuis plus de 20 ans, qui vivait pied nu dans un système miteux de la galaxie. Flora se rasséréna.
Le sas était parfait... aurait été parfait si Maria ne s'était pas plantée à côté. Impossible d'appeler Rafaël.
Flora se taisait. Elle avait toujours détesté les silences gênants, elle se pliait toujours en quatre pour remplir des conversations polies et courtoises, même avec ceux qui la servaient. C'était comme ça, selon les règles. Ne mettre personne mal à l'aise.

"Je ne suis jamais venue sur le Crust c'est sans doute pour cela."

Sa voix se perdit dans son estomac. Elle souriait mais ne regardait pas la serveuse dans les yeux. Tant que sa sœur restait, elle ne pouvait appeler personne. Son mari n'était pas au courant, Maria aurait reconnu Rafaël... Flora se sentait seule.

Mon cul, ouais. Si j'avais pu, j'lui aurais dit que j'connais suffisamment de monde dans cette foutue galaxie pour que ce genre d'infos ait pas pu me passer sous le nez. On est seules toutes les deux, dans cette pièce qui m'a pourtant toujours parue presque trop grande pour l'usage qui en est fait. Là, j'étouffe. Waalan est nerveuse, mais elle est pas du genre à attaquer sans mes ordres. J'suis pas tranquille non plus, elle doit le sentir. Je l'apaise comme je peux, en la caressant du bout des doigts. Et puis je soupire. Ca me fait chier, cette situation à la con.

- Oh, c'est sans doute pour ça, oui.

Le silence s'installe, gênant, et j'peux pas me résoudre à me casser de là. Tant pis, j'réessaie. De toutes façons, même si elle se souvient pas ou qu'c'est vraiment pas elle, j'mets ma main à couper qu'elle reviendra jamais ici. Genre vraiment jamais.

- Bon. On va continuer à faire semblant encore longtemps, Flora ? J'sais que c'est toi. J'sais que tu m'as reconnue aussi.

Au moins, c'est dit. On va pas y passer mille ans, merde. On est que des étrangères l'une pour l'autre. Plus de vingts piges passées loin, forcément. Mais c'est trop hypocrite de faire semblant. J'suis venue ici pour pas avoir à subir ça pour le restant de mes jours. C'pas aujourd'hui que ça va changer. Et là, on est bloquées ensemble. Tu vas faire quoi, hein, Flo ?

Flora restait interdite. Au fond peut-être que sa sœur n'avait pas tant changé que ça. Toujours aussi brute de décoffrage. Elle aurait juré si elle connaissait des jurons et si elle en utilisait. Elle se serait énervée si elle savait le faire.
De fait, elle n'était pas vraiment une femme d'action. Elle aimait prendre le temps de réfléchir et ne cédait jamais à la spontanéité.
Un silence accompagna la déclaration de Maria-Anastasia. Les mâchoires de Flora se serrèrent et ses lèvres se pincèrent. Elle se força à respirer calmement et se retint de se toucher l'arête du nez ou de claquer la langue.
Son regard croisa enfin celui de celle qui l'accompagnait. Elle espérait ne pas avoir les yeux humides bien qu'ils devaient l'être. Peut-être Maria ne le verrait pas. Aussi dure l'épreuve était-elle, elle pensa aux épreuves plus dures encore par lesquelles elle avait du passer.
Elle se rappela qu'elle avait fait le deuil, dans la douleur, la souffrance, de sa sœur. Des années auparavant. Son regard était aussi triste que teinté d'un autre sentiment qui ne lui allait pas et était totalement étranger. De la colère, de la rancune, une distance, un manque de chaleur.

"Qui êtes-vous ?"

Elle songea un instant fugace à fuir, l'option n'étant pas vraiment envisageable pour quelqu'un comme elle. Cependant dès qu'une possibilité de partir se ferait, elle s'en emparerait. Peu importait si elle ne finissait pas son repas. Certaines circonstances exigeaient parfois de faire une entorse à l'étiquette.

Mais c'est pas vrai, merde à la fin, elle le fait exprès ou elle s'est juste entièrement faite bouffer le cerveau ? En plus elle me ment, j'sais bien qu'elle me reconnait. J'suis pas totalement conne, hein. Putain, faut que je fasse un sacré effort pour pas lui foutre deux claques qui l'auraient bien réveillée comme il faut. Je souris plus du tout, mais je reste calme, en tout cas en apparence. J'passe ma vie à faire semblant, alors c'est pas trop dur, même là. Et pourtant, j'ai pas envie de lui répondre, mais j'ai bien envie de voir jusqu'à quel foutu point elle va s'enfoncer dans son déni à la con. C'est ridicule, ses yeux brillent et les miens doivent pas être bien mieux, même si j'me retiens comme je peux.

