Don't let us die [Hannabeth & Jezabel]

Nous y étions. L'accouchement n'est plus guère qu'une question de jours, peut-être de semaines. Je me sens absolument épuisée, éreintée, éteinte. Je demeure la plupart du temps enfermée dans ma cabine ; fort heureusement, il a été décidé quelques jours auparavant que nous allions faire escale dans le trop peu connu Crumbs of Stars. Là, j'ai réservé une des salles privées pour y retrouver ma jeune soeur, Hannabeth. Je ne suis guère tranquille ; elle va enfin me donner sa décision finale quant à l'avenir de mon fils. Mon fils. Je refoule à grande peine la détresse qui veut percer ma poitrine. Quelle que soit sa décision, il me sera difficile de l'accepter et de vivre avec. Le moment sera déchirant, quoi qu'il advienne.

Nous arrivons enfin, et le Némésis s'arrime au Crust avec beaucoup de dextérité. J'ignore si l'Albatros est d'ores et déjà présent ; je le saurais bien assez vite. Le pas trainant, je suis certainement l'une des dernières à quitter le vaisseau. Mes hommes vont profiter de notre séjour afin de se détendre comme ils le méritent. Quant à moi, je vais tâcher de faire face au futur. Accompagnée par l'un des serveurs je demeure un instant silencieuse devant l'entrée de la salle. Je suis seule ; je voudrais le demeurer à jamais. J'ignore si Hannabeth m'attends à l'intérieur. Alors, après de longues minutes, j'entre enfin.

Les dernières semaines avaient été difficiles, entre peur, incertitudes et frustrations. Elle l'était néanmoins un peu moins depuis qu'elle avait enfin définitivement arrêté sa décision, au moins. Hannabeth avait d'ailleurs un grand brun au tatouage d'oiseau à remercier pour ça.

Quoi qu'il en soit, dès que le doute n'avait plus eu sa place dans son esprit, la blonde avait envoyé un message à sa soeur afin de lui donner rendez-vous. Le Crust avait été choisi comme étant le meilleur endroit, stratégiquement et géographiquement parlant, et c'est donc dans l'une des salles privées du grand vaisseau touristique que la capitaine de l'Albatros attend aujourd'hui. Les bras croisés, elle regarde par la baie vitrée l'espace et la planète en contrebas autour de laquelle le Crust est en orbite. Son ventre est noué, mais son visage reste de glace et ses épaules droites. Si elle appréhende la réaction de sa soeur à l'annonce de sa décision, plus rien ne pourrait la faire changer d'idée maintenant et Hannabeth se retranche donc derrière un masque de conviction.

Lorsque la porte s'ouvre pour laisser entrer Jézabel, la blonde se retourne et s'avance vers elle avec la même prestance que si elles étaient là pour régler une affaire entre capitaines. Elle est plus à l'aise avec cette attitude que celle qu'on prend normalement pour gérer les affaires personnelles, de toute façon. Hannabeth ne peut néanmoins s'empêcher un léger sourire en coin lorsque ses yeux tombent sur le ventre de sa soeur.

"Jez. Comment tu vas?"

Hannabeth est d'ores et déjà à l'intérieur ; elle se lève aussitôt qu'elle me voit entrer, et il me faut prendre une grande inspiration pour franchir les mètres qui nous séparent.

- Hannabeth, dis-je simplement.

Je referme la porte derrière moi, et nous voilà seule face à face, au coeur de cette ambiance qui pèse bien lourd sur mon coeur. Je songe un instant à lui mentir quant à mon état ; cela me semble instantanément profondément inutile. Mon visage n'est guère celui d'une femme épanouie et heureuse.

- Epuisée. Tout cela n'est plus guère de mon âge. Et toi ?

Instinctivement, je pose une main sur mon ventre, et j'offre un pauvre sourire à ma jeune soeur. Nous sommes ici pour aborder un sujet bien particulier ; je ne me sens guère la force de lancer la conversation. J'espère qu'elle saura franchir le pas. Je me dirige par la suite vers le premier fauteuil que je croise.

- Si tu n'y vois guère d'inconvénient, je m'assieds. Les stations debout sont d'une extrême pénibilité, avec ce trésor en moi.