- J'm'attendais pas non plus à te revoir, andeka.

Andeka. Ca faisait tellement longtemps que j'avais pas prononcé ce mot. Cette appellation affectueuse qu'on utilisait entre nous. On avait toute une langue rien qu'à nous trois, à l'époque. Et on aurait sûrement dû avoir le monde à nos pieds. Mais j'suis pas née comme ça, c'est con. On aurait jamais pu être heureux ensemble, parce que si je m'étais pas cassée, je serai encore plus morte qu'aujourd'hui.

Flora recula. Elle crut avoir pris un coup. L'humiliation était totale. Son sourire avait disparu depuis quelques minutes déjà mais la douche froide reçue par l'utilisation de leur langue secrète. Flora avait tout bien fait, elle avait été une sœur exemplaire. Jamais elle ne s'était disputée, jamais elle ne s'était opposée à elle. Elle l'avait toujours soutenue, même lorsqu'elle ne comprenait pas. Elle était allée jusqu'à s'opposer à ses propres parents.
Maria-Anastasia avait l'audace de réapparaître dans sa vie, de chercher le conflit au lieu de respecter sa peine et son choix. Elle avait toujours voulu avoir le dernier mot, elle avait toujours voulu décider de tout, contrôler sa sœur. Cette femme n'était plus sa soeur, elle les avait abandonné, et quand ça lui chantait elle décidait de réutiliser leur langue. Mais elle avait démissionné. Elle n'avait pas le droit de cracher sur les souvenirs heureux de Flora de cette manière.
Flora avait connu Maria-Anastasia sauvage mais pas cruelle. Et c'est cela qu'elle découvrait. Avant, elle aurait pris soin d'elle, aurait reconnu la sensibilité de Flora et n'aurait pas insisté, ne l'acculant pas au pied du mur avec violence.

Eh bien moi aussi j'ai changé.

"Tu n'as pas le droit..."

Elle pointait son index sur sa sœur et sa voix tremblait quand elle se rendit compte de l'incroyable indécence de sa position et du tutoiement. Se reprenant, essuyant les larmes qui avaient perlé à ses yeux. Surprise de sa propre colère, elle avait failli céder à un coup de sang.

La tristesse, c'est ça qui remplace la colère, l'indignation, l'incompréhension. J'connais pas la femme qui est devant moi, mais pendant cinq petite, minuscule secondes, j'retrouve ma Flora. La gamine fragile et sensible, que j'protégeais corps et âme. La petite qui disait pas un mot plus haut que l'autre, mais qui nous suivait toujours dans nos conneries. Oh, elle nous aurait suivi au bout du monde. J'sens mes propres yeux qui s'humidifie, mes larmes qui coulent aussi, mais j'comprends même pas pourquoi. J'ai ce flash à la con. Une connerie que j'avais dû faire encore. J'me souviens même plus quoi. Et j'revois Flo. Tu n'as pas le droit.

J'me secoue, je reprends mes esprits, j'essuie ces putains de larmes qui coulent sans qu'je sache trop pourquoi. P't'être parce que devoir partir, devoir abandonner ceux que j'ai toujours aimé plus que tout, ça a détruit une partie de moi. Une partie que j'ai accepté de laisser là-bas, avec eux, et qu'elle me ramène dans MON établissement, à des milliards de kilomètres de chez nous. C'est elle. Elle, qui a pas le droit, de venir dans MON chez moi, et de m'ignorer comme ça, comme si... Comme si j'existais pas. J'hoche la tête, désabusée, profondément dévastée.

- T'as raison. J'suis désolée.

J'voudrais me casser, là maintenant, mais j'suis figée sur place. Elle a confirmé qu'c'était bien ma Flo'. Mais c'est plus vraiment elle. Et ça, ça me brise de l'intérieur.

Qu'elle fut désolée n'arrangeait rien, surtout que Flora savait qu'elle n'en pensait pas un mot. Cependant cela suffit à éteindre les flammes et les larmes. La noble était en territoire ennemi et cette farce avait assez duré. Elle retint entre ses dents un souffle.

Pas moi.

Cette cruauté, cette méchanceté ne passa pas ses lèvres. Flora savait se maîtriser, mais elle s'en voulait de même penser ces mots. Pourtant elle n'avait aucune pitié ni aucune tolérance concernant sa propre sœur. La moisissure avait envahi les blessures et c'était ainsi qu'elles avaient cicatrisées. En laissant une trace indélébile de souffrance vaine et vicieuse.

Elle redressa ses épaules. Aucun des mots qu'elle pouvait cracher au visage de Maria-Anastasia ne la ferait repenser ses actes, elle n'avait jamais été comme ça. Elle n'avait jamais pensé aux autres. Ni l'abandon de Flora, ni le rejet de Rafaël, ni le deuil d'une sœur triplée, rien ne l'avait arrêté.

"Très bien." dit-elle, plus en une conclusion brutale qu'en une acceptation des excuses. Son ton claqua alors que sa voix tremblait, comme une sentence, comme si elle avait compris quelque chose. Elle n'avait plus rien à faire ici.

Flora s'arrêta, elle ressassait, ses pensées revenaient en boucle. Elle les fit taire, impérieuse. Son regard passa au travers de sa sœur, et elle la contourna d'un pas vif. Ses talons claquaient. Elle n'avait plus qu'à récupérer son escorte, les laisser payer. Elle les attendrait dans leur vaisseau s'il le fallait.

Sa réaction me fait serrer les dents. Pouffiasse. Putain, j'y crois pas. Et voilà qu'elle se barre, comme ça. Merde, j'avais jamais envisagé que j'allais la revoir un jour, mais j'me serai jamais attendue à une réaction comme celle-là. Pas de sa part à elle. Et maintenant qu'elle est là, et qu'on évolue dans un milieu pas si différent - celui de la haute noblesse - on va certainement être amenées à se recroiser. Gé-nial. J'aurais préféré garder les souvenirs nostalgiques de la fille douce, gentille, celle que j'aimais tant. Pas cette connasse superficielle qui se contente d'un "très bien" qui pourrait aussi bien avoir été directement un "mais ta gueule, j'en ai rien à foutre". J'ai qu'une hâte : qu'elle se casse de mon établissement. Et pourtant, j'ouvre encore ma gueule.

- Comment va Raf ?

Merde, tu pouvais pas juste la laisser se casser ?

Flora ne pouvait décidément pas faire un esclandre public. Elle n'était pas du genre à laver son linge sale en public. Et elle décida de considérer Maria-Anastasia avec moins de dureté. Elle savait que ça ne durerait pas, que la rancœur et la tristesse reviendraient aussitôt après. Mais l'une d'entre elle devait se montrer adulte et mature. Alors qu'elle marchait d'un pas énergique elle se retourna.
Son masque de contrôle tomba, un air désolé prit le dessus sur cet air neutre mais royal qu'elle lui opposait.

"Maria-Anastasia."

Le mot se brisa dans sa bouche, combien d'années avait-il tourné seulement en pensées, s'interdisant de passer ses lèvres. Sa voix était douce.

"Je n'aurais pas du venir ici. Ce n'était pas mon intention, par ignorance j'ai commis une erreur. J'en suis sincèrement désolée"

Elle s'en voulait d'ailleurs mais continua sans marquer de pause.

"Vo... tu es partie."

Ses sourcils se froncèrent et l'effort qu'elle fit pour ne pas pleurer crispa tout son visage. Elle s'apaisa, un sourire peiné remplaça la souffrance.

"Voilà de cela des années. Tu as brisé Rafaël, notre famille. C'est du passé. Tu as décidé de tuer ma sœur, alors j'ai fait mon deuil. Rafaël aussi. Et tu n'as plus le droit ni de l'appeler par son surnom ni de me poser des questions. Je ne te pardonnerai jamais. Tu comprends n'est-ce pas. Maria-Anastasia n'existe plus et peu importe qui tu es, tu m'es étrangère. Aussi durs soient mes mots, je préfère que nous en restions là. "

Entendre mon ancien nom prononcé me fait un putain de choc. Ca me vrille des pieds à la tête, j'ai l'impression que j'vais tomber dans un gouffre sans fond. C'est pas moi. C'est plus moi. Je l'écoute sans rien dire, mais ses mots, là, ils me mettent en colère. Franchement en colère. Ils savaient. Raf et elle, ils savaient que cette vie était pas pour moi. Il savait que j'allais en crever. Putain de merde.

- Putain Flora, t'es devenue comme eux. T'es devenue comme eux, et... Putain. Tu sais très bien pourquoi, tu sais tout. Tu savais tout. De moi, de nous, de ce qui se serait passé si Maria-Anastasia était restée. T'es plus intelligente que ça. T'es trop intelligente pour t'être laissé piégée par ce voile à la con. Merde, c'est pas vrai. T'aurais jamais dû venir ici, dans cette foutue galaxie. T'aurais jamais dû. Ils vont te bouffer, Flora. Ils vont te bouffer comme ton monde l'a déjà fait.

Comme eux.