Les sièges ici sont confortables et je pousse un soupire de soulagement lorsque je puis m'affaler dans l'un d'entre eux. Ma main, quant à elle, ne quitte guère la peau tendue de mon ventre. Parfois, je le sens qui s'active en mon sein. Il est fort vigoureux ; nul doute qu'il s'agit là d'un réel Alvarez digne de porter ce nom.

Elle laisse sa soeur prendre place avant d'en faire de même, dans un siège face au sien. Jézabel semble en effet épuisée et ses traits tirés doivent également cacher plusieurs angoisses, mais Hannabeth n'ajoute rien à ce sujet. Elle sait détenir la réponse qui, si elle en apaise certaines, ne fera qu'en créer d'autres.

"Au moins, vous allez bien tous les deux. C'est l'important."

Elle tente de lui offrir un sourire rassurant, mais ne doit pas être des plus convaincante. L'éléphant dans la pièce est beaucoup trop présent pour que quoi que ce soit qu'elles disent n'en soit teinté. La blonde pousse donc un soupire. Aussi bien attaquer le sujet de front, d'entrée de jeu. Tourner autour du pot n'aidera rien ni personne, bien au contraire.

"Je ne te ferais pas attendre plus longtemps alors."

Hannabeth prend le temps d'inspirer et de redresser les épaules afin de se donner du courage.

"J'ai pris ma décision. Mais avant tout, j'tiens à te rappeler que peu importe ce qui se passe, je serais là. J'te laisserais pas surmonter les épreuves à venir toute seule."

Elle hésite un instant à prendre les mains de sa soeur dans les siennes, mais garde les siennes posées sur ses genoux, poings serrés.

"Je ne vais pas accepter ta demande. Ton fils grandira auprès de toi. Je crois sincèrement que c'est la meilleure option pour lui, indépendamment de toi et moi. Parce que son bonheur et sa sécurité, ce sont les seules choses qui comptent au final."

Fort heureusement, elle a l'extrême bienveillance de ne point me faire attendre. Il me semble que le silence et l'ignorance, qui ont perduré tous ces mois durant, vont finir de m'achever. Je ne sais que trop bien qu'il n'y a guère de bonne solution, que quel que soit son annonce, cela me fera terriblement mal. La souffrance est d'ores et déjà présente, au creux de ma poitrine ; tant et si bien que j'ai songé à plusieurs reprises que l'interruption de grossesse aurait pu être bien plus adéquate, pour moi, comme pour l'enfant.

Elle m'assure qu'elle sera présente à mes côtés en tout instant, et... Elle m'annonce son refus. Le poids dans mon ventre et sur mes épaules s'intensifie ; j'ai la sensation de vieille de plus de dix ans de secondes en secondes. Je demeure silencieuse un long moment, le regard baissé, mon poing serré contre mon ventre. Mon fils, à la portée de l'assassin. Mon fils... Un premier sanglot secoue mes épaules. Silencieusement, j'enfouis mon visage au creux de mes mains, et je me laisse aller à ma peine, profonde et intense. Je me recroqueville sur moi-même, autant que mon ventre gonflé me le permet, et mon corps tout entier est secoué de longs sanglots toujours silencieux.

La réaction de Jézabel est difficile à voir et lui déchire la poitrine, mais Hannabeth se refuse à fermer les yeux ou détourner le regard. Elle savait que sa réponse allait provoquer une réaction violente chez sa soeur, mais entre le savoir et le voir, il y a un monde. Pour être complètement honnête néanmoins, elle reste persuadée que si elle avait accepté la demande de Jézabel, sa réaction comme tout le reste auraient été bien pires. Les larmes viennent embrouiller sa vue à elle aussi, alors qu'elle serre la mâchoire et les poings.

La blonde se lève alors lentement et vient s'agenouiller devant Jézabel, l'entourant alors de ses bras pour la serrer contre elle. Hannabeth a l'impression d'être la cause de la souffrance de sa soeur même si objectivement ce n'est pas réellement le cas. Il est donc particulièrement étrange qu'elle tente de la consoler, comme si elle n'en avait pas le droit. Elle voudrait donc s'excuser, mais ce serait un mensonge. Si elle est en effet désolée de la voir ainsi, elle ne regrette pas un instant sa décision. Aussi, la blonde ne dit rien, se contentant d'être là et de soutenir sa soeur, comme promis, aussi futile son geste soit-il et en espérant qu'un jour, Jézabel aussi soit convaincue qu'elle a fait le bon choix.

Après un instant, ma jeune soeur se joint à moi, m'enserre dans ses bras. Nous pleurons ensemble, comme deux enfants qui viendraient de vivre un drame. A mes yeux, la naissance de mon fils en est une. Je ne puis que songer à tout ce que cela implique. Si je ne suis guère à la hauteur ? Si je venais à m'éteindre dans les années à venir ? S'il souffrait ? Comme une réponse à mes craintes silencieuses, je reçois quelques coups de pieds en mon ventre. Instinctivement, je me redresse. Toujours sans un mot, je prends délicatement la main de ma soeur, et vient la poser à l'endroit où l'enfant s'exprime. Mes joues sont ravagées par les larmes ; il me semble que je ne puis prononcer le moindre mot, et pourtant, je parviens à prendre sur moi.

- Je... J'espère que cette décision sera la meilleure pour lui, Hannabeth. S'il n'y survit pas, je n'y survivrai pas davantage.

Jézabel vient prendre sa main et la poser sur son ventre. La blonde sent alors les mouvements du bébé sous la peau tendue de sa soeur et elle en perd le souffle. Son expression passe de la surprise à l'émotion alors que dans sa poitrine, quelque chose qu'elle n'a jamais ressenti auparavant et qu'elle ne parvient pas à nommer semble éclore. Quelque chose de vif, d'intense et d'irrévocable. Une larme coule sur sa joue et elle vient poser son autre main par-dessus celle de sa soeur, la serrant avec force entre ses doigts.

L'émotion l'empêche un moment de répondre à Jézabel, mais elle finit par essuyer sa joue du revers de la main avant de planter ses yeux clairs dans les siens. Dans ceux-ci brille une flamme faire de conviction. Elle n'a plus le droit au doute, désormais.

"Elle l'est. Il y survivra, et toi aussi."

La blonde serre de nouveau les doigts de sa soeur puis, au bout d'un moment ainsi immobiles, un rire teinté d'un bonheur incrédule vient percer ses larmes et elle caresse doucement du pouce l'endroit ou le pied du bébé vient frénétiquement pousser.

"Sais-tu comment tu souhaites l'appeler?"

Je ne me sens guère plus soulagée ; néanmoins, l'émotion de ma jeune soeur, les coups de mon bébé, et malgré tout, un certain soulagement égoïste de savoir qu'il demeurera près de moi, viennent progressivement surpassés le reste. Au travers de mes larmes, je souris également, mes mains toujours apposées sur ma peau tendue.

- Jaeven. Jaeven Alvarez de Cassagnac. Qu'en penses-tu ?

J'abaisse légèrement la tête, et prend une grande inspiration. Il allait me falloir du temps, afin d'accepter cette décision. Peut-être en voulais-je à ma soeur, pour l'heure. Cependant, je n'en montre rien ; elle n'est pour rien dans le flot d'émotions qui m'envahit. Elle ne mérite guère de recevoir ma haine. Pas cette fois-ci.

- Puisque tu ne veux guère être sa mère... Accepterais-tu au moins de devenir sa marraine ?

Jaeven. Le nom résonne en elle avec force, trouvant un écho parfait avec ce qui a éclos en elle plus tôt, se solidifiant l'un à l'autre tel un monument inébranlable à l'intérieur d'elle même. Ce petit être n'est pas encore au monde qu'il est profondément aimé. Hannabeth se penche alors vers le ventre de sa soeur, approchant son visage, puis vient souffler les paroles suivantes avec une douceur que très peu lui connaissent.

"Hey, Jaeven. Je suis ta tante, Hannabeth. Ta maman et moi, on t'aime déjà si fort, tu sais ça?"

De nouvelles larmes coulent sur ses joues, impossibles à retenir, alors qu'un nouveau rire doux vient s'échapper d'entre les lèves de la blonde. Les paroles suivantes de sa soeur la prennent néanmoins par surprise et Hannabeth bute sur les mots lorsqu'elle tente de lui répondre.

"Je... tu veux que... Oui, bien sûr que oui, j'accepte."