Cela tira un sourire las à Flora. Elle reconnaissait là sa sœur 24 ans après, ses dents accrochées sur ce "eux". Flora n'avait jamais été l'intelligente de la famille, ça c'était Maria-Anastasia. Le malin était Rafaël. Flora était la douce. Autour, certains pensaient que Flora était un oiseau enfermée mais elle appréciait sincèrement sa vie et le monde dans lequel elle évoluait. Elle ne se sentait pas voilée, pas dévorée. C'était elle, c'était son monde. Elle avait bien fait comme si elle aussi souffrait et comprenait sa sœur lorsqu'elle était jeune, hochant la tête à ses tourments, mais à dire vrai elle se sentait bien où elle était.

Tu vas devoir faire avec. Je suis là maintenant.

Elle ne s'était même pas retournée. Les mots perfides de sa sœur ne la feraient plus pleurer. Elle ne se remettrait pas en question, ce n'était plus une adolescente impressionnable, elle avait plus de 40 ans, une famille et un métier. Et Maria-Anastasia n'en savait rien. Elle jugeait vite et promptement. Et à voix haute.
Flora sentit une force tranquille, ce n'était pas comme ça que Maria-Anastasia pouvait l'ébranler. Elle ne pouvait plus l'ébranler puisque Flora ne l'estimait plus. Elle avait sauvé sa vie en échange de son honneur, Maria-Anastasia n'avait jamais été impériale, pourrie gâtée peut-être, droguée sans doute, sauvage et fière sûrement. Impériale certainement pas.

Les yeux de Flora se voilèrent.

"Adieu."

Elle appuya sur le bouton d'alerte pour que son escorte vienne la chercher.

J'hausse les épaules en seule réponse. Ca vaut même pas la peine que je lui dise quoi que ce soit. Elle en a rien à foutre. Elle en a plus rien à foutre. Et faut que j'sorte de là. Que je m'enfile une dose de venin, que j'fume un joint ou deux, ou six. Que j'me noie dans le travail, et que j'appelle Rob. Ou Gaël. Les deux. Y en aura bien un qui va répondre, pas vrai ? J'ai plus rien à dire à cette fille. On n'est plus des soeurs, on se connait pas. Elle me connait pas et elle se croit tellement mieux, tellement supérieure, tellement parfaite. Même mon établissement est pas assez bien pour son petit cul de princesse.

Mais j'aurais préféré jamais la revoir. J'me sentais curieusement en sécurité là, loin de cette famille que j'ai fuit. C'est pas Flo ni Raf que j'ai fuit, bien sûr. C'est les autres. Eux. Mais eux, c'est devenu Flora et Rafaël. Et elle, elle m'a totalement zappé, oublié, rayé de la carte. J'aurais pu ouvrir ma porte, on aurait pu tomber dans les bras l'une de l'autre, parler du passé, se comprendre, pleurer ensemble, et construire un truc. Maintenant qu'elle est là aussi, maintenant que... Merde, merde et merde. J'tourne les talons sans un regard en sa direction, et je sors par la porte réservée au personnel. J'demanderai à un de mes gars de s'assurer qu'elle s'est bien cassée.

Une fois arrivée dans sa minuscule et vétuste cabine, Flora enleva ses bijoux, lava son visage en fuyant son reflet. Elle envoya un message à son mari, lui donner quelques nouvelles banales.
Elle s'assit sur sa couchette et la corde lâcha. Un gémissement très bas sortit de sa poitrine. Elle ne devait réveiller personne, ne faire aucun bruit. Des sanglots silencieux la secouèrent des pieds aux cils. Ses larmes inondèrent son visage tandis qu'elle tremblait. Son visage était crispé dans une expression de souffrance. Elle ne bougeait pas, sachant au fond d'elle que les larmes finiraient par se tarir, refusant de bouger pour avoir l'air encore plus pathétique. Elle cacha son visage dans ses mains, honteuse de s'écrouler comme cela.
La crise passa, elle pleurait toujours mais ses glandes lacrymales fatiguaient. Elle appela alors Rafaël pour tout lui raconter et trouver un réconfort passager.

Elle se reprendrait elle en était sûre. Peut-être s'endurcirait-elle même si elle en doutait. Pourtant elle n'avait pas le choix. Personne ne devait savoir et elle s'en voulut d'être aussi sensible. Elle éviterait le Crust comme la peste dorénavant en espérant ardemment ne plus jamais rencontrer cette maudite femme.

Flora ne ressentait plus autant de colère mais une résignation déterminée. Elle n'était pas une femme puissante et forte mais un roseau qui n'en imposait pas mais ne pliait non plus.