La confusion et l'émotion se mélangent sur ses traits alors qu'elle prend la pleine mesure de la proposition. Elle-même avait promis à sa soeur qu'elle ferait pleinement partie de la vie de son fils, dans l'éventualité où elle acceptait de l'élever comme le sien, mais rien ne lui avait garanti l'inverse si elle refusait sa demande. Incertaine, comme par peur d'avoir mal compris les implications qu'entend Jézabel concernant le fait d'être la marraine de son fils, la blonde demande :

"Tu... veux que je fasse partie de sa vie?"

Je suis profondément touchée par les paroles de ma jeune soeur ; la douceur, l'amour, la bienveillance, et cet instant que nous partageons ensemble, me permettent d'oublier un court instant ma peine, ma douleur, mes craintes et mes angoisses. La difficulté des mois à venir ne me semble guère être qu'un mauvais rêve, duquel je me serai réveillée à l'instant. L'enfant répond aux paroles de sa tante par quelques nouveaux coups de pieds qui m'arrachent une très légère grimace. S'il se montre aussi vif avec ses adversaires, il sera un redoutable combattant. La confusion d'Hannabeth m'arrache un sourire amusé. J'attrape ses deux mains dans les miennes.

- Je souhaite que tu fasses partie de nos vies, Hanna. Que tu puisses être présente lors des moments importants, que tu vois grandir Jaeven, et vieillir Jillian.

Je prends une grande inspiration, peu certaine des implications futures que sous-tendent mes paroles. Pourtant, depuis que ma jeune soeur a soumis l'idée que je puisse faire partie intégrante de sa vie, de celle de mon fils, s'il avait été le sien, j'ai longuement réfléchi. Il suffit des faux semblants et autres efforts éreintants qui nous maintiennent à distance l'une de l'autre.

- Si tu es la tante de mes enfants, je ne puis être ton ennemie. Il me faut être ta soeur. Ta grande soeur.

Hannabeth ne dit plus rien. Elle entend les paroles de sa soeur, mais n'en comprend réellement le sens qu'à retardement. Elle reste un long moment interdite, sur ses gardes, comme si elle avait peur, au final, d'avoir bien compris ce que Jézabel vient de lui dire. Lorsqu'on a eu trop mal, on apprend à se protéger. La capitaine de l'Albatros, elle, pour éviter de souffrir de nouveau, s'est promis de ne plus jamais laisser les autres s'approcher de trop près pour ensuite la blesser. Cela implique aussi de ne plus attendre des autres ce que son coeur désire, et d'étouffer ses dits désirs.

Puis, un nouveau coup de pied de Jaeven vient détourner son attention, ramenant ses yeux sur le ventre de sa sœur et leurs mains entrelacées. Alors, les yeux d'Hannabeth s'emplissent de nouveau de larmes et son masque craque enfin, après tant d'années à tenir le coup malgré les tempêtes. Ses épaules s'affaissent et elle enfouit son visage dans ses bras et dans ceux de sa sœur. Incontrôlables, des sanglots la secouent comme autant de tremblements de terre. Ses mains s'accrochent à sa sœur avec l'urgence qu'ont les enfants dont le cœur a été brisé. Parce qu'en cet instant, Hannabeth Alvarez n'est plus la fière, froide et forte Capitaine pirate qu'elle hurle être à la face du monde entier. Elle est cette petite fille qui n'a jamais voulu qu'une seule et unique chose : que sa grande sœur l'aime.

La réaction profonde et sincère de ma jeune soeur m'émeut au plus haut point. Face à ses sanglots, mes propres larmes se mettent à nouveau à couler sur mes joues, en silence. Je m'approche davantage d'elle, afin de pouvoir la serrer à mon tour dans mes bras. Ce que je ressens au travers des pleurs de ma soeur m'ébranle intensément ; il me semble que, pour la première fois, je réalise la souffrance qui fut la sienne, et qu'elle a conservé en elle tout ce temps. J'appose une de mes mains sur son crâne, et je le caresse avec une douceur infinie ; en sommes, comme je suis capable de le faire pour mes enfants. Pas uniquement pour mes enfants : pour ma famille. Et il se trouve qu'Hannabeth fait pleinement partie de ma famille.

Je ne puis promettre que nous formerons une famille parfaitement saine et fonctionnelle ; je ne puis guère davantage espérer qu'il n'y aura point d'accrochages, de disputes, de guerres entre nous. En revanche, désormais et jusqu'à la fin de mes jours, j'essaierai autant que faire se peut d'être la soeur qu'il m'aurait fallu être depuis la naissance d'Hannabeth. Au fond de moi, je crains par-dessus tout de partir de la même manière que notre mère : sans lui laisser une seule chance d'obtenir l'amour qu'elle cherche depuis toujours. Je dépose un baiser au sommet du crâne de ma soeur. Là, dans l'intimité de ce moment, les mots me viennent avec naturel.

- Je t'aime, Hannabeth.

Elle qui a horreur de montrer ses faiblesses. Elle qui préfère frapper de ses poings plutôt que de laisser les larmes couler. Elle qui n'a jamais réellement pu pleurer comme une enfant. Elle qui croyait avoir fait son deuil de sa famille. Elle qui avait juré de ne plus jamais aimer à ce point...

Malgré tout ce qu'elle est, Hannabeth semble inconsolable pendant de longues minutes. Les sanglots se calment néanmoins au bout d'un moment, alors que l'épuisement et l’hébétement la saisissent. Elle réalise alors ce qui vient de se passer et en reste sous le choc. Elle ne s'était pas attendue à se briser ainsi aujourd'hui. Elle ne croyait même pas possible de se retrouver dans cet état. Pourtant.

La blonde se redresse, les yeux rougis et les mains maladroites, comme si elle ne savait pas quoi faire de cs nouvelles émotions qui ont percé son cœur après trop d'années d'enfermement. Elle essuie alors ses joues baignées de larmes du revers de la main et, toujours agenouillées devant sa soeur, parvient enfin à lui répondre.

"Je t'aime aussi, Jézabel."

Elle l'a toujours aimé. Tellement fort. Au-delà de sa colère, au-delà de sa fierté et de ses résolutions aussi. Au-delà de la raison. Lentement, Hannabeth se lève puis vient prendre place sur le canapé près de sa soeur, prenant sa main dans la sienne. Sa soeur. Alors elle demande ce qu'une soeur aurait dû savoir depuis longtemps.

"Parle-moi de ta grossesse. Comment ça se passe?"

Je demeure souriante, apaisée, et je tâche de laisser de côtés mes craintes et autres appréhensions. Jamais je n'avais prononcé de telles paroles à l'intention de ma jeune soeur, et cela a pour effet de dispenser une chaleur bienfaisante en mon coeur. Nos mains ne se lâchent plus guère.

- Pour être parfaitement honnête avec toi, cela n'est guère aisé ; mes deux premières grossesses avaient d'ores et déjà été compliquées. Celle-ci, avec mes tracas et mon âge bien trop avancé pour donner la vie, me semble pire que les précédentes. Le moindre effort devient complexe et je suis en permanence épuisée. Je ne puis qu'espérer qu'il me sera possible de la mener à son terme, et que l'accouchement se déroulera sans difficultés. Je l'appréhende grandement.

Je ne puis que me souvenir des mes deux premières grossesses. Si celle de Jillian s'est relativement bien passée, celle de Jayn a manqué de nous arracher la vie, à elle comme à moi. J'étais jeune et forte, à l'époque. Je ne me considère point comme étant faible, mais Jadis m'a plus d'une fois déclaré qu'une grossesse tardive comme celle-là comprenait plusieurs risques. Pourtant, j'ai choisi de garder l'enfant. S'il survit, j'imagine qu'il s'agira d'une belle victoire.

Son masque de protection ayant éclaté en morceaux, les souvenirs de son enfance et de leur mère lui reviennent en mémoire avec une violence pire qu'à leur habitude. Elle ne souhaite néanmoins pas les revivre maintenant, voulant plutôt vivre de nouvelles choses avec sa soeur, alors elle se concentre sur elle pour tenter de les tenir à l'écart. Les dernières paroles de Jézabel éveillent d'ailleurs l'inquiétude chez elle et Hannabeth fronce les sourcils.

"Qu'est-ce que pense Jadis à ce sujet? Pour l'accouchement?"

Elle sait que les grossesses précédentes de sa soeur ont été difficiles, et autant elle craint pour la vie du bébé, autant elle s'en fait aussi pour celle de Jézabel. La blonde n'est pas particulièrement bien renseignée sur les implications médicales d'une grossesse tardive comme la sienne, mais elle sait que les risques sont plus grands. L'idée de perdre sa soeur, alors là même qu'elles parviennent enfin à mettre leurs dernières barrières de côté, lui cause une angoisse sourde dans la poitrine. Elle sait déjà que cette dernière ne disparaîtra pas au moins avant qu'elle n'ait reçu la nouvelle comme quoi l’accouchement s'est bien déroulé et que sa soeur comme Jaeven sont en bonne santé.

Je ne lâche guère les mains de ma jeune soeur.

- Jadis se montre admirable. Elle est fort présente, à l'écoute et pour l'heure, elle demeure optimiste quant au déroulement des évènements. L'enfant est en excellente santé, et si nous ne sommes point à l'abri de complications diverses, nous conservons une chance raisonnable que cela survienne sans réels drames. Bien entendu, elle me trouve épuisée, mais les risques finaux devraient être plus élevés pour moi que pour mon fils, si je parviens à mener la grossesse à son terme.

Je prends une grande inspiration.

- Néanmoins, sache que je ne souhaite nullement donner la satisfaction de me voir périr au traitre qui demeure encore aujourd'hui à mon bord. Aussi, ne te fais guère de mauvais sang.

Hannabeth est quelque peu rassurée, mais l'inquiétude ne la quitte toujours pas. Elle sourit néanmoins à sa soeur pour la rassurer, ne souhaitant pas que ses propres angoisses viennent s'ajouter au poids des siennes sur ses épaules. Elle en a suffisamment comme ça, et son rôle à elle est d'être là pour la soutenir.

"Bien. J'suis certaine que l'accouchement se passera bien alors. Jadis est une excellente médecin, mais surtout, tu es forte Jez. Y a pas le tiers des gens dans cette foute galaxie qui auraient survécu à la moitié de tout ce que t'as vécu."

Nouveau sourire, teinté de fierté et d'une note d'espièglerie cette fois.

"Et Jaeven est un Alvarez lui aussi. On se bat, on abandonne jamais."

Elle serre la main de Jézabel dans la sienne avec affection, puis prise d'une inspiration soudaine et toujours pleine des émotions qui ont rougis ses yeux par les larmes, elle se penche vers le ventre de sa soeur et ajoute avec un léger rire dans la voix :

"Tu m'entends, crevette? Y a beaucoup trop de bêtises que j'ai à t'apprendre pour que tu préfère baisser les bras. J'te jure, ça va rendre ta mère chèvre, tu vas adorer."

J'acquiesce, satisfaite par les paroles de ma jeune soeur. Il est vrai que nous, les Alvarez, sommes une famille forte et emplie de ressources qui feraient frémir de honte les plus valeureux des hommes. Nous sommes implantés en Dorado depuis sa découverte et sa conquête ; ainsi, si nous devons nous éteindre un jour, ce sera avec lui que nous périrons. Quelle fin héroïque pour nos descendants ; connaître l'anéantissement de la galaxie toute entière, à bord du Némésis devenu légende au-delà même de nos frontières !

- Voilà des paroles fort sages ; celui qui saura mettre un Alvarez à terre n'a guère vu le jour.

Puis, elle se penche vers l'enfant qui grandit en mon sein. Si ses paroles me surprennent de prime à bord, je ne puis retenir un rire sincère et étrangement léger au vu des circonstances. Je caresse mon ventre et baisse la tête en sa direction, afin de m'adresser à lui, à mon tour.

- Oh, des bêtises, tu en feras, cela est certain. N'oublie cependant guère d'être aimable avec ta vieille mère, mon ange. Ne laisse point ta tante me provoquer une attaque cardiaque.

Je relève par la suite mon regard en direction de ma jeune soeur.

- Il s'agit du premier de mes enfants qui sera autant au centre de toutes les attentions ; il n'aura guère une, mais deux mamans ; un père, qui, je le sais, saura l'aimer à sa manière. Et par-dessus tout, il aura une merveilleuse tante.

Ce doit être la prenière fois que Beth rit de manière sincère devant sa soeur depuis au moins 25 ans, si ce n'est plus. En prendre conscience est étrange et la met un instant mal à l'aise, mais lorsque Jézabel rit elle aussi, elle se détend un peu. Elle a l'impression de découvrir une nouvelle personne, elle elle se dit que ce soit être tout aussi vrai du point de vue de sa soeur. La blonde serre donc un peu plus la main de Jézabel quelques seconde pour lui signifier qu'elle apprécie réellement ce moment si particulier qu'elles partagent.

Puis, là capitaine du Némésis prononcé de nouvelles paroles qui font coincer les mots dans la gorge d'Hannabeth. Elle ne verse pas de nouvelle larme d'émotion, mais ses yeux expriment à quel point elle est touchée.

"Merci. Merci de me permettre ça."

Elle inspire un bon coup puis, désireuse de ne plus craquer de nouveau, saute sur l'opportunité pour ramener le sujet sur Jézabel et sa vie de famille avec une touche d'humour bien à elle.

"Deux mères tu dis? Toi et Nadya avez enfin cessé de prétendre ne pas avoir de sentiments pour l'autre?"

Quelques mois auparavant, cette situation aurait été profondément inenvisageable. Comment aurais-je pu songer un seul instant permettre à ma jeune soeur de faire irruption ainsi dans mon quotidien ? Aujourd'hui, tout cela a changé. Je ne peux point discuter son jugement quant à mon fils et l'avenir qu'elle le condamne à avoir. En revanche, puisqu'elle en a tout de même montrer l'intérêt ainsi que le désir, il me semble adéquat d'enfin accepter qu'elle puisse faire partie intégrante de notre famille. Jaeven sera l'enfant qui unifiera la famille Alvarez ; ainsi, lorsque je m'éteindrai, lorsque mon si beau visage ne sera plus que froideur morne, il saura où chercher un réconfort certain. Et puisque Jillian est d'ores et déjà destinée à hériter du bien familial le plus précieux, je puis ainsi espérer ne point laisser mon fils désoeuvré. Mon fils. Seigneur. Mon fils. Je souris avec tendresse à ma jeune soeur.

- Tu avais raison, Hanna. Voilà bien longtemps que nous n'avons plus guère de raisons de nous battre, toi et moi. Les histoires passées, la haine et les ressentiments de maman ne concernent qu'elle.

Et lorsqu'elle évoque Nadya, je ne puis qu'être surprise. Je demeure bouche bée un instant.

- Que... Comment... Oh, qu'importe. Je songe à la demander en mariage prochainement. Bien entendu, cela demeure un secret entre nous. Tu es la première à le savoir.

La blonde lui offre un sourire entendu et vaguement moqueur lorsqu'elle semble se demander comment elle sait. Cela fait des années qu'elles se tournent autour, et même en étant distante, il aurait fallu qu'elle soit aveugle pour ne pas remarquer l'attirance entre elles. Surtout après les avoir vues ensemble lors de l'abordage du convoit trinitaire, quelques six mois plus tôt. Si Jézabel sait être plus discrète, le terme ne semble pas dutout faire partie du vocabulaire de Nadya. Hannabeth allait d'ailleurs la narguer à ce sujet, mais sa soeur lâche alors la bombe du mariage. Son expression passe alors à la surprise totale. Surprise pour l'engagement, bien sûr, mais aussi d'être la première au courant.

"En mariage? Jez... wow."

Elle ne trouve pas les mots, trop sous le choc et, bien qu'heureuse pour sa soeur, ne sait plus que faire de son trop plein d'émotions. Elle se passe alors une main dans les cheveux avant de rire, incrédule.

"Je suis heureuse que t'ai trouvé quelqu'un avec qui t'as envie de vivre ca. C'est... c'est dingue. Tu prévois le lui demander quand?"

Hannabeth vient à peine d'accepter d'avoir deux amants réguliers dans sa vie - deux hommes importants pour elle, mais qu'elle doute que sa soeur approuverait d'ailleurs -, et pour elle, c'est un énorme pas en avant. Alors l'idée du mariage... c'est à l'opposé de son monde. Mais elle peut comprendre que Jézabel puisse le désirer. Ou au moins essayer.

Cette fois-ci, cela est au tour de ma jeune soeur que d'être surprise. Je dois bien avouer que cette décision que j'ai prise récemment m'a moi-même étonnée. Je n'ai jamais été femme à m'engager sur ce plan ; j'ai toujours bien trop affectionner ma liberté de mouvements. Cependant, force est de constaté au regard des récents événements que j'ai bel et bien trouvé un être auquel je tiens davantage qu'à ma liberté.

- N'est-il pas ? Moi-même, je ne réalise qu'à peine cela. Cependant, je suis certaine de ma décision. J'ignore encore quand le ferai-je... J'imagine que rien ne presse, néanmoins, il me semble que les récents évènements m'ont fait prendre conscience de ce qui était réellement important à mes yeux.

Je lui souris avec tendresse. Je suis bien plus heureuse que je ne le songeais de partager cet instant avec elle, et égoïstement, son choix m'ôte un poids considérable des épaules, bien que la peur demeure ancrée en moi, sourde et incontrôlable. Elle ne partirait point que lorsque mon Jaeven aurait grandi, et saurait se défendre.

- Qu'en est-il de toi, Hannabeth ?

Je ne suis que trop consciente que ce choix l'a affectée également. Elle a eu l'opportunité de construire une famille, d'avoir un enfant. Elle demeure jeune, aussi, je ne perds guère espoir qu'elle parvienne à en avoir un, un jour, qu'il soit adopté ou biologique. Les mystères de la science ne se sont, après tout, guère entièrement dévoilés.

Hannabeth hoche la tête, toujours sous le choc de l'annonce de sa soeur. Jézabel va se marier. C'est presque irréel et la blonde à du mal à se l'imaginer. Elles vont surement faire une cérémonie devant tout l'équipage du Némésis. Y aura des fleurs et sa soeur aura assurément fait coudre des robes de haute couture et sera à se rouler par terre. Est-ce qu'elle sera invitée? Hannabeth ignore si leur nouvelle entente sur leur relation inclut ce genre de chose, et elle n'est pas encore certaine de ce qu'elle penserait de l'être ou non. Bon sang, c'est tellement étrange. Elle n'a pas l'habitude de considérer les questions concernant son implication dans la vie privée de Jézabel.

Perdue dans ses réflexions, elle réalise à retardement ce que lui demande sa soeur en retour. Elle grimace alors, la simple idée qu'elle puisse se marier lui paraissant infiniment absurde. Plus encore, celle de la possibilité d'être en amour la fait frissonner. En réalité, la capitaine de l'Albatros a tellement démonisé l'idée qu'elle ne peut probablement plus identifier ses propres sentiments en la matière, se forçant plutôt à tout rejeter en bloc dès que les risques de se rapprocher de ce genre de sentiments commencent à éclore. Justement, à la question de sa soeur, deux têtes qu'elle connait bien, l'une rousse et l'autre brune, viennent se rappeler à elle et Hannabeth serre les dents, agacée contre elle-même.

"Moi? J'ai mon équipage et ça m'suffit."

On y croit, ouais.

La déclaration de ma petite soeur me fait hausser un sourcil interrogatif. Hannabeth est une menteuse fort douée, et usuellement, lorsqu'elle souhaite dissimuler une information, il m'est impossible de le déceler. En revanche, cette fois-ci, je ne puis être dupe.

- Ton équipage, n'est-ce pas ? Je ne suis guère habituée à te dire cela, chère petite soeur ; cependant, il te faut savoir que cette fois-ci, tu mens fort mal.

Je lui offre un sourire légèrement moqueur, sans pour autant qu'il soit emprunt de méchanceté. De manière fort surprenante, je me sens moi-même particulièrement heureuse d'envisager que ma jeune soeur puisse enfin ouvrir son coeur à quelqu'un, et ne point se contenter de se murer dans son travail. Être capitaine, voilà une fort belle vocation, et il serait mentir que de prétendre que moi-même je n'y consacre point une grande partie de ma vie ; cependant, avoir des enfants, un amant, quelques instants pour faire place à ma vie personnelle, a toujours fait partie d'un équilibre que je juge comme étant nécessaire.

- Comment s'appelle ce mystérieux inconnu qui te rend rêveuse et te fait perdre ainsi tes moyens ?